La règlementation des contenus illicites circulant sur le reseau internet en droit comparépar Caroline Vallet Université Laval de Québec - 2005 |
a) Les tentatives jurisprudentiellesInternet, comme nous avons déjà pu l'exposer, est un moyen de communication posant de sérieux problèmes et plus particulièrement, en ce qui concerne sa réglementation. En raison des spécifiés inhérentes à ce nouveau support, les infractions, de plus en plus nombreuses sur le réseau, sont souvent restées impunies ou difficilement appréhendables. Les tribunaux se sont donc vus confrontés à des difficultés en matière de responsabilité des PSI. Ainsi, en l'absence de législation spécifique, les juges ont essayé de mettre en place des obligations à la charge des PSI. C'est ainsi que le Tribunal de première instance de Paris155(*) est intervenu en appliquant le droit commun de la responsabilité selon les articles 1382 et 1383 du Code civil français156(*). Dans cette affaire ayant opposé l'Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) à plusieurs fournisseurs d'accès d'Internet (FAI) à propos de messages antisémites, les juges ont retenu à la charge de ces prestataires une certaine obligation de surveillance. Ce jugement fut le premier à traiter de la responsabilité de ces derniers en l'absence de toute réglementation spécifique. Face à ces questions de responsabilité de plus en plus présentes, les PSI décidèrent d'intervenir en énonçant qu'ils pouvaient effectivement être tenus responsables mais avec certaines limites. En effet, ils argumentèrent qu'ils leurs étaient impossible de vérifier tout les contenus circulant sur le réseau et que malgré l'absence d'obligation légale, ils allaient s'imposer un certain ordre déontologique. Après cette première avancée, intervient une autre décision très controversée, notamment sur le plan de la responsabilité pénale. Cette décision servira ultérieurement de base à l'élaboration de la réglementation. Il s'agit de l'affaire Estelle Hallyday du 9 juin 1998157(*). Cette décision oppose un célèbre mannequin français à un fournisseur d'hébergement qui a laissé diffuser des photographies privées le représentant dénudé. Les clichés ont été diffusés sans qu'aucun consentement n'ait été établi. Le Tribunal a donc condamné les fournisseurs sur le fondement de l'obligation de veiller à la bonne moralité des hébergés, de respecter les règles déontologiques, les droits des tiers, les lois et les règlements : « Attendu que sur la question de la responsabilité du fournisseur d'hébergement, il apparaît nécessaire de préciser que le fournisseur d'hébergement a l'obligation de veiller à la bonne moralité de ceux qu'il héberge, au respect par ceux-ci des règles déontologiques régissant le Web et au respect par eux des lois et des règlements et des droits des tiers ». Ces motifs sont très contestables dans la mesure où il semble illusoire de croire qu'un prestataire puisse respecter ces obligations. Il est, en effet, impossible pour ce dernier de connaître en détail les sites hébergés et de vérifier de manière systématique toute l'information diffusée. Cette affaire a donc suscité une certaine polémique. D'une part, seul l'auteur d'un contenu dommageable peut, en principe, être tenu responsable et non l'hébergeur. De plus, la liberté d'expression, la morale et la censure sont susceptibles de faire surgir des problèmes en raison de la création par les juges de l'obligation de vérifier le contenu des sites et ainsi de cesser toute diffusion illicite. Par conséquent, le PSI se retrouve assujetti à un rôle complexe. Ce jugement fut exposé devant la Cour d'appel de Paris, le 10 février 1999. Celle-ci décida que l'hébergeur « en hébergeant de façon anonyme sur le site (...) excède manifestement le rôle d'un simple transmetteur d'information » puisqu'il tire des bénéfices de cet hébergement. Une autre affaire, de même importance, est venue alimenter le débat sur la