La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?par Eric Farges Université Lumière Lyon 2 - 2003 |
2.1.b Des besoins sanitaires disproportionnésLa médecine pénitentiaire a longtemps été incapable, comme le rappelle Isabelle Chauvin, du fait de son émiettement, d'établir une statistique globale de l'état de santé des détenus, rendant ainsi difficile d'obtenir une vision d'ensemble140(*). Ce sont essentiellement les rapports sanitaires annuels élaborés par les Médecins inspecteurs de santé publique (MISP) pour chaque établissement pénitentiaire qui ont permis de cerner les pathologies présentées par la population pénale141(*). Au début des années quatre-vingt-dix, plusieurs ouvrages et rapports ont fait mention de l'état de santé déplorable de la population carcérale. Le Haut comité de la santé publique publie par exemple un rapport dans lequel il constate les « tableaux cliniques lourds » présentés par les détenus. Ceux-ci apparaissent liés à un double processus de fragilisation. Les personnes entrant en prison présentent, d'une part, un cumul des facteurs de risque et l'incarcération constitue, d'autre part, une aggravation des pathologies déjà présentes, et peut être la cause de certains troubles psychosomatiques. L'accueil des « nouveaux-arrivants » est un moment opportun pour réaliser un bilan des besoins sanitaires requis pour la prise en charge des détenus. Une enquête réalisée en 1997 sur l'ensemble des maisons d'arrêts qui accueillent la quasi-totalité des personnes arrivant du milieu libre, effectuée par la Direction de la recherche, des études et de l'évaluation et des statistiques (DRESS), permet d'avoir une bonne image des besoins de santé de la population détenue142(*). L'étude confirme la précarité des détenus puisque à leur arrivée en prison, 17,5% des entrants disent ne pas avoir de protection sociale, contre 0,3% pour la population générale. L'état de santé des arrivants nécessite de nombreux soins. Par exemple, 47,7% des entrants ont besoin de soins dentaires (non urgents). Beaucoup suivent des traitements médicamenteux devant se poursuivre en prison. Il s'agit le plus souvent d'asthme, de maladies cardio-vasculaires et d'épilepsie. Les détenus se caractérisent également par une forte fragilité en matière d'usages de substances. Sur cinq personnes arrivant en prison, près de quatre fument et près d'une consomme quotidiennement plus de vingt cigarettes. Un entrant sur trois déclare une consommation excessive d'alcool, définie comme supérieure ou égale à cinq verres par jour quand elle est régulière, et supérieure ou égale à cinq verres consécutifs au moins une fois par mois quand elle est discontinue. Près du tiers des entrants déclare une consommation prolongée et régulière de drogues au cours des douze mois précédent l'incarcération. Même si les drogues les plus fréquentes sont le cannabis, 12% des arrivants déclarent avoir utilisé une drogue par voie intraveineuse au moins une fois au cours de leur vie. Par ailleurs, à leur arrivée en prison, environ 7% des personnes déclarent bénéficier d'un traitement de substitution. Près d'un entrant sur cinq déclare un traitement en cours par un médicament psychotrope. Il s'agit dans la plupart des cas, d'un traitement par anxiolytiques ou hypnotiques. Enfin, l'association des substances, mais aussi des différentes consommations à risque (tabac, alcool, psychotropes, etc.), est très fréquente (28%). De nombreux détenus sont atteints de troubles mentaux à leur arrivée, ainsi près d'un entrant sur dix (8,8%) déclare avoir été régulièrement suivi par un psychiatre ou un psychologue au moins une fois par trimestre ou avoir été hospitalisé en psychiatrie dans les douze mois précédent son incarcération. Globalement, 4% des entrants déclarent un traitement par antidépresseurs et 3,5% un traitement par neuroleptiques, proportions nettement plus élevées que celles observées dans la population générale (avec respectivement 2 et 0,7%). Les personnes entrant en prison cumulent donc les facteurs de risque, comme l'affirme l'étude de la DREES. En revanche si certaines pathologies préexistent à l'incarcération, beaucoup ne sont que des réactions à la détention, notamment au point de vue psychiatrique. Ainsi comme le rappelle Isabelle