Les paradis fiscauxpar Aude Rousselot et Samuel Sciences Po - 2003 |
II. L'enjeu mondialisation : économie et éthiqueLes OFC se présentent, dans leurs localisation comme dans leurs modes de fonctionnement, comme un phénomène singulièrement intrinsèque à et représentatif de la globalisation A. Des méthodes et des acteurs adaptés au nouvel ordre mondial- Opportunisme et hypocrisie des marchés et entreprises licites comme des Etats L'implication des principales puissances économiques semble importante et leur attitude souvent ambiguë. Ainsi la plupart des Etats industriels occidentaux tolèrent très largement les implantations de leurs agents économiques dans des OFC pourtant décriés. Il leur arrive même de les utiliser pour satisfaire des fins coupables. o les annexes des marchés : répartition des compétences avec les places officielles de Londres, NYC ou Tokyo (on les appelle `booking centers' car ils concentrent les opérations non traitées / non traitables dans les places ou des autorités comme la COB française exercent une certaine surveillance). On observe fréquemment une spécialisation des centres : les Bermudes privilégient l'accueil de compagnies d'assurance exclusive et d'entreprises de réassurances, générant aujourd'hui plus de 40% d'un PNB de 2,5 milliards de $. Les îles Caïmans et les Antilles néerlandaises facilitent l'enregistrement d'émissions internationales, par exemple via les SPV. Les îles caïmans et les Bahamas accueillent des fonds d'investissement et des fonds spéculatifs19(*). Labuan en Malaisie a choisi la gestion de patrimoine pour les particuliers fortunés. L'île d'Anguilla, assez écartée des voies de communication, se spécialise comme centre de paiement pour sociétés internet. o les filiales des entreprises : ce sont les sociétés écrans permettant les transferts de fonds20(*), et bizarrement (vous avez dit bizarre ?) un nombre important de sociétés de conseil. Examinons quelques implantations d'entreprises « surprenantes » :
o les comptoirs des banques : le rapport Gafi de 1995 stigmatise les banques correspondantes et les bureaux de représentation. Côté français, le rapport de la Commission Parlementaire souligne les agissements suspects des banques françaises disposant de filiales aux îles Caïmans21(*): BNP-Paribas, Crédit Agricole Indosuez, CIC, Crédit Lyonnais, Natexis Banques Populaires, Société Générale. Ces établissements, en réponse aux questions de la Commission, ont indiqué les raisons suivantes pour justifier leur implantation : 1. Des économies sur la taxe pratiquée aux USA dont l'assiette est le montant des actifs gérés, 2. La réduction du risque d'avoir à constituer des réserves sur les eurodollars collectés22(*), 3. « Répondre aux besoins particuliers de certains clients ». Rarotonga compte ainsi 7 firmes financières agrées, gérées depuis Wall street et la City. o l'attitude contrastée des états en non-coopération est dénoncée par le rapport 1998 de l'OCDE sur la « concurrence fiscale dommageable, un problème mondial ». Il pointe en particulier l'opportunisme législatif pour faire varier les corpus en fonction de la situation (l'Allemagne avait créé pour janvier 1989 un prélèvement de 10 % sur les revenus de l'épargne. Cela a provoqué une fuite de capitaux telle que 1. les banques ont proposé à leurs clients de relocaliser leurs placements faits à l'international dans leurs filiales à Luxembourg ; 2. le gouvernement a annulé la mesure en juillet 1989) ou pour éviter les contre-mesures du Gafi (la Russie s'est ainsi dotée d'un arsenal anti-blanchiment en 200123(*), qui est absolument inapplicable vu la puissance des trafics russes), et l'incitation plus ou moins masquée, comme dans le cas des FSC américains. Les Etats-Unis autorisent explicitement les sociétés de vente à l'export (FSC ou Foreign Sales Corporations) à se domicilier dans leurs filiales situées dans des centres offshore tels que les îles vierges, la Barbade ou Guam. Pour les sociétés en question, il s'agit d'échapper à tout impôt réalisé sur les contrats internationaux : elles vendent les produits à prix coûtant à leur filiale offshore qui les revendent - avec profits - à l'étranger. Le bénéfice échappe ainsi à l'impôt américain. Pour l'Etat américain, il s'agit de favoriser ses entreprises24(*) dans l'obtention des grands contrats par une subvention indirecte. Ce type de montage, qui facilite aussi le versement de pots-de-vin aux responsables des pays acheteurs, est fréquent dans des secteurs comme l'aviation commerciale, l'armement ou le bâtiment et travaux publics. Leur utilisation systématique par les Etats-Unis leur a toutefois voulu d'être, à la suite d'une plainte de la Commission européenne, condamnés par l'Organisation mondiale du commerce pour concurrence déloyale. > Sur tous ces points, peu de détails... Mais on peut dire que les OFC fonctionnent sur l'espoir du « loin des yeux, loin du contrôleur » et c'est pourquoi la publicité pour le « Freedom Ship » assure de l'absence à bord de tout « terrocrat » (le terroriste technocrate du fisc). >> illustration : les demi-succès des `déclarations de soupçon'. La « déclaration de soupçon » désigne l'obligation25(*) qu'ont les organismes financiers et les professions spécialisées en relations avec des placements financiers, dont la liste s'allonge progressivement, de déclarer à TRACFIN les opérations leur paraissant suspectes (provenance des capitaux, identité réelle de l'opérateur, etc.)26(*). Le nombre des déclarations reçues (3761) doit être rapproché des 67 millions de comptes bancaires ouverts en France, ainsi que des 10,7 milliards d'opérations qui transitent chaque année dans les systèmes interbancaires.
