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Les archives de famille entre cinéma et histoire


par Jean-René Garandet
Université de Lille - Master 1ère année en à‰tudes Cinématographiques et Archives 2022
  

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II. Une relecture du monde contemporain.

a) De l'imaginaire au politique : des archives de la révolte.

« Le sentiment de l'histoire » est chose très poétique, et peut-être suscité en nous, et nous émouvoir jusqu'aux larmes, avec la plus petite chose : car ce qui nous tire en arrière est tout aussi humain et nécessaire que ce qui nous pousse à aller de l'avant.89

Illustration 15.

Il s'agit d'un portrait de Clara Casagrande tenu par la main de sa petite fille, la cinéaste Giulia Casagrande.

Nous pouvons avancer l'idée que le cinéma permet d'entrouvrir un passage vers un temps déterminé, du fait d'un certain point de vue de l'histoire se référant à un destin commun des regards et des voix, autour des images d'archives de famille. Il est question d'une émancipation d'une Histoire plurielle. Celle de l'ordre d'un point de vue apporté à un événement collectif, nous révélant d'une histoire intime. Cela est de l'ordre d'un écho dont la « trace90 » est symbolisée par la pratique du racontage et celle des archives de famille. Dans le film, Clara e le vite immaginarie (2019), de la cinéaste Giulia Casagrande, la photographie de famille de sa grand-mère prise dans les années 1930 devient le point d'ancrage de sa recherche au sujet du passé de tout un pays. (Illustration 15). La cinéaste est dès lors confrontée à une course contre le temps, étant donné le manque d'informations autour de cette photographie de famille, mais aussi la perte progressive de la mémoire de sa grand-mère. La narration du film est construite à partir de fragments multiples.

Tout est fracassé, fractionné, fragmenté. On ne verra d'abord que les gravats. Tout est déchiré. Tout part, en morceaux épars, à la dérive. Plus rien n'est un. Mais, de ce multiple en éclats, il peut naître aussi quelque chose, pour peu qu'un désir se lève à nouveau, qu'une voix d'élève, qu'un signe soit jeté vers le monde futur, qu'une écriture prenne le relais.91

89 Pier Paolo Pasolini, Le sentiment de l'histoire, traduit par Hervé Joubert-Laurencin, dans Traffic numéro 73, printemps 2010, p. 131.

90 Celle-ci permet de retracer par un détails le cours d'un événement afin de rendre compte d'un autre point de vue. Nous considérons cette notion selon celle de l'historien Carlo Ginzburg dans son ouvrage, « Spie, Radici di un paradigma indiziamo », édition originale de 1979. La traduction française, « Signes, traces pistes, racines d'un paradigme de l'indice », Le Débat, n°6, 1980, pp. 3- 44.

91 Didi-Huberman Georges, Éparses, Paris, Les éditions de minuit, 2020, p. 157.

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Il est vrai, ce sont ces différents régimes d'images d'archives qui vont se trouver convoqués. Les images d'archives de familles, mais aussi des cartes postales, ainsi que des films amateurs et de propagandes, vont alors représenter un passé se devant d'en déterminer une logique historique entre continuité et éclatement. Ces archives, qui sont pourtant considérées comme étant des sources secondaires de la part d'une histoire dominante à caractère positiviste, vont cependant permettre sur cet acquis de l'événement, une remise en question. C'est dans cette acception, que la cinéaste utilise ses images d'archives de famille comme faisant finalement partie, d'une communauté plurielle convoquée dans le présent de la narration du film. Nous pouvons en déterminer une esthétique transgressant les codes du dispositif historiographique dominant. En effet, contrairement au film d'Ettore Scola, l'archive photographique n'est plus enfermée dans son cadre, parmi les meubles du salon familial. Qui plus est, la femme de famille à désormais cette possibilité de permettre un passage entre son passé et le présent, de l'ordre d'un discours personnel permettant de libérer une partie d'une histoire méconnue, car trop souvent occultée par un discours patriarcal. Un nouvel univers critique est alors en élaboration. C'est une déconstruction d'une histoire chronologique soumise dans l'instant du film, par un basculement de point de vue, au profit d'un système de représentation engageant la création d'une pensée collective critique. La portée sociale est dès lors aux prises avec un imaginaire multiple, en corrélation avec une vision politique autour de ces images d'archives. La raconteuse de famille permet une relecture de notre histoire afin de donner aux présents, les outils nécessaires pour façonner notre avenir en toute connaissance de faits.