Chauvin, 80 % des problèmes d'ordre psychiatriques sont des troubles réactionnels à la détention. C'est le cas par exemple des psychoses où le détenu s'isole du monde extérieur et se réfugie dans un monde fantasmatique. Les conduites auto-destructrices se manifestes par des grèves de la faim ou de la soif, des automutilations, des ingestions de corps étranger et de produits toxiques, des incisions et des suicides. Le taux de suicide des détenus est en augmentation depuis 1991, il est presque dix fois plus élevées que celui de la population générale143(*). De nombreuses pathologies somatiques apparaissent également en détention en réaction à l'incarcération et se manifestent par une détérioration progressive de l'état de santé des détenus144(*). La santé semble doublement affectée en milieu carcéral du fait de la fragilité initiale des entrants et de la « dangerosité » de la prison qui constituerait un milieu pathogène, notamment en raison des conditions d'incarcération. Les besoins sanitaires de la population carcérale sont apparus incompatibles au début des années quatre-vingt-dix avec l'organisation des soins qui existait alors. C'est ainsi que le Haut comité de la santé publique justifia en 1993 une refonte totale des politiques de santé en milieu carcéral145(*). C'est également la constatation qu'ont réalisé quelques médecins pénitentiaires lyonnais lorsqu'ils ont remarqué, à partir de leur expérience sur les prisons de Lyon, que la mission de santé publique qui existait en prison était incompatible avec le rattachement de l'organisation des soins à l'administration pénitentiaire : « On se trouvait confronté à des besoins sanitaires considérables liés au fait d'une part à ce que ces personnes pour la plupart d'entre elles étaient depuis leur naissance dans une grande négligence des soins, souvent dans des conduites de risque, et d'autre part que l'institution elle-même est pathogène. Donc nous avons dit qu'il s'agissait plutôt d'une mission de santé publique et qu'elle était peu compatible avec la dépendance à l'administration pénitentiaire. »146(*) C'est la disproportion entre les moyens dont disposait la médecine pénitentiaire et l'état de santé des détenus qui légitima la réforme de 1994. La situation sanitaire des prisons était dès les années quatre-vingts fortement détériorée en raison d'une paupérisation des détenus mais la situation n'avait cependant pas atteint un niveau d'urgence suffisant pour pouvoir imposer une redéfinition des politiques sanitaires en prison. C'est uniquement l'irruption d'un fléau contemporain, l'épidémie de Sida, qui provoquera une prise de conscience et rendra possible la réforme de la médecine pénitentiaire. * 140 Chauvin Isabelle, La santé en prison, op.cit., p.37. * 141 Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit., p.20. * 142 DREES, La santé à l'entrée en prison : un cumul des facteurs de risque, ministère de l'Emploi et de la Solidarité, 1999, 4, 10 p. * 143 Chauvin Isabelle, La santé en prison, op.cit., p.42. * 144 Comme le remarque le Haut comité de la santé publique, « le choc de l'incarcération, la surpopulation pénale, la restriction de l'espace, la rupture de la vie familiale, les conditions d'hygiène en détention contribuent à l'apparition ou à l'aggravation de certaines pathologies : augmentation de l'angoisse, troubles sensoriels (vue, ouïe), troubles de la digestion, douleurs musculaires sont l'apanage quotidien d'un nombre important de détenus ». Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit., p.21. * 145 « La diversité et la gravité des pathologies qui viennent d'être évoquées, la complexité des interventions qu'elles appellent, tout comme leur incidence potentielle sur la population générale, confrontent l'administration pénitentiaire à la nécessité de repenser totalement les politiques sanitaires en milieu carcéral, ce dont elle ne peut s'acquitter seule tant les enjeux sont importants. Une société solidaire régie par un État de droit se doit, pour le respect de la dignité humaine, de permettre aux hommes et aux femmes privés de liberté d'accéder en cas de besoin à des soins satisfaisants ». Ibid. * 146 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud. |
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