UN RENOUVEAU DE LA PARTICIPATION ASSOCIATIVE ? L'engagement et le militantisme au sein du comité Attac Isèrepar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble - 2002 |
1.1.1.2 L'interprétation des conflits sociauxLes événements de novembre, décembre et la multiplication des conflits sociaux depuis 1995 laissèrent la porte ouverte à de nombreuses interprétations263(*). Certains, tout d'abord, soulignèrent une corrélation entre les conflits du travail et les autres types de conflits sociaux. Alors qu'on distinguait habituellement les conflits situés dans l'entreprise de ceux qui ont lieu à l'extérieur, des syndicalistes et des intellectuels commencèrent à tracer une continuité entre les deux. Suite à 1995, un groupe de sociologues écrivit : « La revendication des droits sociaux universels [...] n'est pas séparable de la défense du droit au travail. Complémentaires, les luttes se répondent et se renforcent dès lors qu'on veut bien les appréhender comme un continuum, en refusant de hisser la condition salariale au rang de privilège, en déjouant la contradiction apparente mais fausse entre mobilisations pour le maintien d'emplois et refus d'une précarisation accrue »264(*). Depuis, les conflits du travail sont liés aux dérives de la libéralisation et certaines revendications qui étaient auparavant spécifiques aux syndicats s'élargissent ainsi au champ d'action des associations. Cela a été le cas par exemple des licenciements dans le groupe Danone pour lesquels Attac s'est mobilisé. Le résultat de cette agrégation des conflits du travail et des autres conflits sociaux permit un élargissement des luttes et la constitution de réseaux de mobilisation265(*). Une des interrogations soulevées fut de savoir si les grèves de 1995 et les événements qui ont suivi pouvaient être considérés comme l'émergence d'un mouvement social ou s'ils ne se résumaient à un conflit social ordinaire. La question de la définition d'un mouvement social est au centre du problème266(*). Au cours des débats, Alain Touraine est apparu comme un des principaux représentants des intellectuels réfractaires à l'idée de nouveau mouvement social. Alain Touraine est un sociologue français qui a développé une analyse de la société et de ses évolutions à partir du concept de mouvement social267(*). Il définit celui ci comme étant « la conduite collective organisée d'un acteur luttant contre son adversaire pour la direction sociale de l'historicité dans une collectivité concrète »268(*), c'est-à-dire la lutte pour la détermination des grandes orientations culturelles de la société. Selon Touraine, chaque société peut être caractérisée par un seul mouvement social. Le mouvement ouvrier est pour lui le mouvement social de la société industrielle en tant que « société de production ». Le passage de la société industrielle à la société post-industrielle, amorcé depuis 1968, suscite l'émergence de Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS) situés hors de l'entreprise (mouvement étudiant, féministe, anti-raciste). Un mouvement social est doté de trois caractéristiques : il est placé au centre des conflits sociaux, il a face à lui un adversaire social clairement déterminé et défini, il est doté d'un projet de changement social. Les acteurs sociaux de décembre 1995 ne satisfont pas, selon Touraine, ces trois critères et ils ne peuvent donc pas être assimilés à un mouvement social. Il y a, selon lui, un clivage trop important entre la classe moyenne, auquel il identifie le noyau central des salariés des entreprises, et l'underclass constituée de l'ensemble des exclus. Ainsi le mot d'ordre du mouvement de 95, « Tous ensemble ! », masque une pluralité d'intérêts qui sont trop divergents pour constituer un projet de société269(*). D'où la seconde critique : les revendications portées en 1995 s'apparentent plus à un mode défensif de conservation des acquis qu'à un véritable projet. Le refus de modifier le fonctionnement des règles du service public témoignerait d'une « stratégie d'immobilisme »270(*). Parmi les différents phases qui caractérisent le passage de la société industrielle à la société post-industrielle ou « programmée », les grèves de 1995 correspondent à ce que Touraine nomme le « grand refus »271(*), c'est-à-dire le « décalage existant entre une manifestation conflictuelle passéiste mais non encore révolue et l'annonce d'un nouveau type d'opposition encore peu visible »272(*). Il s'agit, selon lui, de ne pas prendre ce grand refus pour le mouvement social lui-même. Contrairement à Touraine les tenants du « mouvement social »273(*) mettent en évidence l'unité des grèves et la teneur du projet défendu par les manifestants. L'unité du mouvement est manifeste, selon eux, par la convergence des différentes catégories socio-professionnelles (enseignants, cheminots, salariés du privé) mais aussi des exclus et des minorités (sans-papiers, travailleurs précaires, chômeurs). Cette unité est symbolisée par le slogan de ces manifestations (« Tous ensemble ! ») qui permit le regroupement de ces différents mouvements dans une même action. Ce qui permet d'affirmer l'émergence d'un mouvement social, c'est l'unité d'un même projet soutenu lors de ces événements. Ce projet traduit tout d'abord une volonté de ré-appropriation des politiques publiques par « ceux d'en bas ». Il s'agit d'une tentative d'instaurer un débat et une réflexion sur des thèmes qui étaient auparavant délégués aux spécialistes274(*). Ce projet ne serait pas antérieur au mouvement social mais il en est d'une part, le postulat logique275(*), et il est, d'autre part la résultante de ces mobilisations276(*). Quelles revendications ce projet porterait-il ? Il serait possible de distinguer dans le mouvement de 1995 et dans les conflits