Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
2.1.2 La mise en place de la réduction des risques au sein des communautés thérapeutiques : l'exemple de villa Maraini2.1.2.1 Une « philosophie » d'intervention comme point de départVilla Maraini est aujourd'hui une Fondation située à Rome qui regroupe un important nombre de structures d'aide aux toxicomanes. Elle était cependant à l'origine une communauté thérapeutique fondée par Massimo Barra, volontaire de la Croix Rouge depuis l'âge de treize ans, et ancien médecin auprès de structures publiques de la ville de Rome968(*). Il créa Villa Maraini le 1er septembre 1976 qui fut transformée en Fondation en 1988. Le fonctionnement de Villa Maraini est intimement lié à son fondateur. C'est dans un esprit particulier qu'a été créée la communauté thérapeutique et que celle-ci s'est développée. Il s'agit de donner les principales lignes de la « philosophie » de la toxicomanie telle qu'elle est conçue par Massimo Barra, et de façon plus génale par les opérateurs de Villa Maraini, et qui conditionne considérablement les interventions de soin et de prévention qui sont mis en place par la Fondation. La philosophie de Villa Maraini part d'un constat simple : la drogue est parmi nous. Elle est liée à l'histoire et à l'évolution de l'homme969(*). Massimo Barra y voit l'expression d'une faute originelle semblable au pêché d'Adam et Eve. La drogue est considérée davantage comme un problème individuel que social970(*). L'homme est à la recherche, à travers l'usage de substances et notamment d'héroïne, d'un plaisir illimité. C'est pourquoi, la drogue est impondérable qu'il s'agit de contrôler de la meilleure façon possible. La toxicomanie est décrite par Massimo Barra comme le rapport qu'entretient l'usager avec la substance. Il ne s'agit pas d'assimiler, comme il a été établit auparavant, la toxicomanie avec le seul usage de substances mais de souligner, comme dans le cas du modèle trivarié, le rapport entre le toxicomane, la substance et la société. Une définition spécifique de la toxicomanie en est déduit : « Le toxicomane n'est pas celui qui se drogue mais celui qui dans une phase de son existence est incapable de survivre sans drogue »971(*). La relation entre le toxicomane et la substance est décrite comme un « rapport amoureux ». Celui-ci n'est pas immuable mais évolue en fonction du temps. Massimo Barra distingue ainsi trois phases distinctes : l'amour fou ou la lune de miel, l'amour-haine ou la phase ambivalente et la haine franche ou la phase de détachement. Durant la première phase le toxicomane est « possédé » d'un sentiment d'omnipotence. Son rapport au monde est alors transformé et il voit la substance comme un objet presque magique, comme la solution à ses problèmes. Dans une seconde phase, le plaisir laisse place à l'ennui, à la routine, à la fatigue et la relation entre la substance entre le toxicomane et la drogue est un rapport d'amour-haine à travers lequel le toxicomane commence à ressentir les effets négatifs (sociaux, psychiques, physiologiques) de sa consommation dont il reste néanmoins dépendant. Enfin dans un troisième temps, le plaisir disparaît et cède la place à la douleur. Massimo Barra déduit de cette conception de la toxicomanie une idée de la thérapie. Celle-ci ne peut pas se résumer à une intervention de courte durée tel que le sevrage972(*). La désintoxication ne conduit pas à la guérison, même si elle peut en constituer une étape parmi tant d'autres. La thérapie est entendue comme un « chemin » durant lequel il s'agit d'accompagner le toxicomane dans son rapport à la substance. Il n'est pas envisageable de proposer un véritable programme thérapeutique à une personne qui se situe dans la première phase, celle de « l'amour exclusif », car celle-ci n'est pas en mesure d'effectuer un tel choix. La seule stratégie possible constitue alors dans l'attente de conditions plus favorables. Il ne s'agit toutefois pas d'abandonner le toxicomane à sa consommation mais de tout faire pour réduire les risques dérivant de sa consommation. Il s'agit alors, selon la formule de Massimo Barra, d'« éviter l'irréparable »973(*). Massimo Barra rejette avec vigueur le présupposé, déjà évoquée, que le toxicomane doive « toucher le fonds » pour pouvoir guérir de sa dépendance. L'écoulement du temps n'est dès lors pas conçu comme ce qui rapproche le toxicomane de la drogue mais au contraire comme ce qui l'en éloigne progressivement, il s'agit du « meilleur allié du thérapeute ». La thérapie est un processus. C'est pourquoi il est impensable de « guérir » le toxicomane de façon immédiate. Il s'agit en revanche d'apporter au toxicomane des « alternatives » qui lui permettront progressivement