Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
Document n° 14 : Cures ordonnées par le parquet 1971-1983
Sources : 1971-1978 : circulaire 69F389 du 15 février 1980 et rapport Pelletier (1978) ;1979-1981 : Gortais J., Perez-Diaz C. (1983) ; 1982 et 1983 : cadres du parquet. L'injonction thérapeutique est ainsi très peu utilisée entre 1970 et 1986. Le système est en proie à de nombreuses contradictions politiques. Jusqu'à 1985, les circulaires invitent les juges à ne pas privilégier l'injonction thérapeutique, c'est seulement à la fin des années 80 que les autorités publiques incitent à sa mise en application. Deux questions ramènent sur le devant de la scène la question de l'alternative sanitaire en matière d'usage de stupéfiants : le Sida et les hépatites qui affectent la population toxicomane, et la question de l'exclusion sociale et de l'accès aux soins des plus démunis. Un argument va jouer dès lors en faveur de l'IT, repris dans toutes les circulaires postérieures : l'injonction thérapeutique représente la possibilité d'une première mise en relation du toxicomane avec un service sanitaire et par conséquent un moyen d'accès aux soins. Une évaluation a été réalisée en 1991 et a montré que, en moyenne sur les 61 départements ayant répondu à la question, pour 59 % des personnes ayant bénéficié d'une mesure d'injonction, celle-ci a été l'occasion d'un premier recours aux soins902(*)902(*). Les pouvoirs publics incitent dès la fin des années quatre-vingt les autorités sanitaires et judiciaires à collaborer en faveur de l'injection thérapeutique. Deux circulaires du ministère de la justice de 1987 rappellent ainsi tout à la fois les grandes directives de la mise en oeuvre de la loi et la nécessaire coopération entre les différents services903(*). L'injonction thérapeutique connaît un essor à partir de 1987 par le biais de la circulaire du 12 mai 1987 qui apporte, pour la première fois, une définition précise du candidat à l'injonction thérapeutique : « L'usager d'habitude présentant des signes d'intoxication ou reconnaissant se livrer régulièrement à la consommation de stupéfiants »904(*). L'injonction thérapeutique est réaffirmée au cours des années quatre-vingt-dix par le plan gouvernemental de lutte contre la drogue du 21 septembre 1993 ou encore par une circulaire adressée en 1995 aux préfets et aux procureurs de la République qui préconise l'usage de l'injonction thérapeutique pour les usagers d'héroïne ou de cocaïne et les gros consommateurs de cannabis en cas de consommation mixte avec d'autres produits (médicaments, alcools, etc.). Le recours à l'injection thérapeutique se développe ainsi beaucoup plus conséquemment905(*)905(*) : de 4 935 en 1992, le nombre d'injonctions thérapeutiques est passé à plus de 8 000 mesures à la fin de la décennie. L'augmentation est donc significative, même si l'effectif des individus ayant bénéficié de cette mesure stagne depuis 1996. De plus, les usagers de cannabis représentaient, en 1997, 60% des injonctions contre 36% pour les usagers d'héroïne906(*). Document n° 15 : mesures d'injonctions thérapeutiques prononcées par les juridictions
Source : ministère de la Justice, Annuaire statistique. Pourtant de nombreuses voix continuent de s'élever en faveur d'un changement législatif. Certains considèrent que le choix entre poursuite de l'usage et injonction thérapeutique reste ambigu : « la formule génère la confusion des genres et le malaise de chacun : le prévenu toxicomane n'est pas un prévenu comme les autres, le magistrat devient un prescripteur médical et le médecin l'exécutant d'une sentence »907(*). En outre, de fortes disparités régionales persistent bien que masquées par les statistiques globales908(*). En 1994, sur 175 tribunaux de grande instance, 38 % n'ont prononcé aucune mesure, 23 % en ont prononcé de 1 à 10, 29 % de 11 à 99 et 10 % plus de 100. La concentration des mesures dans quelques juridictions est donc très forte et s'accentue : les tribunaux ayant prononcé plus de 100 injonctions chacun totalisent 74 % des mesures en 1994 contre 69 % en 1993. On trouve ainsi, par ordre décroissant : Bobigny 1.110 injonctions thérapeutiques (14,7 % du total national), Paris 640 (8,5 %), Créteil 520 (6,9 %), Meaux 427 (5,6 %). Les trois quarts des IT prononcées sur le territoire national en 1994 ont été décidées dans 18 juridictions seulement. En 1994, 38% des tribunaux de grande instance (TGI) n'avaient prononcé aucune mesure de ce type. Finalement, la déperdition des usagers est telle que l'ampleur des moyens dégagés (12 millions de francs en 1997) pour la mise en oeuvre de l'injonction thérapeutique pourrait sembler disproportionnée au regard de son effectivité909(*). Derrière le chiffre global de 70% d'usagers sous le coup