UN RENOUVEAU DE LA PARTICIPATION ASSOCIATIVE ? L'engagement et le militantisme au sein du comité Attac Isèrepar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble - 2002 |
2.1.2.3 Des valeurs post-matérialistes aux intérêts catégorielsLes nouveaux mouvements sociaux, selon Alain Touraine, seraient des mouvements culturels. Ainsi, l'enjeu du conflit social ne se situerait désormais plus dans la revendication de biens matériels419(*). Cette hypothèse se rapproche des positions formulées en 1977 par Ronald Inglehart, spécialiste de l'analyse des changements culturels et des valeurs, dans The silent Revolution420(*). Inglehart montre qu'une fois ses besoins matériels immédiats satisfaits, l'homme tourne ses préférences vers des besoins non matériels de nature intellectuelle ou esthétique, nommées valeurs post-matérialistes421(*). Cette évolution des valeurs, serait par ailleurs renforcée par la modification des conditions d'existence (hausse du niveau d'instruction, développement de la communication de masse, absence de guerre dans le monde occidental depuis plus de trente ans, passage d'une société de classe à une stratification complexe, etc.). Il en résulterait une demande accrue de participation aux processus de décision, une modification des enjeux « qui proviennent plus de différences entre les styles de vie que de besoins économiques »422(*) et enfin un refus des médiations classiques avec le pouvoir (syndicats et partis politiques). Une analyse empirique lui a permis en 1999 de confirmer sa thèse d'une évolution axiologique423(*). Il observe, tout d'abord, un passage des valeurs traditionnelles liées à la religion aux valeurs rationnelles-légales et séculières. Puis, il démontre un second passage des valeurs de pénurie et de nécessité aux valeurs d'auto-réalisation, d'expression et de bien-être. L'idée d'une modification des valeurs rend compte de plusieurs phénomènes dans l'engagement des enquêtés. La valorisation de la participation associative et la dévalorisation des formes d'engagement traditionnelles s'expliqueraient, selon la théorie d'Inglehart, par l'accroissement de la population détenant une compétence politique424(*). Qu'en est-il pour les revendications défendues par les militants ? Les enquêtés présentent leur engagement comme la défense de certaines valeurs. Leur adhésion correspond, comme l'explique François, à un refus du libéralisme économique. La défense d'une économie plus humaine est opposée à la logique libérale qui reposerait uniquement sur l'accumulation de richesses et la recherche du profit. Cette « nouvelle économie » nécessiterait un renforcement du rôle qui est accordé au service publique. Cécile affirme d'ailleurs que « Nous en tant qu'Attac, nous défendons le service public ! ». Les enquêtés légitiment cette promotion du service publique par l'attachement à certaines valeurs telle que la solidarité. Ce constat est en accord avec l'hypothèse d'Inglehart, selon laquelle les valeurs post-matérialistes seraient devenues primordiales. Toutefois, il s'agit de distinguer la « phraséologie » des militants, pour paraphraser Marx425(*), de leurs intérêts véritables. Peut-on rendre compte de l'engagement des enquêtés par leurs seules préférences axiologiques ? La défense du service public représente la valorisation de certaines valeurs. Toutefois elle peut être motivée par la défense d'intérêts matériels. Le service public, c'est avant tout un ensemble de services matériels qui sont fournis aux individus. Le caractère catégoriel de l'engagement au sein d'Attac doit alors être souligné. La sur-représentation des salariés de la fonction publique, et notamment du corps enseignant, le lien entre les conflits de 1995 et la création d'Attac peut laisser supposer que les revendications soutenues par les militants s'apparentent à des intérêts de groupes sociaux. La référence aux valeurs ne serait, dès lors, qu'une rhétorique permettant de légitimer la défense d'intérêts catégoriels. Cette hypothèse reste fragile. En revanche, il est probable que l'engagement des enquêtés soit lié à un ensemble de revendications matérielles. Par exemple, la participation de l'association aux conflits d'entreprise, la revendication en faveur du revenu d'existence expriment la persistance de conflits sociaux déterminés par la recherche de biens matériels. Le paradigme du post-matérialisme ne suffit pas à rendre compte de cela. François : Il faut replacer les images et voir ce que ça implique, et on se rend compte que c'est assez grave ce qu'on nous impose et que là où on veut nous mener, c'est une régression de la civilisation, on pourrait dire. Ce que les gens appellent le libéralisme, l'ultralibéralisme, tous ces termes qui veulent dire à peu près la même chose. Bon, je pense qu'il faudrait être peu plus rigoureux que ça, mais je pense que c'est la face actuelle du capitalisme, c'est le même système qui fonctionne comme ça aujourd'hui et c'est sa forme depuis les années 70, donc... Voilà, c'est... C'est, cette société là qu'on veut nous imposer. Cécile : On arrive à tous les problèmes de la négociation avec l'Organisation Mondiale du Commerce qui a pour objectif