responsabilité des PSI. En effet, la première solution semblait tendre vers une volonté de protéger les hébergeurs de pages Web alors que ce nouveau jugement va à l'encontre du mouvement militant en optant pour une exonération de responsabilité158(*). Il s'agit de l'affaire Lacoste du 8 décembre 1999159(*) dont les faits sont très similaires à la décision Hallyday. Ce jugement donne une définition de l'activité d'un prestataire d'hébergement160(*) et énumère les différentes obligations à sa charge. En effet, le « fournisseur d'hébergement est tenu d'une obligation générale de prudence et de diligence. Il lui appartient de prendre les précautions nécessaires pour éviter de léser les droits des tiers et il doit mettre en oeuvre à cette fin les moyens raisonnables d'information, de vigilance et d'action »161(*). Ces obligations de moyens portent « sur les précautions à prendre et les contrôles à mettre en oeuvre pour prévenir ou faire cesser le stockage et la fourniture de messages contraires aux dispositions légales en vigueur ou préjudiciables aux droits des tiers concernés »162(*). Elles « n'impliquent pas l'examen général et systématique des contenus des sites hébergés ». En conséquence, le fournisseur s'est retrouvé avec un rôle allant au-delà de la simple transmission d'informations en raison de son statut de cocontractant de l'éditeur du site dont le contenu pouvait se révéler préjudiciable. Il avait donc la capacité d'en vérifier la teneur même s'il n'avait pas à effectuer « une surveillance minutieuse et approfondie du contenu des sites »163(*). Il devait ainsi seulement prendre « des mesures raisonnables »164(*) que toute personne prudente et diligente prendrait. Ce jugement sera plus tard confirmé par d'autres décisions165(*) qui retiendront la responsabilité du fournisseur sur le fondement de la responsabilité de droit commun fondée sur les articles 1382166(*) ou 1383167(*) du Code civil français. Il s'agit ainsi de caractériser la faute, l'imprudence ou la négligence de cet intermédiaire pour engager sa responsabilité. L'affaire Lacoste a elle aussi été portée devant la Cour d'appel de Versailles qui reprendra les obligations à la charge du prestataire et énoncera que les seules limites à sa diligence sont « l'incompétence ou l'abus de droit de l'hébergeur à apprécier l'illégalité, l'illicéité ou le caractère dommageable du contenu litigieux »168(*). Elle considéra également que le fournisseur devait prendre des mesures préventives telles que la prohibition de l'anonymat et l'adhésion à une charte de comportement. Cet arrêt met ainsi l'accent sur la difficulté de trouver un équilibre entre les intérêts des tiers lésés et des prestataires d'hébergement qui invoquent systématiquement l'impossibilité de vérifier l'intégralité des contenus qu'ils diffusent. En outre, cette décision est intervenue au moment où se discutait un Projet de loi modifiant la Loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication qui établira de nouvelles règles. Une des plus importantes décisions sur cette question est l'affaire Yahoo169(*) qui vient encore une fois alimenter la controverse. Il s'agissait en l'espèce, de la vente aux enchères d'objets nazis considérée par différentes associations (UEJF et LICRA) comme une propagande antisémite. Ce jugement imposait à la société Yahoo de prendre des mesures techniques nécessaires afin de filtrer l'accès des internautes français et délivrer un message informatif sur les risques encourus en cas de poursuites de la consultation d'un tel site. Ces mesures avaient pour fondement le fait que la simple visualisation en France d'objets nazis constituait une violation de la loi française et un trouble à l'ordre public interne. Les juges par ces motifs ont donc voulu « nationaliser » une partie d'Internet. Cette affaire a été très critiquée et, notamment, elle a été considérée comme une menace à la liberté d'expression sur