- Intégration des nouveaux acteurs et systèmes du monde globalisé : L'intégration du monde musulman est tout à fait exemplaire : o le monde musulman compte des ressources importantes et diversifiées en matières potentiellement illicites (pétrole, narcotiques [d'où le terme narco-dollars dont la circulation exponentielle entre 1985 et 1995 a attiré l'attention de la 20ème Assemblée Générale des Nations Unies consacrée à la lutte contre la drogue], énormes sommes rassemblées par le waqf et les intérêts bancaires qu'aucun musulman ne peut percevoir personnellement, qui doivent bien trouver un lieu de stockage) et des infrastructures ad hoc (OFC dans l'espace : Oman, Dubaï, Bahreïn, Afghanistan, Liban, Singapour etc., banques islamiques en réseau s'appuyant sur la solidarité marchande traditionnelle, ONG musulmanes). o C'est pourquoi la communauté internationale est depuis un certain temps, et encore plus depuis le 11 septembre, attentive aux finalités particulières des transferts de fonds dans ces espaces : voir la dénonciation de l'argent du terrorisme (coopération des brigades judiciaires sur les fonds d'Al Qaida, puis gel d'avoirs de par le monde). La réticularisation et la dématérialisation du phénomène des paradis fiscaux correspond parfaitement aux nouvelles logiques de fonctionnement globalisé et immédiat : o Les flux crées par la circulation de l'argent du crime traditionnel (mafia russe, italienne, asiatique....), et les évasions fiscales depuis les pays à forte pression fiscale forment aujourd'hui un réel « archipel du crime » qui reflète les logiques réticulaires de la globalisation : contrairement à ce que l'étymologie latine commune de insulate / isolate pourrait laisser croire, les réseaux sont tout à fait patents (comme les organisations de sociétés écrans comme vu supra. ) o Cependant la virtualité reste la vertu première des OFC : la résidence des capitaux comme des personnes est fictive, la nationalité est une illusion (on peut l'acquérir à la Barbade par 182 jours de résidence et 500 000 $ d'actifs sur le territoire ; pour le Belize, de plein droit après cinq années de séjour, ou 25 000 $ par couple et 15 000 $ par enfant sous huit jours auprès du Belize Economic Citizenship Investment program Unit), la publicité et la recherche de capitaux se font par Internet (ce qui permet de démarcher à échelle planétaire, et directement auprès des initiés de façon un peu plus discrète, comme on le voit sur la publicité de la BNP aux Bahamas). > Avec la globalisation financière et les nouveaux adeptes du capitalisme de conservation, les portes d'entrée et de sortie à surveiller se multiplient, et ce sont des points de passage en force qui inquiètent pour le fonctionnement équilibré des sociétés. * 19 Ainsi le célèbre LTCM, dont la faillite risqua d'entraîner une crise systémique majeure, était domicilié aux Bahamas et géré depuis le Delaware. Notons par ailleurs que la BCCI était également un établissement offshore. * 20 circuit financier stable qui permette le recyclage. Il suppose la mise en place d'un réseau très dense de sociétés écrans. Ce sont la plupart du temps des sociétés d'import-export mais aussi des compagnies aériennes, des firmes d'assurances et des banques, des entreprises dont l'activité est toujours transnationale. * 21 En 2000, la Banque des règlements internationaux avait évalué les actifs gérés aux îles Caïmans à 900 milliards de dollars (contre 700 en France). Ce territoire, dépendant de la couronne britannique, compte 40000 habitants mais plus de 575 banques, qui gèrent des dépôts d'un montant de l'ordre de 500 milliards de dollars, ce qui en ferait la cinquième place financière mondiale. * 22 Entre 1979 et 1980, date de la création de la plupart de ces implantations, les USA imposaient la constitution d'une réserve représentant 3% des eurodollars en dépôt. * 23 Adhésion à la Convention de Strasbourg sur le blanchiment, le gel et la saisie des capitaux d'origine criminelle du 8 novembre 1990, promulgation de la loi contre le blanchiment le 7 août 2001, création d'une agence (Comité de monitoring financier, homologue du Tracfin) chargée dur contrôle des opérations d'un montant supérieur à 600 000 roubles c'est-à-dire environ 100 000 €, interdiction des comptes bancaires anonymes. * 24 Mais aussi ses agriculteurs exportateurs, qui bénéficient du dispositif. * 25 Créée en France par l'article L. 562-2 du Code Monétaire et Financier, institué depuis la loi du 12 juillet 1990 * 26 En 2001 les banques ont été à l'origine de 67 % des déclarations de soupçon transmises à TRACFIN. |
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