On peut se représenter le véritable artiste cinéaste comme quelqu'un qui entreprend de raconter une histoire mais qui, à mesure qu'il la filme, est à ce point pris dans le désir innée de rendre toute la réalité matérielle - ainsi que par le sentiment qu'il doit la rendre de façons à raconter l'histoire, quelle qu'elle soir, en termes cinématographique - qu'il s'aventure toujours plus avant dans la jungle des phénomènes matériels où il risque de se perdre irrémédiablement s'il ne regagne pas, aux prix de grands efforts, les larges voies qu'il a quittées.92

92 Kracauer Siegfried au sujet du cinéaste Jean Renoir. Toutefois son propos s'inscrit dans notre analyse. Cette citation est présente in Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010. pp. 365-366.

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C'est à travers l'expérimentation des matériaux mis à sa disposition, que dans cette approche, la cinéaste procède à un mouvement entre les images et la voix, en rapport avec une approche historiographique aux multiples agencements. La cinéaste tente « de constituer sa cohérence à partir d'un système d'allusions, de répétitions, d'oppositions, et de correspondances93 ». (Voir annexes 1 p.80). Il est question de libérer la parole et l'archive de famille de leurs cadres respectifs. La cinéaste entreprend un travail de recherche parmi les albums photographiques et les archives de familles. Elle parcourt l'histoire de L'Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle y découvre des paysages enfouis au même titre que les individus laissés à la marge de l'Histoire dominante. C'est par le récit de sa grand-mère Clara, qu'une histoire plus intime, mais tout aussi fédératrice est mise au jour. À l'instar de la cinéaste Alina Marazzi, nous prenons connaissance de ces femmes de famille livrant bataille, contre la chute de l'expérience humaine de manière souterraine. Le regard tourné vers le passé tout en même temps que vers l'avenir, dans un mouvement entre le souvenir et l'aspiration d'un monde plus juste. C'est dans le dessein de faire co-exister ces deux mondes, que la cinéaste élabore une corporéité historique aux propos de Clara par le remploi d'images d'archives. La parole testimoniale de sa grand-mère dialogue dans le même instant avec les images d'archives de famille des individus de son époque. Les archives aussi bien sonores que visuelles demeurent libérées de ce carcan, qui tel une chappe de plomb, les laissa choir dans une antichambre de l'Histoire des hommes. C'est également un enseignement de premier ordre qui est adressé à la génération contemporaine. Cela est révélateur dans la séquence où le grand-père de Giulia Casagrande s'inquiète de la santé de Clara, et a pris pour habitude de lui faire la lecture du programme télévisuel. Tous deux parlent des films qu'ils ont déjà vus et de fait, nous engagent à laisser un peu de notre histoire personnelle à travers la pratique média-photographique. Le cinéma et la famille sont liés par un engagement tacite, afin que jamais ne périsse de notre désir de redéfinir le monde et son histoire, dans une vision d'harmonie et de vérité. La maladie de Clara, cette perte de mémoire progressive, survie cela dit à travers ces productions filmiques et un imaginaire qui se doit d'être en accord avec une réalité politique de son passé. Que celle-ci soit intime ou collective. Nous avons plus que jamais besoin de cette nécessité à transmettre une parole attestant d'une période

93 Blümlinger Christa, Lire entre les images, L'essai et le cinéma, sous la direction de Liandrat-Guigues Suzanne et Gagnebin Murielle, Paris, Éditions Champ Vallon, 2004, p. 57.

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méconnue de notre histoire. Cela afin de reconstruire ces villages et de redonner corps à ces murmures, avant qu'ils ne se perdent parmi les discours d'un avenir maîtrisé par le contrôle de la technique et d'une chronologie historique mécanisée. Nous devons permettre la rencontre entre les témoins du passé et nos contemporains. L'oubli n'est nullement la gageure de la perte d'une histoire des familles et par prolongement, celui du monde. C'est avant tout la crédulité ainsi que l'abattement de la masse ne pouvant s'extirper de cette caverne d'images, faite de bruit et de sensations artificielles, au détriment, de la réalité des corps et des voix, scandant qu'une autre alternative existe. Celle d'une histoire par et pour tous et toutes. Ce sont les rêves de Clara et sa famille qui lui ont permis de garder un point d'ancrage, au sein de la réalité. Les archives de familles ne constituent nullement l'histoire, elles sont l'histoire.