d'une mesure d'IT entrant en contact avec le système de soins, une évaluation menée en 1994 auprès de 25 TGI montre des résultats beaucoup plus modestes. En 1994, moins d'un tiers des usagers interpellés ont bénéficié d'une décision d'injonction thérapeutique et dont un quart seulement ont entamé un traitement910(*). Ce ne sont en fait que 5,5% des usagers de drogues injecteurs interpellés qui ont été pris en charge par les soignants et suivis par les DDASS911(*). Cela ne préjuge en rien des résultats de ces prises en charge, ni même ne garantit qu'elles ont été menées à terme. Enfin, l'augmentation parcourue au cours des années quatre-vingt-dix a été en grande partie motivée par l'application, en dépit des instructions données par voie de circulaire, de mesures d'injonction thérapeutique à des usagers de cannabis (ce qui tendrait à l'assimiler à une mesure de contrôle de la délinquance en milieu ouvert). En 1997, 36% seulement des injonctions thérapeutiques prononcées concernaient des usagers d'héroïne. En outre, l'élévation quantitative suit la tendance des interpellations, à un rythme toutefois plus soutenu. La relance de l'I.T demeure critiquée et le choix d'une dépénalisation de l'usage est préféré par beaucoup. L'irruption du paradigme de la réduction des risques a amené les pouvoirs publics français à réévaluer et à modifier en conséquence leur dispositif de soin de la toxicomanie. Celui-ci n'était en effet pas en mesure de répondre aux nouveaux objectifs qui s'imposaient d'eux-mêmes : réduire les risques de transmission des maladies infectieuses parmi les toxicomanes intraveineux. Il s'agissait d'une part de revoir l'outil thérapeutique qui avait régné jusque là, le sevrage, et de le substituer par un nouveau procédé permettant d'obtenir une stabilisation comportementale des usagers de drogue (reconnue comme un des meilleurs facteurs de prévention). Il était nécessaire, d'autre part, de modifier le régime de la prise en charge qui demeurait trop répressif et était néfaste à la réduction des risques. C'est dans ce cadre que les pouvoirs publics français et italiens accordèrent une large priorité à l'application des mesures alternatives, telle que l'injection thérapeutique française. Ces mécanismes de prise en charge du toxicomane font cependant l'objet de nombreuses limites. Il est apparu que le principal obstacle aussi bien en matière de prévention que de prise en charge de la toxicomanie n'est pas le manque d'instruments mais leur application. La méthadone est très significative de cette difficulté. Il existe peut-être autant de manières de mettre en place un programme de substitution qu'il y a de centres thérapeutiques prescripteurs. L'efficacité de ce traitement n'est d'ailleurs pas liée qu'à la seule substance mais elle dépend d'une pluralité de facteurs (accompagnement psychosocial, opportunités sociales et en matière de travail, etc.). Le rôle d'arbitre des pouvoirs publics apparaît une fois de plus crucial. Dans un secteur dominé par la pluralité des acteurs, notamment en Italie, il est décisif qu'un seul et même principe puisse régir l'ensemble des interventions. Certains, cependant, refusent cette homogénéisation au nom d'une plus grande diversité de l'offre thérapeutique. Il existe ainsi une multitude d'acteurs intervenant dans le secteur de la toxicomanie qui offrent des solutions singulières. * ormulation du cadre législatif, op.cit., p.55. * 902 Evalu * ation de l'INSERM, U.302, citée dans Dussausaye Eve, Politiques publiques de soins en matière de toxicomanie. Une spécificité française, op.cit., p.47 903 Circulaire CAB 87-02 du 12 mai 1987: coopération entre les autorités judiciaires et les autorités sanitaires et sociales pour l'application de la loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et * de l'usage illicite de substances vénéneuses. 904 Michel Setbon, Pouvoirs contre sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, op.cit., p.32. * a * 905 Conseil national du Sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, * op.cit., p.55. 906 DGLDT/CRIM/DGS n°20 C du 28 avril 1995. * t 907 J. Chenu, « Résultats décevants pour l'injonction thérapeutique * », Interdépendances n° 27, 06-07, 1997, p.37. 908 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une reformulation du cadre législatif, op.cit., p.56. * 909 Conseil national du sida, Les risques liés aux usages de drogues comme enjeu de santé publique. Propositions pour une ref * ormulation du cadre législatif, op.cit., p.56. 910 Steffen M., Les * Etats face au Sida en Europe, op.cit., p.130. 911 Setbon Michel, Calan Jeannine de, CNRS/GAPP, L'injonction thérapeutique. Evaluation du dispositif légal de prise en charge sanitaire des usagers de drogues interpellés, op.cit. |
|