Internet. Elle fut une tentative maladroite d'imposer sa loi nationale à l'ensemble du réseau170(*). En revanche, elle montre le signe d'un mûrissement du cadre juridique d'Internet et de l'émergence d'une nouvelle approche des tribunaux concernant leur compétence. Elle a également démontré qu'il était possible techniquement de surveiller les sites et d'interdire ceux revêtant un caractère illicite sur le réseau171(*). Cette ordonnance a été déclarée inexécutable aux États-Unis par la Cour fédérale de San Jose172(*), estimant qu'elle était contraire au principe de liberté d'expression tel que garanti par le Premier Amendement de la Constitution américaine173(*). Depuis peu, la saga Yahoo continue puisque les juges français ont pu traiter encore une fois de cette affaire mais cette fois-ci au pénal174(*). Enfin pour terminer, une dernière affaire175(*) a retenu l'attention. Il s'agit du litige opposant l'association antiraciste J'accuse à de nombreux FAI et à l'Association des fournisseurs d'accès et de services à Internet (AFA), à propos du portail américain front14.org qui regroupe des sites néo-nazis et xénophobes. Dans cette affaire, le juge rappelle que le droit positif actuel n'impose aucune obligation aux FAI, sauf celle de fournir à leurs clients des outils de filtrage. Par conséquent, ils n'ont aucune obligation personnelle de filtrage. Il leur est laissé le soin de déterminer librement les mesures leur apparaissant nécessaires et possibles face au constat du caractère illicite des sites. Ils peuvent ainsi refuser de fournir un accès Internet et s'ils ne le font pas, ils pourraient voir leur responsabilité engagée. De plus, le droit actuel ne permet pas d'exiger du prestataire qu'il mette un terme à une violation ou qu'il prévienne une violation. Néanmoins, le juge précise qu'il faut une participation dynamique de l'ensemble des acteurs d'Internet pour arriver à réguler le réseau et ce, pour deux motifs. En premier lieu, il est difficile d'espérer une autorégulation même minimale d'Internet, moyen de toutes les agressions, où règne encore l'idéologie d'une liberté totale et absolue sans aucune contrainte. En second lieu, il existe un risque bien réel de voir se développer des « paradis de l'Internet » où il sera très difficile d'atteindre les cyberdélinquants qui bénéficieront d'un espace juridique favorable. Cette affaire J'accuse anticipe la future Directive européenne176(*) qui instaure un régime dérogatoire pour les FAI. En outre, elle établit un nouveau concept, celui de la non-responsabilité juridique accompagnée d'une condamnation morale. Les FAI doivent donc devancer le droit actuel au nom de la morale, ce qui peut poser certaines difficultés. Les intermédiaires sont-ils les mieux placés pour déterminer ce qui est ou non moral ? N'est-ce pas le rôle du juge ? N'y-a-t-il pas là un risque d'abus ? Ces questions seront traitées plus loin dans notre étude. Les développements suivants permettent de constater que ces diverses décisions ont constitué le point de départ des projets législatifs et parfois même, l'occasion d'améliorer la législation actuelle. * 155 UEJF c. Calvacom et autres, TGI Paris, ord.réf., 12 juin 1996. * 156 C. civ., précité, note 37. * 157 V. Lacambre c. E. Lefèbure-Hallyday, TGI Paris, ord.réf., 9 juin 1998, Cah. Lamy Informatique. 1998.E.1, note F. OLIVIER et E. BARBRY. * 158 Indra BALASSOUPRAMANIANE, « La responsabilité des hébergeurs », (2000) 32 J.duB. n°10, 1er juin 2000, en ligne sur : < http://www.barreau.qc.ca/journal/frameset.asp?article=/journal/vol32/no10/surlenet.html> (site visité le 13 mars 2004) ; C. PAUL, op. cit., note 17, p. 41. * 159 Lacoste c. SA Multimania Production et a., TGI Nanterre, 1er ch. A., 8 décembre 1999, J.C.P. 2000.II.10279, note Frédérique OLIVIER et Éric BARBRY. * 160 Id. : L'activité d'un prestataire d'hébergement se définit comme la « prestation durable de stockage d'informations que la