En effet, si nous prenons appui sur la séquence du feu d'artifice. Celle-ci permet d'analyser une autre forme de raconter le déroulement des événements. Les images d'archives de famille par un montage alternée répondent à l'ouverture progressive du feu d'artifice dans le présent du film. Les couleurs flamboyantes des étincelles se trouvent entrecoupées par ses images d'archives de famille en noir et blanc. Cela nous annonce, l'avènement dans le présent du film d'un passé qui surgit littéralement et vient apporter un tout autre regard à notre actualité. L'utilisation de la vidéo afin de restituer les témoignages nous montrant dans le même instant du film, les images d'archives de famille sur une musique américaine, permet la convocation entre les films américains et la vie de Clara, dans l'Italie des années 1930 en proie au fascisme. Nous retrouvons ainsi ce motif d'un imaginaire cinématographique entrant en correspondance, avec la réalité politique dans laquelle l'individu de famille évolue. Ces fragments se répondent comme si le temps n'était plus l'instance unique du film, mais bel et bien, un rythme nouveau insufflé à l'histoire humaine. La voix de Clara et les images d'archives ne demeurent plus indépendantes de leurs régimes d'énonciations respectives. Elles forment une cohésion de l'ordre d'un seul et même objet historique. Cela a pour résultante de créer un espace critique singulier, à travers lequel s'articule des fragments d'une vie en résonnance à celle de tout un collectif. Comme nous l'avons entrevu précédemment, l'utilisation des images d'archives de famille va permettre à la cinéaste d'élaborer une construction particulière, dans laquelle les images du passé entrent en dialogue avec celle de notre présent. Nous

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poursuivons les rêves de Clara, de son enfance à sa vie d'adulte, parmi les stigmates de la guerre et du fascisme, à celui de son amour des films qui ont bercé son existence. De la sorte d'une fenêtre sur un monde, où la liberté était avant tout le fait de pouvoir exister. C'est une relecture aussi bien sociale que politique qui nous ai proposés. En effet, la vie de Clara nous est présentée autour de la question, du comment vivre à l'époque du régime fasciste. La femme de famille est le symbole de cette révolte face à une oppression qui marqua notre histoire. Le passage où Clara nous explique qu'en dépit du danger, elle s'en alla arracher la pancarte clouée sur la porte de la maison de ses voisins, les désignant comme faisant partie du peuple juif. C'est une jeune femme qui inspire à la liberté et à la découverte du monde. Les images de propagandes nous sont présentées comme figées, par le poids de cette histoire intime, jugeant et condamnant des idées qui finalement ne font qu'empêcher une condition humaine de s'épanouir. C'est un acte de résistance qui perdure à travers le film, qui lui rend hommage. Il est question de restituer le témoignage de celles et ceux, qui ont été mis en marge d'une ligne historiographique catégorisée. Pourtant, ces instants nous permettent de comprendre notre réalité présente. L'écriture cinématographique à pourtant cette disposition à permettre aux temps de coexister entre deux moments distincts d'une histoire, qu'elle soit collective ou dépendant d'un sujet dans son intimité. Le remploi d'image n'est plus seulement une technique du medium, mais bel et bien ce moyen supplée à celui du racontage, afin de faire revivre les disparus. Le cinéma met en exergue cette volonté d'une nouvelle génération de cinéaste de proposer et non d'apposer un récit, de l'ordre d'une transmission dans le dessein que ces instants du passé reprennent vie dans notre présent. Cette instance résurrectionnelle du cinéma est un des possibles pour que l'histoire de ces images d'archives de familles ne soit plus simplement des fragments intimes, mais celui d'une Histoire des Hommes. Elles nous enseignent non plus seulement des données sociologiques et économiques, du vivre d'une époque, mais également le ressenti de ceux qu'ils l'ont vécu. Il est vrai que le « montage syncopé, les couleurs saturées font écho aux dialogues dans lesquels se mêlent les sons des chansons et des divers dialectes qui traversent l'Italie du sud au nord94».

94 Op. cit. Brenez Nicole, Cinéma libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte, p.365.

b) À la rencontre d'une expérience sociale souterraine.

Le retour d'archives est parfois difficile : au plaisir physique de la trace retrouvée succède le doute mêlé à l'impuissance de ne savoir qu'en faire 95.

