Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.2.2.2 « Méthadonisation » ou prise en charge globale ? La logique thérapeutique face aux exigences sécuritairesLes Sert sont assimilés en Italie à l'utilisation de la méthadone. Ils en sont en effet les quasi-seuls prescripteurs. Cette conception est pourtant loin de faire l'unanimité. Les représentants des communautés thérapeutiques critiquent le recours à la méthadone comme une solution de facilité et appellent à la fermeture des « bar metadonici » (littéralement les « bars méthadoniques). Ce préjugé repose, selon Simonetta Piccone Stella, sur la méconnaissance de ce médicament. Mais elle traduit avant tout la peur de voir la méthadone constituer « un échappatoire, une excuse pour limiter l'offre thérapeutique à un seul geste- l'administration d'un médicament une fois par jour, au compte goutte- renonçant à toute l'attention, au temps et aux soins que les demandes des patients portent avec eux »1022(*). Cette critique se fonde en partie sur l'exemple réel de certains Serts qui privilégient les traitements de substitution au détriment de l'accompagnement psycho-social du toxicomane, à l'image des programmes thérapeutiques américains. Les usagers eux-même constatent cette carence du dispositif italien de soin de la toxicomanie. « La méthadone est un formidable médicament mais les services devraient avoir un objectif plus ambitieux : nous aider à rester dans la société. Une fois sorti de prison, je ne suis pas arrivé à trouvé un emploi. Peu de temps après tu commences à ne plus croire en toi et la solitude est totale. Tu cherches à rester loin de la rue, mais tu ne sais pas commet passer le temps. C'est pour cela que nous demandons un lieu pour nous rencontrer et un laboratoire pouvant élaborer des projets de formation/emploi »1023(*) Piero, un ancien toxicomane Riccardo Gatti regrette que la méthadone soit perçue comme un traitement en soi de la toxicomanie. La substitution ne représente qu'un moyen de désintoxiquer l'usager de drogues, un processus qui n'est qu'une étape parmi tant d'autres dans le processus thérapeutique. « L'utilisation de méthadone sur un toxicomane par héroïne n'est pas en soi une thérapie de la toxicomanie mais la substitution d'une substance consommée dans une préparation et une situation peu sûre avec une autre substance et une autre situation (le contrôle sanitaire) qui comportent de moindres risques pour la personne »1024(*) En outre, l'approche adoptée par le secteur public se focalise sur les sujets démontrant des signes pathologiques issus de leur toxicomanie. Le soin de la toxicomanie est avant tout destiné aux consommateurs les plus flagrants au détriment des simples usagers. De même, les consommateurs de substances « dures » telle que l'héroïne, sont privilégiés au détriment des consommateurs de substances « légères »1025(*). Riccardo Gatti regrette la trop forte orientation du dispositif public vers les héroïnomanes au détriment des autres formes de toxicomanie1026(*). Les services italiens ne proposent aujourd'hui presque que des programmes de substitution. Or, les personnes qui ont besoin de méthadone sont souvent héroïnomanes depuis de nombreuses années. Une personne qui n'est pas un héroïnomane chronique peut se sentir éloignée d'un Sert qui s'occupe principalement de personnes avec des problèmes divers des siens. Le fait que la majorité des usagers des services socio-sanitaires présentent des problèmes liés à l'usage d'héroïne (89,5% du total ) atteste que les services de prise en charge des toxicomanes sont avant tout destinés aux héroïnomanes, la substance la plus pathologique1027(*) au détriment des autres substances (cocaïne, THC, LSD, amphétamines, ecstasy, benzodiazépines, alcool). On peut affirmer, comme Roberto Gatti, à l'encontre de cet état de fait : « Un Sert s'occupe de toxicomanies et pas uniquement de toxicomanie pas héroïne »1028(*) « Quand un Service [...] utilise des médicaments de substitution, il exerce une sélection des utilisateurs. Les personnes qui ont besoin de méthadone sont, souvent, des héroïnomanes depuis de nombreuses années. Une personne qui n'est pas un héroïnomane chronique peut se sentir éloigné d'un Sert qui s'occupe, principalement, de personnes avec des problèmes divers des siens. Si on accorde un espace aux traitements de substitution il faut également donner un espace à ceux qui souhaitent atteindre un état « libre de drogues » (drug-free) »1029(*) Cette forte spécialisation du système de soin italien se traduit par une forte inadéquation des services proposés face à la situation actuelle. On peut remarquer par exemple que la population fréquentant les Set vieillit considérablement tandis que les populations d'usagers de drogues sont de plus en plus jeunes1030(*). Les phénomènes des drogues synthétiques, de même que les polyconsommations, restent hors de portée des intervenants spécialisés en toxicomanie1031(*). Cette incapacité s'explique en partie par les stratégies appliquées par les Regioni, qui consistent à opérer une division professionnelle entre les centres de traitement de l'alcoolémie, de toxicomane et les patients affectés de troubles mentaux. Cette séparation empêche de traiter adéquatement les sujets qui abusent simultanément d'alcool, de psychotropes et de stupéfiants. « Les opérateurs de la toxicomanie ont le bagage technique pour s'occuper des nouveaux abus de drogue mais ils travaillent dans un système structurel, normatif et culturel construit pour des types de problématiques différentes. Ils risquent de rester prisonniers dans un système où ils sont habituer à contenir et à contrôler une situation (l'héroïnomanie) désormais stéréotypiquement définie comme une souffrance dans laquelle le patient accepte (et est poussé à accepter) le rôle de malade, pour se soustraire à celui de criminel. Il s'agit d'un jeu où les parties en questions utilisent les termes de purification (se nettoyer le sang), de rédemption (la sortie du tunnel), de croissance (parcours de croissance, un chemin d'espérance) et de réhabilitation qui ne sont pas ceux des nouveaux toxicomanes »1032(*) Cette priorité accordée essentiellement aux consommations toxicomaniaques, c'est-à-dire les plus pathologiques, témoigne de la nature du système de soin de la toxicomanie qui constitue plus une politique de traitement des symptômes que de promotion du bien être social1033(*). Fazzi note une forte ambiguïté des Serts qui se trouvent engagés dans une démarche ambiguë située entre une exigence de soin et une logique de contrôle social. D'où la distinction entre un modèle de politique publique orienté sur les symptômes qui a pour but de garantir l'ordre social et un second ciblé sur la promotion sociale qui vise l'intégration et l'émancipation des individus1034(*). « Il y a toujours ceux qui souhaitent utiliser la médecine afin d'exercer un contrôle social. Le Sert a une « mission » thérapeutico-réhabilitative. Son but n'est pas de méthadoniser à fort dosage le nombre maximal d'héroïnomanes pour réduire la micro-criminalité »1035(*) « Si nous continuons à vouloir utiliser le système d'intervention sur les toxicomanies comme un instrument de contrôle et d'assistance sociale nous ne serons plus en mesure de faire front aux nouveaux phénomènes émergents qui sont en train de concerner des personnes qui ne sont pas marginalisées et qui ne souhaitent pas être contenues et contrôlées en échange de la reconnaissance d'un statut de « personnes à délivrer et à sauver » (qu'elle ne reconnaissent pas) »1036(*) Les changements actuels rendent par conséquent nécessaire une réorganisation des services spécialisés italiens en faveur d'une prise en compte des nouvelles consommations et des nouveaux consommateurs. Il s'agit également de favoriser une véritable professionnalisation des services par le biais notamment de l'établissement d'une culture thérapeutique commune qui ne peut se réduire aux seuls traitements de substitution. Gatti affirme d'ailleurs que le rôle de concurrence du secteur privé amène nécessairement à une restructuration des services spécialisés italiens : « Les opérateurs publics de la toxicomanie devront eux aussi se confronter à un « marché » de la santé toujours plus préparé et agressif dans lequel il y aura toujours moins de place pour l'approximation »1037(*). Le système spécialisé s'est imposé aussi bien en France, qu'en Italie comme un acteur essentiel du traitement des toxicomanes. Il a fortement contribué à l'utilisation des traitements de substitution. Ceux-ci ont parfois été mis en place au détriment d'une prise en charge globale du patient. Les carences du système spécialisé s'expliquent en partie par l'absence d'une culture commune favorable à la considération des usagers de drogues. La priorité accordée aux formes les plus marginales et pathologiques de la toxicomanie (souvent réduite à l'héroïnomanie) est à mettre en lien avec la logique sécuritaire qui a présidé à l'organisation des services spécialisés. Il s'agissait davantage d'exercer un contrôle social et d'assurer une diminution des risques sociaux encourus par la population que de prendre véritablement en charge les usagers de drogues. La prise en charge de la toxicomanie s'est pendant longtemps résumé soit au seul système de soin spécialisé dans le cas français, soit à un système mixte dispositif spécialisé/communautés thérapeutiques en Italie. Il existe pourtant une pluralité d'autres acteurs impliqués directement dans le champ de la toxicomanie. Ceux-ci vont cependant être marginalisés en raison de logiques professionnelles monopolistiques. Le nouveau contexte des années quatre-vingt-dix et le nouveau paradigme régissant la prise en charge de la toxicomanie (la réduction des risques) vont alors remettre en question la situation préalablement établie. Le système de soin spécialisé va dès lors être contesté par les acteurs du dispositif sanitaire de droit commun, qui vont progressivement s'imposer. * 1022 Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit., p.89. * 1023 Zuffa G., I drogati e gli altri. Le politiche di riduzione del danno, op.cit., p.35. * 1024 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit. * 1025 Fazzi L., Scaglia A., Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, op.cit., p.12. * 1026 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, o * p.cit. 1027 En 1994, les consommateurs d'héroïne représentaient 90% des patients suivis par les Sert en Italie. Ce chiffre est resté presque inchangé en 2000. Ministère de la Santé, A. De Rose, N. Magliocchetti, « Relazione sulle attività dei servizi pubblici per le tossicodipendenze nell'anno 1994 », in Bolletino delle farmacodipendenze e dell'alcolismo, XVIII, n.3, 1995. * 1028 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit., p.46. * 1029 Ibid., p.175. * 1030 Piccone Stella remarque que l'âge moyen des consommateurs d'héroïne augmente de façon générale en Europe tandis que les plus jeunes ont recours à d'autres types de drogues (amphétamines, ecstasy, LSD, etc.). L'âge des personnes pris en charge par les services de toxicomanie augmente ainsi de façon importante. Entre1991 et 1997, tandis que la classe des 20-24 ans est passée de 28,60 à 17,9% de l'ensemble des patients, la classe des 35-39 ans a augmenté de 6,55 à 13,4%. Piccone Stella Simonetta, Droghe e tossicodipendenza, op.cit, p.37. * 1031 Ibid., p.108 * 1032 Ibid., p.109. * 1033 Fazzi L., Scaglia A., Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, op.cit., p.12. * 1034 Idem., p.12. * 1035 Gatti R.C., Lavorare con i tossicodipendenti. Manuale per gli operatori del servizio pubblico, op.cit., p.46. * 1036 Ibid., p.169. * 1037 Ibid., p.10. |
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