la libéralisation complète de tout ce qui peut se vendre et en particulier des services et les services c'est l'éducation, c'est la santé, c'est l'eau et c'est déjà bien entamé, l'électricité et c'est déjà bien privatisé et ça n'est pas encore complètement fait et donc on a l'impression d'être dans un service public et bientôt il n'y aura plus de service public, c'est-à-dire l'accès de tous à des services vitaux [...] Nous en tant qu'Attac, nous défendons le service public. Il y a des services publics qui ont besoin d'être réformé mais c'est cette notion que c'est à minima donner à tous l'accès à des services essentiels et que sa vie n'est pas question que ce soit privatisé. Laurent : Et je pense qu'Attac est dans cette perspective de refondation, mais il ne faut pas l'entendre au sens d'une révolution [...] C'est une refondation à la fois économique et politique car [...] il me semble qu'il y a une opposition forte en ce moment entre la perspective libérale classique et la perspective européenne ou social-démocrate, elles s'affrontent [...] Je pense que les services publics sont très attaqués et en même temps ils ont besoin d'être défendu mais ils ont aussi besoin d'être refondé, on a tendance à dire qu'une fonction libéralisée est plus efficace et ça c'est une perspective typiquement de droite. C'était un discours très dominant. C'est cette logique qui a présidé à la définition des règles de l'économie qui existent ce moment, et l'Europe a souvent été mise en minorité par rapport aux institutions comme l'OMC. Il me semble que la perception européenne, qu'elle n'est pas dominante, elle est minoritaire. Et même dans les pays européens avait été remis en cause et l'Etat a reculé, ce n'est pas forcément un mal. Je pense qu'Attac c'est dans cette perspective qu'ils avancent, contre la perspective anglo-saxonne. La logique libérale qui ne veut pas de contraintes et tout ce qui est imposition est refusée. Bush a refusé les contraintes environnementales qui visaient à renforcer le contrôle de l'Etat. Il y a des lignes de fracture, le capitalisme contre le communisme, avant c'était le fascisme contre la démocratie et en ce moment c'est ça qui est à l'ordre du jour [...] Il y a des investissements à long terme qui doivent être fait et il n'y a que l'Etat et les structures publiques qui peuvent le faire [...] La plupart des revendications qu'Attac défend ça s'inscrit dans cette perspective de plus de régulation, plus d'État je ne suis pas sûr, je ne connais pas assez mais il me semble que revendiquer une taxe sur les capitaux ça va dans le sens de plus d'intervention publique. Même ceux qui sont dans un discours ultra gauche sont pour l'intervention publique. Donc globalement c'est un mouvement qui va dans ce sens-là, vers plus d'intervention publique [...] Il me semble que la logique de fonds qui est en amont de la taxe Tobin c'est la perspective du service public et de la régulation des marchés. Une économie toujours libérale et toujours capitaliste mais avec une option sociale-démocrate. C'est plus qu'un ensemble de revendications c'est aussi une perspective qui va dans le sens de plus d'intervention publique et après ça passe nécessairement par les réformes très pragmatiques et très concrètes. Du militantisme humanitaire « gratuit » à la défense d'intérêts catégoriels, l'éventail des motifs d'engagement est vaste. Il est important de rappeler qu'il est impossible de comprendre la participation des Attacants seulement à partir de l'un de ces deux modèles; les logiques qui président à leurs engagements se situent dans un entre-deux. Toutefois, la mise en évidence d'intérêts matériels nous conduit à s'interroger sur les gratifications concrètes que reçoivent les Attacants en retour de leur militance. Quelles sont ces rétributions qui justifieraient, en partie, la participation et l'engagement des militants ? * 419 Cf., Fillieule (Olivier), Péchu (Cécile), p. 149. * 420 Inglehart (Ronald), The silent revolution. Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton, Princeton University Presse, 1977. * 421 Cf., Fillieule (Olivier), Péchu (Cécile), p.123-128. Et Op.cit., Lafargue (Jérôme), pp.49-50. * 422 Verba. S & Nye. N. H, Participation in America : Political democracy and Social Equality, New York, Harper and Row, 1972. Cité dans op.cit., Fillieule (Olivier), Péchu (Cécile), p. 125. * 423 L'Enquête mondiale sur les valeurs (World Value Surveys, WVS) qu'utilise Inglehart porte sur 61 pays répartis sur six continents. Cf., Inglehart (Ronald), « Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde ? », Le Débat, n°105, 1999, pp. 21-54. * 424 Cette hypothèse est d'ailleurs vérifiée, en partie, par le niveau de diplôme qu'il est possible de constater parmi les adhérents d'Attac. Selon l'étude réalisée par Thomas Marty tandis que 11,1% de la P.A nationale est dotée d'un diplôme supérieur au Bac+2, ce même taux s'élève à 73,1 parmi les personnes de l'échantillon du comité Attac Toulouse. Cf., Marty (Thomas), op.cit, p. 87. * 425 Marx (Karl), Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1851, Ed Sociales, 1969. |
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