Comme nous l'avons précédemment abordé, l'activité média-photographique contemporaine est confronté à ce « retour de l'archive96 », comme autant de fragments s'invitant à nous interroger sur les possibles d'une histoire alternative comme source d'une expérience plus que jamais à reconstruire. Le dispositif cinématographique est l'outil qui nous semble tout indiqué pour permettre sa coexistence au sein de notre temps présent. La tâche qui lui est dévolue et de l'ordre d'une responsabilité pour les générations futures, tout aussi bien que pour celles qui nous ont précédés. L'imagerie de masse a depuis tenté de se suppléer au récit de l'individu ainsi qu'à sa capacité à se transposer dans un monde où l'imaginaire et l'histoire se complètent. Désormais, la raconteuse de famille a la possibilité de convoquer la mort et la maladie dans le même instant. Si nous reprenons le discours dominant, la femme est présente comme tenant l'appareil photographique en main, tout en restant l'objet à idéaliser. (Illustrations 16 et 17).

Illustration 16. Illustration 17.

Ces affiches de l'entreprise Kodak (1930), nous démontre la portée du discours propagandiste concernant un image idéalisée de la famille. Tandis que la femme de famille assiste à ces instants d'un regard extérieur. Sur la seconde affiche, (illustration 17), elle tient dans ses mains l'appareil photographique davantage comme une propriété de l'homme de famille, qu'en tant qu'opératrice de l'instant à

95 Farge Arlette, Le goût de l'archive, Paris, La librairie du XX e siècle (Seuil), 1989, p. 19.

96 Idem.

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Toutefois, cela n'est plus de mise. La raison étant que les filles et petites-filles de famille se sont emparées de la caméra dans un geste critique. (Illustration 18). Non pas tant de l'ordre d'une révolution, mais davantage dans la visée d'une réhabilitation du temps passé. Elles créent des images en accord avec celles existantes, elles font revivre les anecdotes, prônant un individu au centre de sa propre histoire.

Ce qui caractérise le cinéma n'est pas seulement la manière dont l'homme se présente à l'appareil de prise de vues, c'est aussi la façons dont il se représente, grâce à cet appareil, le monde qui l'entoure97.

Illustration 18.

La cinéaste Carla Simon se prend elle-même comme sujet par le moyen d'une caméra ayant appartenue à ses grand-parents ; Nous assistons à une nouvelle écriture de l'expérience par la femme de famille. Cela opère un contraste avec l'affiche Kodak, où la femme n'est pas encore représentée comme opératrice.

Correspondencia, Carla Simon et Dominga Sotomayor Castillo, 2020, Espagne - Chili

En effet, elles sont autour de la grande table de l'Histoire, guidant leurs contemporains à la lueur des images de famille, frêles et intimes, concernant la destinée des individus. Cela nous confère une vision partielle d'un événement, mais qui nous permets de nous questionner sur la portée de nos expériences ainsi que de leurs transmissions au monde. Elles nous invitent à prendre place à leurs côtés afin de dialoguer avec notre passé. Elles invoquent les laissés-pour-compte de notre actualité. La raconteuse de famille « comme un vagabond intellectuel98» met en parole sa propre pensée dès qu'elle en a la possibilité. Elle convie le spectateur dans un espace « physique et mental, multiple99 », de l'ordre d'un monde à part entière. Une cohabitation demeure envisageable si nous apprenons à les écouter, les observer. Elles nous renseignent sur l'universalité des désirs, mais aussi de l'existence de ces passés enfouis, parmi les décombres et les ruines, que nous avons laissé derrière nous. Ils nous restent tant d'expérience à redécouvrir afin que l'homme de

97 Op. cit. Benjamin Walter, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, p. 41.

98 Op. cit. Blümlinger Christa, Lire entre les images, L'essai et le cinéma, p. 55.

99 Bellour Raymond, L'Entre-images, Paris, La Différence, coll. « Les essais », p. 14 de la préface (janvier 1990), Nouvelle édition revue et corrigée, 2002, p. 14.

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demain, ne soit pas tant optimisé, mais avant tout avisé. L'image d'archive de famille n'étant pas censée devenir publiquement appréhendée par ses semblables, elle est une source de secret et de vérité que nous devons, non pas tant affronter, mais davantage inquiéter.

