Les Etats face aux Droguespar Eric Farges Université Pierre Mendès France - IEP Grenoble 2002 |
1.1.2 La construction sociale de la toxicomanie1.1.2.1 Une évolution socio-historiqueLes substances psychoactives, comme il a été établit, ont toujours été consommées au sein des sociétés humaines. Ce constat permet d'affirmer que le premier usage des drogues est probablement de permettre à l'homme d'atteindre un changement de son état psychique51(*). Toutefois, outre cet aspect psycho-métaphysique, l'usage de substances est doté d'une forte dimension sociale qui a varié au cours de l'histoire. Chaque type de société a développé un usage culturel spécifique des drogues. Les premières civilisations leur donnaient par exemple une dimension religieuse et spirituelle52(*). Pour les Assyriens, la consommation de chanvre faisait partie de la liturgie du dieu Assur. De même en Egypte, le chanvre était utilisé sous l'injection des grands prêtres afin de se rapprocher des dieux. Les substances n'étaient alors pas dotées d'une valeur matérielle : la cocaïne n'était pas une marchandise dans le Pérou des Incas, de même que ne l'était pas non plus le haschich dans les fumeries de l'Empire Ottoman. Le rapport des populations avec la drogue était par ailleurs un rapport harmonieux, équilibré et marqué par une consommation modérée. La drogue a en revanche pris dans les sociétés occidentales un rapport plus commercial et a perdu certains aspects socioculturels qui en permettaient le contrôle. Le point de rupture entre sociétés traditionnelles et sociétés « modernes » ou capitalistes se situerait donc dans la commercialisation des drogues53(*). Selon P. Arlacchi le trafic est une invention moderne qui a défait les substances de leurs racines socioculturelles et qui en a fait un pur objet de consommation. Les substances ont désormais perdu leurs fonctions naturelles ou rituelles qu'elles avaient auparavant. Les spécificités culturelles de consommation propres à chaque pays ont progressivement disparues et la figure universelle du toxicomane est apparue dans chacun de ces endroits. Cette « marchandisation » des drogues a été accentuée par l'usage qu'en a fait la société occidentale moderne. Alain Ehrenberg distingue ainsi deux phases historiques ou deux âges de la toxicomanie moderne54(*). La première, les « évangiles de l'épanouissement personnel » (1960 -1970), correspond à la découverte de nouvelles possibilités insoupçonnées. La drogue y est conçue comme un nouveau moyen d'émancipation. A cette période succède à partir des années 80 celle des « tables de l 'initiative individuelle » où l'autonomie devient la nouvelle règle sociale : elle fait de l'agent individuel le seul responsable de son action. L'usage toxicomaniaque ou l'abus de substances naît du moment où la distinction entre finalités thérapeutiques et finalités de « confort » ou de « performances » ne fait plus sens. Se droguer et se soigner se confondent. Comme le note Ehrenberg le mot dopage enregistre cet état de fait : ni soin ni « défonce », mais une démultiplication de soi dans une société où la mesure de la personne est l'initiative. L'usage de drogues est désormais conçu comme un « dépassement permanent » de l'individu. La compréhension de la drogue relève d'une approche anthropologique, aussi bien pour interpréter les aspects religieux, spirituels et érotiques que les drogues ont eu auparavant dans les civilisations précédentes que pour appréhender aujourd'hui leur rôle dans les sociétés modernes. Marco Orsenigo rappelle que la drogue est désormais une « pratique clandestine qui oppose le sujet à l'organisation sociale dans laquelle il est inséré »55(*). Avec les nouveaux usages de la drogue, un type de déviance a émergé : la figure du toxicomane. Le mot toxicomane ne renvoie donc pas tant à une pathologie (toxicologique ou psychiatrique) qu'à une forme de déviance sociale56(*). Les déviances sont le fruit de luttes entre cultures minoritaires (par exemple la drogue) face à des cultures majoritaires (comme l'alcool) qui sont engagées dans une lutte pour la légitimité57(*). Le terme de « toxicomane » est apparu dans les années 1880, alors que la société commençait tout juste à réprimer les usages de drogues. Viel en donne une définition en 1900 : « Le mot toxicomane désigne, d'une façon aussi commode qu'exacte, toute cette catégorie de gens qui par habitude s'intoxiquent avec des produits divers afin de se procurer des sensations agréables dont la forme et l'intensité varient suivant la nature et la qualité du toxique employé, sensations qui peuvent aller de l'atténuation ou de la cessation d'une douleur physique, de la simple euphorie, de l'excitation agréable, jusqu'aux rêves, aux hallucinations, aux jouissances, aux voluptés mystérieuses des « paradis artificiels » »58(*). La définition du toxicomane synthétise les diverses conduites d'addiction et constitue un fort geste de réprobation morale à leur égard. La « toxicomanie » est avant tout une construction sociale, c'est pourquoi sa signification va fortement évoluer au cours du 20ème siècle. Les multiples statuts dont a bénéficié la toxicomanie sont liés aux disciplines qui lui ont servi de modèle interprétatif. Ainsi chaque discipline (médicale, sociologique, etc.) a constitué un point de vue spécifique sur l'usage de substances. La compréhension de la drogue et du toxicomane requiert par conséquent l'analyse des paradigmes qui ont servi à l'appréhender. * 51 « Mais la présence ininterrompue de la drogue dans l'histoire sert [...] à comprendre un autre aspect : la régularité et la fréquence avec laquelle le besoin humain de dépasser ses états de consciences, de multiplier ses capacités sensorielles, ou d'enlever la douleur et d'atteindre un état de catharsis, se manifeste en cherchant des solutions dans des directions diverses ». Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit, p. 11. * 52 Angel P., Richard D., Valleur M, « Contexte, Drogues et Société », in Angel P., Richard D.,Valleur.M, Toxicomanies, op.cit, p.8. * 53 « L'économie, la production, le marché, la société de masse ont radicalement transformé l'échelle des consommations et des comportements sociaux ». Piccone Stella S., Droghe e tossicodipendenza, op.cit. * 54 Ehrenberg A., L'individu incertain, Paris, Calman-Lévy, 1995, pp.10-16 ; Ehrenberg A., « Dépassement permanent », in Ehrenberg A., Mignon P., Drogues, politique et société, Paris, Ed. Descartes-Le Monde Editions, 1992. * 55 Marco Orsenigo, Tra clinica e controllo sociale. Il lavoro psicologico nei servizi per tossicodipendenti, FrancoAngeli, 1996, Milan, p.8 * 56 Cf., Szasz T., Il mito della droga, Feltrinelli, Milano, 1977. * 57 Marco Orsenigo, op.cit., pp.82-93. * 58 Viel L., « La toxicomanie », la presse médicale, Paris, 1900, cité par Vigallero G., « Entre peurs et excès, l'alcoolisme et la toxicomanie en France au XIXème siècle », op.cit.,p.292. |
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