domiciliation sur son serveur rend disponible et accessibles aux personnes désireuses de les consulter ». * 161 Voir pour plus d'informations : Sabine MARCELLIN et Lionel COSTES (dir.), Guide Lamy droit de l'informatique et des réseaux : Solutions et applications - Pratique contractuelle, Paris, éd. Lamy, 2002, p. 699 ; Frédérique OLIVIER et Éric BARBRY, Conditions de la responsabilité civile des fournisseurs d'hébergement d'un site sur le réseau Internet, J.C.P. 2000. II.10279, p.577 ; et enfin, Thibault VERBIEST et Étienne WERY, « La responsabilité des fournisseurs de services Internet : derniers développements jurisprudentiels », (2001) n°6000 Journal des Tribunaux, Bruxelles, p.165. * 162 Multimania c. Lynda Lacoste, CA Versailles, 8 juin 2000, en ligne sur : < http://www.gitton.net/jurisprudence/r2000-06-08.htm> (site visité le 13 mars 2004). * 163 Lacoste c. SA Multimania Production et a., précitée, note 159. * 164 Id. * 1653 suisses, SNC 3SH, Helline, Redcats, La Redoute, Quelle la source c. Axinet Communication et Consorts Guiffault, TGI Nanterre, 31 janvier 2000, ord.réf., en ligne sur : legalis.net < http://www.legalis.net/cgi-iddn/french/affiche-jnet.cgi?droite=internet_illicitte.htm>; Pagotto c. Gallopin, Lacambre et autres, TGI Paris, 24 mars 2000, en ligne sur : Juris-Classeur < http://www.juris-classeur.com/> (sites visités le 13 mars 2004) ; Voir également S. MARCELLIN et L. COSTES (dir.), Guide Lamy, op. cit., note 161, n°2813, p.1588. * 166 Le créateur du site est responsable sur le fondement de cet article 1382 C. civ. : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». * 167 Le régime de responsabilité du fournisseur d'hébergement doit être établi sur le fondement de l'article 1383 C. civ. : « Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». * 168 Multimania c. Lynda Lacoste, précité, note 162. * 169 UEJF et Licra c. Yahoo ! Inc. et Yahoo France, précité, note 25. * 170 Joël R. REIDENBERG, « L'affaire Yahoo ! et la démocratisation internationale d'Internet », Comm.comm.électr. mai 2000. n°12, p.14, * 171 Voir l'article de Luc GRYNBAUM, « La Directive « commerce électronique » ou l'inquiétant retour de l'individualisme juridique », Comm. comm. électr. Juillet/août 2001. n°7-8, p.14. Ces techniques actuelles disponibles ne sont néanmoins pas efficaces. * 172 United-State District Court for the Northern District of California, San Jose Division, précité, note 49. * 173 Constitution américaine du 17 septembre 1787, précitée, note 147. * 174 Le Tribunal correctionnel de Paris a relaxé l'ex-président de Yahoo. Les magistrats ont jugé que ni le délit « d'apologie de crime, ni la contravention de port ou d'uniforme, d'insigne ou d'emblème d'une personne coupable de crime contre l'humanité », n'étaient constitués. Ce jugement met fin à l'affaire Yahoo. Voir les actualités de Yahoo France, Ventes d'objets nazis : la justice relaxe l'ex-patron de Yahoo, mardi 11 février 2003, en ligne sur : < http://fr.news.yahoo.com/030211/85/31mek.html> ; et Le tribunal de Paris met hors de cause l'ex-patron de Yahoo dans la vente d'objets nazis, mardi 11 février 2003, en ligne sur : < http://fr.news.yahoo.com/030211/1/31mhj.html> (sites visités le 13 mars 2004). * 175 J'accuse c. Société Général Communications et a., précité, note 47 ; Voir également l'article Étienne WERY, Affaire J'accuse : les fournisseurs d'accès libérés de l'obligation de filtrage, 2 novembre 2001, en ligne sur : Droit et Nouvelles Technologies < http://www.droit-technologie.org/1_2.asp?actu_id=476> (site visité le 13 mars 2004). * 176 Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (ci-après citée «Directive sur le commerce électronique»), J.O.C.E, n° L 178 du 17/07/2000, p. 0001 - 0016 ; et en ligne sur : < http://europa.eu.int/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!celexapi!prod!CELEXnumdoc&lg=fr&numdoc=32000L0031&model=guichett> (site visité le 13 mars 2004). |
|