Les images sont une partie intégrante dans l'élaboration de notre conception du monde, mais elles n'en sont pas les seules médiatrices. Les images d'archives de famille associées à la pratique du racontage permettent à ces cinéastes, de restaurer une partie du passé afin de l'ancrer dans notre réalité présente. Depuis la fin des deux conflits mondiaux, jusqu'à nos jours, nous pouvons supposer des innombrables images d'archives qui demeurent sous l'emprise d'un discours dominant. Pourtant, « l'Histoire n'est donc pas seulement celle que décide les puissants, elle est tout autant affaire de résistance précisément au sens large du terme dans le cadre d'un destin commun100 ». Il est vrai que semblable au travail de la cinéaste Giulia Casagrande, des images du passé peuvent et se doivent d'exister dans le présent de notre actualité. Il est sujet autant d'une libération, que cette dernière soit d'ordre intime que politique. C'est ainsi que cette « collusion entre l'intime et le public porte le réalisateur à étudier l'événement101 ».

Nous observons cette démarche dans le film Being you, being me (2013), de la cinéaste Alexandra Kaufmann. Depuis son accident, le frère de la cinéaste évolue dans un monde particulier, il ne communique plus avec son environnement. La cinéaste utilise ses films de famille afin de remonter le fil du temps, et de comprendre la constitution de l'identité de son frère à travers son expérience des événements. Nous suivons ainsi Johannes entre son travail à la chaîne et les images d'actualités qui le stimule devant son poste de télévision. Lors d'une séquence, nous suivons la cinéaste et son frère lors d'une visite dans un centre de charité. Nous observons Johannes devant la fenêtre, il bouge ses mains afin d'imiter le mouvement des feuilles d'un arbre.

100 Brunet Catherine, Le monde d'Ettore Scola, la famille, la politique, l'histoire, Paris, Harmattan, 2012, p. 255.

101 Op. cit. Brenez Nicole, Cinéma libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte, p. 313.

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Nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu'introduit [...] nos diverses humeurs. C'est dans ce domaine que pénètre la caméra. [...] Pour la première fois, elle nous ouvre l'accès à un inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l'accès à l'inconscient pulsionnel102.

C'est une image en miroir qui se trouve fendue. La transmission de l'expérience est un processus qui s'avère complexe. Nous retrouvons cet état de fait dans le plan suivant, tandis que Johannes tente de se servir d'une caméra dans le dessein de participer à la progression de son expérience du monde. Le cas du frère de la cinéaste est comparable à celui des hommes de famille au lendemain des deux grandes guerres. Bien qu'il ne soit pas atteint de mutisme, son expérience est avant tout intériorisée. La cinéaste prend les traits de la raconteuse et tente de créer un récit oscillant entre le fantastique et l'anecdote d'une histoire intime, afin de capter l'attention de son frère. Lors d'une séquence de famille, tous et toutes sont réunis devant l'écran de projection. Ils sont autour d'une table, la pièce est éclairée par la lumière du rétroprojecteur. Les moments de la vie de Johannes y défilent. Elles sont commentées par les membres de la famille. Les images d'archives de familles sont accompagnées par la voix de sa soeur cinéaste, qui relate les anecdotes se rapportant à Johannes lorsque celui-ci est représenté en bas-âge. Nous pouvons l'entendre fredonnant une comptine. Ce plan est mis en parallèle avec les images d'archives de son papa, pendant que celui-ci manipule son matériel média-photographique. La famille de la cinéaste tente de constituer l'expérience de Johannes par les images d'archives de familles, ainsi que par les anecdotes de son enfance. Elle tente d'inciter le jeune homme à fabriquer sa propre actualité, puisque les archives de famille ont cette faculté de communicabilité d'un individu vers sa communauté.

Il est vrai, que nous retrouvons le motif d'un destin commun ainsi que d'une expérience en possible devenir. Les images en rapport à l'enfance instituent un univers de nostalgie, sans pour autant établir une corrélation avec l'individu dans le présent du film. Il est dès lors sujet d'observer en parallèle, les effets d'un ralentissement voire d'une absence d'expérience auprès d'un individu. Il s'agit d'en explorer les conséquences pour ses contemporains. Nous pouvons à cet effet « affronter sa dynamique [...] dans les

102 Op. cit. Benjamin Walter, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, p. 44.

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interstices des expériences visuelles les plus diverses qui parcourent une histoire du regard103». Nous ne pouvons insinuer que nous sommes en présence d'une régression de l'individu dans son processus d'acquisition expérientielle du monde qui l'environne ; mais davantage d'en établir une corrélation avec celle transmise par procuration à travers les images d'archives de famille. La cinéaste parvient à créer de nouvelles images afin de capter l'attention de son frère. En dépit de sa position de raconteuse de famille, c'est à elle de s'approprier l'univers de son frère ainsi que de ses images mentales. Cela dans le dessein de les concrétiser dans le présent du film. Du fait de la pratique média-photographique, nous avons la capacité d'élaborer notre expérience, en ce sens d'établir une exploration. Si Johannes a été victime d'un traumatisme physique dans son enfance, c'est devenu adulte qu'il ne parvient plus à consolider son expérience entre le passé et le présent. Il est semblable à ce raconteur perdu dans une actualité de l'immédiateté. Il est ainsi égaré parmi ses propres images mentales.