qui l'ont suivi, trois niveaux distincts de revendications277(*). Il y aurait tout d'abord les revendications qui sont défendues explicitement par les acteurs. Il y aurait également une revendication dotée d'une portée plus générale qui serait la défense du service publique. Le soutien du privé apporté aux salariés du secteur publique témoigne ainsi de la volonté de défendre le service publique en tant que tel278(*). Les prémisses d'un refus des politiques néo-libérales et de la « marchandisation » du service public, qui est une des revendications principales d'Attac, seraient présentes dans le mouvement de 1995. Enfin, une demande plus large d'un changement de société serait également exprimée à travers ces conflits. Là aussi, les fondateurs d'Attac semblent être les héritiers de 1995. En effet, le mot d'ordre « Un autre monde est possible ! » qui est un des slogans sur lesquels s'est fondé Attac, renvoie à cette contestation sociale. L'idée de ré-appropriation du monde sur laquelle Attac s'est créé serait également à rechercher dans ce retour de la contestation sociale et ce renouveau du militantisme.279(*) * 263 Daniel Bensaïd note que « on a déjà beaucoup spéculé sur la signification de cette explosion sociale. Nombre de journalistes veulent y voir la dernière grève archaïque à une époque qui s'achève. Et pourquoi pas la première grande grève antilibérale du siècle qui vient ? ». Bensaïd (Daniel), op.cit, p. 110. * 264 Cf. Béroud (Sophie), Mouriaux (René), Vakaloulis (Michel), op.cit, p. 222. * 265 « Ces conflits ne peuvent être tenus pour des luttes de repli sur l'entreprise : ils cristallisent les alliances sociales larges sur le thème « nous ne voulons pas mourir » et élargissent plutôt les espace de lutte pour l'emploi ». Perret (Jean Marrie), « Deux années de luttes sociales dans le privé », in Essai de repérage 96-97, Cahiers de Ressy, N°1, mars 1998, p. 6. Cité dans Béroud (Sophie), Mouriaux (René), Vakaloulis (Michel), op.cit, p. 167. * 266 Nous accepterons la définition qu'en donne Sidney Tarrow qui a l'avantage de mettre l'accent sur la forme d'un mouvement social et sur les affinités de ses participants ainsi que sur les relations qu'ils entretiennent avec les acteurs extérieurs à celui-ci. Il définit un mouvement social comme « une contestation collective avec des objectifs communs et un sentiment de solidarité dans une interaction prolongée avec des élites, opposants et autorités». Sidney Tarrow, Power in movement, social movements, collective action and politics, Cambridge University Press, 1994, p. 3. * 267 Ansart (Pierre), Les sociologies contemporaines, Paris, Ed du Seuil, collect « Points », 1990, p. 342. * 268 Cf., Touraine (Alain), « La voix et le regard », in Sociologie des mouvements sociaux, Ed du Seuil, Paris, 1978, p. 48. * 269 On peut noter que cette critique est également celle que Wievorka porte aux grèves de décembre 1995. Cf., Aguiton (Christophe), Bensaïd (Daniel), Le retour de la question sociale, op.cit, p. 64. * 270 Wievorka (Michel), « Un nécessaire aggiornamento », op.cit. * 271 Cf. Touraine (Alain), Le grand refus, Réflexions sur la grève de décembre 1995, Paris, Fayard, 1996, p. 320. * 272 Béroud (Sophie), Mouriaux (René), Vakaloulis (Michel), op.cit, p. 46. * 273 On peut citer Christophe Aguiton, Daniel Bensaïd, Sophie Béroud, René Mouriaux et Michel Vakaloulis. * 274 « Au cours de son développement les acteurs mobilisés font l'expérience de leur propre force, réalisent qu'il est possible de faire « autre chose », discutent sur des problèmes réputés « compliqués » tels que la protection sociale, réservés ordinairement aux seuls spécialistes ». Béroud (Sophie), Mouriaux (René), Vakaloulis (Michel), op.cit, p. 120. * 275 « Le « projet » du mouvement social ne précède pas la mobilisation cognitive des acteurs en lutte, il la présuppose ». Ibid., p. 125. * 276 « Certains objecteront sans doute avec bon sens, qu'à requérir autant de critères, autant de conscience, à exiger de lui à un tel niveau, à lui réclamer d'emblée un projet « sociétal » alternatif, le « mouvement social » risque fort bien de devenir un objet « sociologiquement introuvable ». Il est rare en effet que la conscience précède l'action, qu'un mouvement naisse d'un modèle ou d'une idée, et non pas d'une lutte, d'un conflit d'intérêt. La conscience vient en marchant ». Aguiton (Christophe), Bensaïd (Daniel), op.cit, p. 9. * 277 Béroud (Sophie), Mouriaux (René), Vakaloulis (Michel), op.cit , p. 110. * 278 « L'élargissement de la grève à d'autres salariés du secteur publique [...] renforce politiquement la mobilisation du premier secteur et fait ressortir la puissance du mouvement social dans sa dimension multi-sectorielle. Cette extension est la base objective qui permet d'inscrire stratégiquement et idéologiquement la lutte contre le plan Juppé dans la logique de défense non seulement de la protection sociale mais du service publique en tant que tel. L'objectif central reste le retrait de la réforme gouvernementale. Mais il catalyse désormais une contestation politique capitale, celle de la modernisation de l' « Etat social » ». Idid, p. 114. * 279Christophe Aguiton note que « s'il doit rester une idée forte de ce renouveau militant, c'est la conviction qu'il est possible d'agir, de changer les choses. Contre tout fatalisme qui avant renvoyait les décision à « ceux d'en haut », les mouvements de ces dernières années ont manifesté une formidable aspiration à prendre en mains les affaires de la cité et à construire consciemment son propre avenir ! ». Aguiton (Christophe), « Militer », Le monde de l'éducation, juin 1997. In Aguiton Christophe), Bensïd (Daniel), Le retour de la question sociale, p. 205. |
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