de sortir de l'état de dépendance. « La thérapie ne doit pas avoir la prétention d'apporter la résolution de la toxicomanie ni la conviction d'obtenir tout de façon immédiate, reproduisant ainsi les effets de la substance qui semble accorder tout et tout de suite [...] Par thérapie, on entend au contraire un processus beaucoup plus complexe pour atteindre un dépassement définitif de la dépendance, un long parcours fait de hauts et de bas, un ensemble de stratégies qui peuvent utilement être mises en acte. La thérapie est un long chemin que le toxicomane doit parcourir ensemble à qui peu l'aider, soi qu'il s'agisse d'un centre, d'un thérapeute, un proche , un ami, tous ceux qui sont engagés d'une façon ou d'une autre dans l'entreprise de l'aider à sortir de son rapport pervers avec la substance »974(*) La thérapie présente trois objectifs principaux975(*). Le premier objectif est la survie du toxicomane. La seconde priorité est l'amélioration des qualités de vie du toxicomane. Il s'agit enfin d'apporter de nouvelles alternatives de vie face à la drogue qui permettent un investissement et une projection dans l`avenir. Il existe comme il a été établi auparavant de nombreux outils de thérapie de la toxicomanie. Ceux-ci peuvent être usés de façon conjointe. Le premier type de traitement est médical. Massimo Barra qualifie la toxicomanie de « maladie » parce que les toxicomanes sont mal aux points de vue psychique, physique et social »976(*). Le traitement de la toxicomanie, comme pour toutes les maladies, passe de façon quasi-nécessaire par l'administration de médicaments. Ceux-ci peuvent être aussi bien aspécifiques, c'est-à-dire qui ne sont pas apparus pour le soin de la toxicomanie, ou spécifiques telle que la méthadone977(*). Massimo Barra décrit la méthadone comme une « drogue à usage thérapeutique ». C'est un médicament qui constitue « l'unique possibilité réaliste de changer le mode de vie d'un toxicomane d'un jour à l'autre [...] La qualité de vie d'un toxicomane dépressive, avilie, détériorée peut changer radicalement en un seul jour, rendant le sujet capable de survivre et de réaliser ses activités quotidiennes sans être contraint à satisfaire le besoin qui l'a conditionné pendant les jours, les mois et les années précédentes »978(*). L'utilisation de la méthadone a pour objectif dans cette optique la stabilisation du comportement. Il s'agit de permettre au toxicomane d'adopter un mode de vie « normal » dans l'attente d'entreprendre un traitement de désintoxication. Le second mode d'intervention principal est la thérapie collective. La thérapie ne peut pas âtre entendue pour Massimo Barra comme un processus uniquement individuel. Le troisième mode d'intervention utilisé est la psychothérapie qui peut-être entendue soit comme un suivi individuel soit au niveau du groupe. Il existe une pluralité d'instruments dans le soin de la toxicomanie auxquels il est possible de recourir. La règle principale à laquelle doit obéir la thérapie est l'adaptation. Du fait que chaque toxicomane se différencie d'un autre mais aussi de lui-même en fonction des étapes de sa toxicomanie, il est nécessaire d'adopter une approche personnalisée de la thérapie. Un toxicomane peut avoir besoin de méthadone tandis que pour un autre la thérapie collective sera plus utile. On peut souligner enfin un point important de la thérapie telle qu'elle est envisagée à Villa Maraini. Il s'agit du rôle thérapeutique important accordé à l'ex-toxicomane. Celui-ci bénéficie d'une légitimité égale à celle du psychologue au sein du traitement de la toxicomanie979(*). La « philosophie » de Massimo Barra et de Villa Maraini en matière de toxicomanie peut-être résumée en 5 points : 1) Il n'existe pas une méthode qui, toute seule, soit capable de "guérir" un toxicomane. 2) Chaque toxicomane est divers d'un autre et demande une attention particulière, spécifique et non standardisée. 3) Chaque toxicomane est différent de soi-même en fonction du temps qui s'écoule et qui s'accompagne de modifications profondes du rapport avec la substance. 4) Il faut privilégier l'intervention à réseau, c'est à dire la création de toute une série d'occasions thérapeutiques diversifiées. 5) Il faut éviter de concentrer tous les efforts seulement en faveur des sujets bien disposés et motivés à interrompre leur rapport avec la drogue et agir thérapeutiquement même en faveur des cas apparemment sans solution, de ceux qui ont envie de continuer à être toxicomanes, étant l'intérêt de rejoindre en tout cas le plus grand nombre possible d'usagers de drogues. La Fondation a développé une « philosophie » de la toxicomanie et de sa prise en charge. Celle-ci repose beaucoup autour de la personne de Massimo Barra qui constitue non seulement le fondateur de Villa Maraini mais aussi un leader dont l'autorité charismatique, au sens wébérien du terme, constitue le principal ressort. Villa Marini présente un certain nombre de caractéristiques décrites auparavant dans le modèle des communautés. Elle se distingue toutefois beaucoup de ces premières, telle que San Patrignano, à travers sa philosophie d'action. La communauté thérapeutique ne peut pas être perçue comme un modèle homogène de prise en charge de la toxicomanie. L'« esprit de Villa Marini » traduit un véritable souci de prendre soin du toxicomane. Celui-ci est cependant toujours conditionné à l'objectif de faire cesser la consommation de substances. C'est à partir de cette conception qu'un ensemble d'interventions vont être mises en place autour du toxicomane. * 968 On peut donner à titre indicatif quelques éléments biographiques à propos de Massimo Barra. Né à Rome en 1947, il est entré dès l'âge de 13 ans dans le groupe des Pionniers de la Croix Rouge Italienne dont il devient le Président national en 1976. Il sera élu à partir de 1979 Inspecteur National des Volontaires de la Croix Rouge Italienne, charge à laquelle il sera réélu jusqu'en janvier 2001. Il occupa également la charge de Président du Comité Consultatif de la Jeunesse de la Fédération Internationale de la Croix Rouge entre 1972 et 1979. Il accomplit des étude de médecine et exerça sa profession auprès du Centre des Maladies Sociales (C.M.S) de Rome dans le service de toxicomanie. Il fonda la communauté Villa Maraini le 1er septembre 1976. Il créa enfin la Fondation Villa Maraini en 1988 dont il est encore aujourd'hui le directeur. Massimo Barra a été le responsable de nombreux cours de formation et de sensibilisation à la toxicomanie aussi bien au sein de la Croix Rouge qu'après d'universités et d'écoles spécialisées. Massimo Barra a également exercé d'importantes responsabilités au sein de groupes d'études et de recherches des politiques sanitaires sur la toxicomanie pour le compte du gouvernement italien (Comités interministériels Antidrogue de 1978 al 1985, Rapport auprès du Ministère de la Santé sur les communautés thérapeutiques en Italie en 1982) ou auprès de la commune de Rome. * 969 Barra, Massimo, Lelli Vittorio, Droghe e drogati, Ed. Ianua, Rome, 1990, p. 16. p.165. * 970 Cette conception rentre en contradiction avec la compréhension de la toxicomanie qui s'est développée en Italie durant les années quatre-vingt et qui y voit avant tout l'expression d'un malaise social. * 971 Barra Massimo, « Pragmatica dell'intervento terapeutico », in Bellizzi A. (dir)., Lezioni dai corsi di Sensibilizzazione, Villa Maraini, Roma, juin 2001, p.27. 81p. Cette idée renvoie par ailleurs de façon directe à l'idée de «ligne de vie» déjà évoquée précédemment par Robert Castel et Albert Ogien. * 972 Ibid, p.27. * 973 Ibid., p.28. * 974 Définition de la thérapie sur le site Internet de Villa Maraini : www. villamaraini.it. * 975 Barra Massimo, « Pragmatica dell'intervento terapeutico », art.cit., p.29. * 976 Ibid., p.29. * 977 Ibid., p.30. * 978 Barra Massimo, Droga dalla A alla Z, I quaderni del pronto soccorso, Mc Graw-Hill, Milano, 1997, 56p. * 979 C'est dans ce sens que Massimo Barra déclarait lors d'une conférence : « L'ex-toxicomane devenu opérateur social est un élément constant de plusieurs services anti-drogue dont on ne peut faire à moins, soit pour l'attitude protectrice et paternelle que plusieurs anciens toxicomanes, parvenus à la phase finale de leur dépendance, assument à l'égard des plus jeunes, soit pour le témoignage personnel de réussite et de victoire dans un combat. pour dépasser définitivement la dépendance, qui parfois peut paraître improbable sinon impossible. L'ancien toxicomane démontre que "vouloir c'est pouvoir" et cela est pour lui un bon système de se rendre utile à la Société, souvent l'unique pour mettre à profit l'expérience négative de son passé de drogué [...] Un ex-toxicomane thérapeute dans un centre anti-drogue ou dans une communauté thérapeutique est un symbole, un personnage important et de soutien tandis que dans n'importe quel autre milieu il risque d'être un nombre ou un travailleur anonyme Pour lui il est aussi important de continuer à fréquenter, même avec un autre rôle, un milieu thérapeutique, surtout si de celui-ci ou d'une de ses figures significatives il est resté d'une façon ou de l'autre dépendant en tant qu'un des moyens qui lui a permis de dépasser l'autre, plus néfaste dépendance, celle de la drogue ». Massimo Barra, Tolleranza Dei Terapeuti E Tossicodipendenti, II Encontro das Taipas Lisboa, février, 1989. |
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