De plus, si la raconteuse de famille peut avoir ce pouvoir résurrectionnel de convoquer la mort et la maladie dans le même instant par le film, elle se doit de trouver un compromis entre ces nouvelles images et celles du passé. Le terme « trauma » provient de la linguistique germanique, il signifie le passage dans le monde du rêve. Autrement explicité, il est question d'un instant de latence. Dans ce cas précis, l'expérience demeure en sommeil. Qui plus est, nous retrouvons cette structure de verre vis-à-vis de laquelle la raconteuse de famille se doit de se confronter, avec une incessante conviction. Elle se doit d'arracher les rideaux occultant la vision du monde d'un enfant de famille. Johannes ne parvient plus à utiliser son expérience dans le dessein de la transmettre, dans la mesure où il n'a plus la conscience de son propre passé. Il se trouve dans l'impossibilité de verbaliser la structure sociétale dans laquelle il évolue. La cinéaste Alexandra Kaufmann, est à son tour aux prises avec ce « retour de l'archive104 », bien que celle-ci semble éprouver une certaine émotion à visionner ses instants de famille avec son jeune frère. Elle nous indique de l'importance à appréhender ces instants du passé, comme autant d'indices afin de faire cohabiter une histoire de l'individu avec celle du collectif. C'est à

103Arnoldy Édouard, À perte de vues. Images et « nouvelles technologies », d'hier et d'aujourd'hui, Paris, Éditions Labor, 2005, p. 26.

104 Op. cit. Farge Arlette, p. 19.

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partir d'un récit intime que la raconteuse de famille tisse une toile faite de récit et d'anecdotes. Elle tente d'établir « de manière utile, solide et unique, la matière première des expériences, que ce soient les siennes ou celles d'autrui105». Le film par son absence d'une codification formelle préétablie agit comme un objet réflexif et malléable, à propos de représenter le monde qui nous entoure. Le dispositif cinématographique peut devenir dès lors ce point de contre-balancement car il permet de discourir sur la nature même de l'expérience. Il nous permet ainsi d'avancer l'hypothèse que la « pensée du méditatif est donc placée sous le signe du ressouvenir106» ainsi que d'un « savoir humain est fragmentaire107». La cinéaste questionne la naissance d'une image par l'utilisation de sa voix. Celle-ci conjugue tout à la fois des instants nostalgiques en relation avec le présent, que de la relation d'un individu avec sa communauté, puisque que « ces cinéastes remettent en jeu notre présence et notre croyance au monde, la vérité du réel108».

105 Benjamin Walter, « Le conteur », Dans OEuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 150.

106 Benjamin Walter, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1993, pp. 384-385.

107 Idem.

108 Niney François, L'Épreuve du réel à l'écran, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 297.

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Concernant ce second chapitre, nous relevons ces éléments. Tout d'abord, la pratique média-photographique contemporaine, plus spécifiquement dans le domaine cinématographique à permis à la parole de famille de prendre un statut tout particulier. En effet, ce sont les filles et petites filles de famille qui se réapproprient les images d'archives de familles afin de mettre en discussion l'actualité contemporaine. Nous assistons à l'émergence d'une volonté de faire exister le témoignage des femmes de familles, afin de pérenniser une transmission du récit. Cela ayant pour résultante de mettre au jour, une histoire souterraine, mais aussi d'inquiéter notre société présente, concernant notre lecture des images, tant dans le domaine social que politique. Nous relevons également que l'expérience se peut être étudiée, élaborée et préservée à travers un mouvement permettant une coexistence entre des images d'archives de famille et celles issues de notre présent. La voix peut dès lors être appréhendée comme un document d'archive en devenir, pour les générations futures. C'est un univers singulier qui est élaboré par la parole des femmes de familles, se muant en raconteuses auprès de leurs contemporains. Ces dernières convoquent la mort et la maladie dans le même instant du film, dans le dessein d'élaborer un dialogue entre des mouvement de vies intimes et la société d'individu qui en prend connaissance.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore