II. Une relecture du monde contemporain.
a) De l'imaginaire au politique : des archives de la
révolte.
« Le sentiment de l'histoire » est chose
très poétique, et peut-être suscité en nous, et nous
émouvoir jusqu'aux larmes, avec la plus petite chose : car ce qui nous
tire en arrière est tout aussi humain et nécessaire que ce qui
nous pousse à aller de l'avant.89
Illustration 15.
Il s'agit d'un portrait de Clara Casagrande tenu par la main
de sa petite fille, la cinéaste Giulia Casagrande.
Nous pouvons avancer l'idée que le cinéma permet
d'entrouvrir un passage vers un temps déterminé, du fait d'un
certain point de vue de l'histoire se référant à un destin
commun des regards et des voix, autour des images d'archives de famille. Il est
question d'une émancipation d'une Histoire plurielle. Celle de l'ordre
d'un point de vue apporté à un événement collectif,
nous révélant d'une histoire intime. Cela est de l'ordre d'un
écho dont la « trace90 » est symbolisée par
la pratique du racontage et celle des archives de famille. Dans le film,
Clara e le vite immaginarie (2019), de la cinéaste Giulia
Casagrande, la photographie de famille de sa grand-mère prise dans les
années 1930 devient le point d'ancrage de sa recherche au sujet du
passé de tout un pays. (Illustration 15). La cinéaste est
dès lors confrontée à une course contre le temps,
étant donné le manque d'informations autour de cette photographie
de famille, mais aussi la perte progressive de la mémoire de sa
grand-mère. La narration du film est construite à partir de
fragments multiples.
Tout est fracassé, fractionné,
fragmenté. On ne verra d'abord que les gravats. Tout est
déchiré. Tout part, en morceaux épars, à la
dérive. Plus rien n'est un. Mais, de ce multiple en éclats, il
peut naître aussi quelque chose, pour peu qu'un désir se
lève à nouveau, qu'une voix d'élève, qu'un signe
soit jeté vers le monde futur, qu'une écriture prenne le
relais.91
89 Pier Paolo Pasolini, Le sentiment de
l'histoire, traduit par Hervé Joubert-Laurencin, dans Traffic
numéro 73, printemps 2010, p. 131.
90 Celle-ci permet de retracer par un
détails le cours d'un événement afin de rendre compte d'un
autre point de vue. Nous considérons cette notion selon celle de
l'historien Carlo Ginzburg dans son ouvrage, « Spie, Radici di un
paradigma indiziamo », édition originale de 1979. La traduction
française, « Signes, traces pistes, racines d'un paradigme de
l'indice », Le Débat, n°6, 1980, pp. 3- 44.
91 Didi-Huberman Georges, Éparses,
Paris, Les éditions de minuit, 2020, p. 157.
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Il est vrai, ce sont ces différents régimes
d'images d'archives qui vont se trouver convoqués. Les images d'archives
de familles, mais aussi des cartes postales, ainsi que des films amateurs et de
propagandes, vont alors représenter un passé se devant d'en
déterminer une logique historique entre continuité et
éclatement. Ces archives, qui sont pourtant considérées
comme étant des sources secondaires de la part d'une histoire dominante
à caractère positiviste, vont cependant permettre sur cet acquis
de l'événement, une remise en question. C'est dans cette
acception, que la cinéaste utilise ses images d'archives de famille
comme faisant finalement partie, d'une communauté plurielle
convoquée dans le présent de la narration du film. Nous pouvons
en déterminer une esthétique transgressant les codes du
dispositif historiographique dominant. En effet, contrairement au film d'Ettore
Scola, l'archive photographique n'est plus enfermée dans son cadre,
parmi les meubles du salon familial. Qui plus est, la femme de famille à
désormais cette possibilité de permettre un passage entre son
passé et le présent, de l'ordre d'un discours personnel
permettant de libérer une partie d'une histoire méconnue, car
trop souvent occultée par un discours patriarcal. Un nouvel univers
critique est alors en élaboration. C'est une déconstruction d'une
histoire chronologique soumise dans l'instant du film, par un basculement de
point de vue, au profit d'un système de représentation engageant
la création d'une pensée collective critique. La portée
sociale est dès lors aux prises avec un imaginaire multiple, en
corrélation avec une vision politique autour de ces images d'archives.
La raconteuse de famille permet une relecture de notre histoire afin de donner
aux présents, les outils nécessaires pour façonner notre
avenir en toute connaissance de faits.
On peut se représenter le véritable artiste
cinéaste comme quelqu'un qui entreprend de raconter une histoire mais
qui, à mesure qu'il la filme, est à ce point pris dans le
désir innée de rendre toute la réalité
matérielle - ainsi que par le sentiment qu'il doit la rendre de
façons à raconter l'histoire, quelle qu'elle soir, en termes
cinématographique - qu'il s'aventure toujours plus avant dans la jungle
des phénomènes matériels où il risque de se perdre
irrémédiablement s'il ne regagne pas, aux prix de grands efforts,
les larges voies qu'il a quittées.92
92 Kracauer Siegfried au sujet du
cinéaste Jean Renoir. Toutefois son propos s'inscrit dans notre analyse.
Cette citation est présente in Théorie du film, la
rédemption de la réalité matérielle, Paris,
Flammarion, 2010. pp. 365-366.
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C'est à travers l'expérimentation des
matériaux mis à sa disposition, que dans cette approche, la
cinéaste procède à un mouvement entre les images et la
voix, en rapport avec une approche historiographique aux multiples agencements.
La cinéaste tente « de constituer sa cohérence à
partir d'un système d'allusions, de répétitions,
d'oppositions, et de correspondances93 ». (Voir annexes 1
p.80). Il est question de libérer la parole et l'archive de famille de
leurs cadres respectifs. La cinéaste entreprend un travail de recherche
parmi les albums photographiques et les archives de familles. Elle parcourt
l'histoire de L'Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle y
découvre des paysages enfouis au même titre que les individus
laissés à la marge de l'Histoire dominante. C'est par le
récit de sa grand-mère Clara, qu'une histoire plus intime, mais
tout aussi fédératrice est mise au jour. À l'instar de la
cinéaste Alina Marazzi, nous prenons connaissance de ces femmes de
famille livrant bataille, contre la chute de l'expérience humaine de
manière souterraine. Le regard tourné vers le passé tout
en même temps que vers l'avenir, dans un mouvement entre le souvenir et
l'aspiration d'un monde plus juste. C'est dans le dessein de faire co-exister
ces deux mondes, que la cinéaste élabore une
corporéité historique aux propos de Clara par le remploi d'images
d'archives. La parole testimoniale de sa grand-mère dialogue dans le
même instant avec les images d'archives de famille des individus de son
époque. Les archives aussi bien sonores que visuelles demeurent
libérées de ce carcan, qui tel une chappe de plomb, les laissa
choir dans une antichambre de l'Histoire des hommes. C'est également un
enseignement de premier ordre qui est adressé à la
génération contemporaine. Cela est révélateur dans
la séquence où le grand-père de Giulia Casagrande
s'inquiète de la santé de Clara, et a pris pour habitude de lui
faire la lecture du programme télévisuel. Tous deux parlent des
films qu'ils ont déjà vus et de fait, nous engagent à
laisser un peu de notre histoire personnelle à travers la pratique
média-photographique. Le cinéma et la famille sont liés
par un engagement tacite, afin que jamais ne périsse de notre
désir de redéfinir le monde et son histoire, dans une vision
d'harmonie et de vérité. La maladie de Clara, cette perte de
mémoire progressive, survie cela dit à travers ces productions
filmiques et un imaginaire qui se doit d'être en accord avec une
réalité politique de son passé. Que celle-ci soit intime
ou collective. Nous avons plus que jamais besoin de cette
nécessité à transmettre une parole attestant d'une
période
93 Blümlinger Christa, Lire entre les
images, L'essai et le cinéma, sous la direction de Liandrat-Guigues
Suzanne et Gagnebin Murielle, Paris, Éditions Champ Vallon, 2004, p.
57.
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méconnue de notre histoire. Cela afin de reconstruire
ces villages et de redonner corps à ces murmures, avant qu'ils ne se
perdent parmi les discours d'un avenir maîtrisé par le
contrôle de la technique et d'une chronologie historique
mécanisée. Nous devons permettre la rencontre entre les
témoins du passé et nos contemporains. L'oubli n'est nullement la
gageure de la perte d'une histoire des familles et par prolongement, celui du
monde. C'est avant tout la crédulité ainsi que l'abattement de la
masse ne pouvant s'extirper de cette caverne d'images, faite de bruit et de
sensations artificielles, au détriment, de la réalité des
corps et des voix, scandant qu'une autre alternative existe. Celle d'une
histoire par et pour tous et toutes. Ce sont les rêves de Clara et sa
famille qui lui ont permis de garder un point d'ancrage, au sein de la
réalité. Les archives de familles ne constituent nullement
l'histoire, elles sont l'histoire.
En effet, si nous prenons appui sur la séquence du feu
d'artifice. Celle-ci permet d'analyser une autre forme de raconter le
déroulement des événements. Les images d'archives de
famille par un montage alternée répondent à l'ouverture
progressive du feu d'artifice dans le présent du film. Les couleurs
flamboyantes des étincelles se trouvent entrecoupées par ses
images d'archives de famille en noir et blanc. Cela nous annonce,
l'avènement dans le présent du film d'un passé qui surgit
littéralement et vient apporter un tout autre regard à notre
actualité. L'utilisation de la vidéo afin de restituer les
témoignages nous montrant dans le même instant du film, les images
d'archives de famille sur une musique américaine, permet la convocation
entre les films américains et la vie de Clara, dans l'Italie des
années 1930 en proie au fascisme. Nous retrouvons ainsi ce motif d'un
imaginaire cinématographique entrant en correspondance, avec la
réalité politique dans laquelle l'individu de famille
évolue. Ces fragments se répondent comme si le temps
n'était plus l'instance unique du film, mais bel et bien, un rythme
nouveau insufflé à l'histoire humaine. La voix de Clara et les
images d'archives ne demeurent plus indépendantes de leurs
régimes d'énonciations respectives. Elles forment une
cohésion de l'ordre d'un seul et même objet historique. Cela a
pour résultante de créer un espace critique singulier, à
travers lequel s'articule des fragments d'une vie en résonnance à
celle de tout un collectif. Comme nous l'avons entrevu
précédemment, l'utilisation des images d'archives de famille va
permettre à la cinéaste d'élaborer une construction
particulière, dans laquelle les images du passé entrent en
dialogue avec celle de notre présent. Nous
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poursuivons les rêves de Clara, de son enfance à
sa vie d'adulte, parmi les stigmates de la guerre et du fascisme, à
celui de son amour des films qui ont bercé son existence. De la sorte
d'une fenêtre sur un monde, où la liberté était
avant tout le fait de pouvoir exister. C'est une relecture aussi bien sociale
que politique qui nous ai proposés. En effet, la vie de Clara nous est
présentée autour de la question, du comment vivre à
l'époque du régime fasciste. La femme de famille est le symbole
de cette révolte face à une oppression qui marqua notre histoire.
Le passage où Clara nous explique qu'en dépit du danger, elle
s'en alla arracher la pancarte clouée sur la porte de la maison de ses
voisins, les désignant comme faisant partie du peuple juif. C'est une
jeune femme qui inspire à la liberté et à la
découverte du monde. Les images de propagandes nous sont
présentées comme figées, par le poids de cette histoire
intime, jugeant et condamnant des idées qui finalement ne font
qu'empêcher une condition humaine de s'épanouir. C'est un acte de
résistance qui perdure à travers le film, qui lui rend hommage.
Il est question de restituer le témoignage de celles et ceux, qui ont
été mis en marge d'une ligne historiographique
catégorisée. Pourtant, ces instants nous permettent de comprendre
notre réalité présente. L'écriture
cinématographique à pourtant cette disposition à permettre
aux temps de coexister entre deux moments distincts d'une histoire, qu'elle
soit collective ou dépendant d'un sujet dans son intimité. Le
remploi d'image n'est plus seulement une technique du medium, mais bel et bien
ce moyen supplée à celui du racontage, afin de faire revivre les
disparus. Le cinéma met en exergue cette volonté d'une nouvelle
génération de cinéaste de proposer et non d'apposer un
récit, de l'ordre d'une transmission dans le dessein que ces instants du
passé reprennent vie dans notre présent. Cette instance
résurrectionnelle du cinéma est un des possibles pour que
l'histoire de ces images d'archives de familles ne soit plus simplement des
fragments intimes, mais celui d'une Histoire des Hommes. Elles nous enseignent
non plus seulement des données sociologiques et économiques, du
vivre d'une époque, mais également le ressenti de ceux qu'ils
l'ont vécu. Il est vrai que le « montage syncopé, les
couleurs saturées font écho aux dialogues dans lesquels se
mêlent les sons des chansons et des divers dialectes qui traversent
l'Italie du sud au nord94».
94 Op. cit. Brenez Nicole, Cinéma
libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte,
p.365.
b) À la rencontre d'une expérience sociale
souterraine.
Le retour d'archives est parfois difficile : au plaisir
physique de la trace retrouvée succède le doute mêlé
à l'impuissance de ne savoir qu'en faire 95.
Comme nous l'avons précédemment abordé,
l'activité média-photographique contemporaine est
confronté à ce « retour de l'archive96 »,
comme autant de fragments s'invitant à nous interroger sur les possibles
d'une histoire alternative comme source d'une expérience plus que jamais
à reconstruire. Le dispositif cinématographique est l'outil qui
nous semble tout indiqué pour permettre sa coexistence au sein de notre
temps présent. La tâche qui lui est dévolue et de l'ordre
d'une responsabilité pour les générations futures, tout
aussi bien que pour celles qui nous ont précédés.
L'imagerie de masse a depuis tenté de se suppléer au récit
de l'individu ainsi qu'à sa capacité à se transposer dans
un monde où l'imaginaire et l'histoire se complètent.
Désormais, la raconteuse de famille a la possibilité de convoquer
la mort et la maladie dans le même instant. Si nous reprenons le discours
dominant, la femme est présente comme tenant l'appareil photographique
en main, tout en restant l'objet à idéaliser. (Illustrations 16
et 17).
Illustration 16. Illustration 17.
Ces affiches de l'entreprise Kodak (1930), nous
démontre la portée du discours propagandiste concernant un image
idéalisée de la famille. Tandis que la femme de famille assiste
à ces instants d'un regard extérieur. Sur la seconde affiche,
(illustration 17), elle tient dans ses mains l'appareil photographique
davantage comme une propriété de l'homme de famille, qu'en tant
qu'opératrice de l'instant à
95 Farge Arlette, Le goût de l'archive,
Paris, La librairie du XX e siècle (Seuil), 1989, p. 19.
96 Idem.
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Toutefois, cela n'est plus de mise. La raison étant que
les filles et petites-filles de famille se sont emparées de la
caméra dans un geste critique. (Illustration 18). Non pas tant de
l'ordre d'une révolution, mais davantage dans la visée d'une
réhabilitation du temps passé. Elles créent des images en
accord avec celles existantes, elles font revivre les anecdotes, prônant
un individu au centre de sa propre histoire.
Ce qui caractérise le cinéma n'est pas
seulement la manière dont l'homme se présente à l'appareil
de prise de vues, c'est aussi la façons dont il se représente,
grâce à cet appareil, le monde qui l'entoure97.
Illustration 18.
La cinéaste Carla Simon se prend elle-même comme
sujet par le moyen d'une caméra ayant appartenue à ses
grand-parents ; Nous assistons à une nouvelle écriture de
l'expérience par la femme de famille. Cela opère un contraste
avec l'affiche Kodak, où la femme n'est pas encore
représentée comme opératrice.
Correspondencia, Carla Simon et Dominga Sotomayor
Castillo, 2020, Espagne - Chili
En effet, elles sont autour de la grande table de l'Histoire,
guidant leurs contemporains à la lueur des images de famille,
frêles et intimes, concernant la destinée des individus. Cela nous
confère une vision partielle d'un événement, mais qui nous
permets de nous questionner sur la portée de nos expériences
ainsi que de leurs transmissions au monde. Elles nous invitent à prendre
place à leurs côtés afin de dialoguer avec notre
passé. Elles invoquent les laissés-pour-compte de notre
actualité. La raconteuse de famille « comme un vagabond
intellectuel98» met en parole sa propre pensée
dès qu'elle en a la possibilité. Elle convie le spectateur dans
un espace « physique et mental, multiple99 », de l'ordre
d'un monde à part entière. Une cohabitation demeure envisageable
si nous apprenons à les écouter, les observer. Elles nous
renseignent sur l'universalité des désirs, mais aussi de
l'existence de ces passés enfouis, parmi les décombres et les
ruines, que nous avons laissé derrière nous. Ils nous restent
tant d'expérience à redécouvrir afin que l'homme de
97 Op. cit. Benjamin Walter, L'oeuvre
d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, p.
41.
98 Op. cit. Blümlinger Christa, Lire
entre les images, L'essai et le cinéma, p. 55.
99 Bellour Raymond, L'Entre-images, Paris,
La Différence, coll. « Les essais », p. 14 de la
préface (janvier 1990), Nouvelle édition revue et
corrigée, 2002, p. 14.
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demain, ne soit pas tant optimisé, mais avant tout
avisé. L'image d'archive de famille n'étant pas censée
devenir publiquement appréhendée par ses semblables, elle est une
source de secret et de vérité que nous devons, non pas tant
affronter, mais davantage inquiéter.
Les images sont une partie intégrante dans
l'élaboration de notre conception du monde, mais elles n'en sont pas les
seules médiatrices. Les images d'archives de famille associées
à la pratique du racontage permettent à ces cinéastes, de
restaurer une partie du passé afin de l'ancrer dans notre
réalité présente. Depuis la fin des deux conflits
mondiaux, jusqu'à nos jours, nous pouvons supposer des innombrables
images d'archives qui demeurent sous l'emprise d'un discours dominant.
Pourtant, « l'Histoire n'est donc pas seulement celle que décide
les puissants, elle est tout autant affaire de résistance
précisément au sens large du terme dans le cadre d'un destin
commun100 ». Il est vrai que semblable au travail de la
cinéaste Giulia Casagrande, des images du passé peuvent et se
doivent d'exister dans le présent de notre actualité. Il est
sujet autant d'une libération, que cette dernière soit d'ordre
intime que politique. C'est ainsi que cette « collusion entre l'intime et
le public porte le réalisateur à étudier
l'événement101 ».
Nous observons cette démarche dans le film Being
you, being me (2013), de la cinéaste Alexandra Kaufmann. Depuis son
accident, le frère de la cinéaste évolue dans un monde
particulier, il ne communique plus avec son environnement. La cinéaste
utilise ses films de famille afin de remonter le fil du temps, et de comprendre
la constitution de l'identité de son frère à travers son
expérience des événements. Nous suivons ainsi Johannes
entre son travail à la chaîne et les images d'actualités
qui le stimule devant son poste de télévision. Lors d'une
séquence, nous suivons la cinéaste et son frère lors d'une
visite dans un centre de charité. Nous observons Johannes devant la
fenêtre, il bouge ses mains afin d'imiter le mouvement des feuilles d'un
arbre.
100 Brunet Catherine, Le monde d'Ettore Scola, la
famille, la politique, l'histoire, Paris, Harmattan, 2012, p. 255.
101 Op. cit. Brenez Nicole, Cinéma
libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte,
p. 313.
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Nous ignorons à peu près tout du jeu qui se
déroule réellement entre la main et le métal, à
plus forte raison des changements qu'introduit [...] nos diverses humeurs.
C'est dans ce domaine que pénètre la caméra. [...] Pour la
première fois, elle nous ouvre l'accès à un inconscient
visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l'accès à l'inconscient
pulsionnel102.
C'est une image en miroir qui se trouve fendue. La
transmission de l'expérience est un processus qui s'avère
complexe. Nous retrouvons cet état de fait dans le plan suivant, tandis
que Johannes tente de se servir d'une caméra dans le dessein de
participer à la progression de son expérience du monde. Le cas du
frère de la cinéaste est comparable à celui des hommes de
famille au lendemain des deux grandes guerres. Bien qu'il ne soit pas atteint
de mutisme, son expérience est avant tout intériorisée. La
cinéaste prend les traits de la raconteuse et tente de créer un
récit oscillant entre le fantastique et l'anecdote d'une histoire
intime, afin de capter l'attention de son frère. Lors d'une
séquence de famille, tous et toutes sont réunis devant
l'écran de projection. Ils sont autour d'une table, la pièce est
éclairée par la lumière du rétroprojecteur. Les
moments de la vie de Johannes y défilent. Elles sont commentées
par les membres de la famille. Les images d'archives de familles sont
accompagnées par la voix de sa soeur cinéaste, qui relate les
anecdotes se rapportant à Johannes lorsque celui-ci est
représenté en bas-âge. Nous pouvons l'entendre fredonnant
une comptine. Ce plan est mis en parallèle avec les images d'archives de
son papa, pendant que celui-ci manipule son matériel
média-photographique. La famille de la cinéaste tente de
constituer l'expérience de Johannes par les images d'archives de
familles, ainsi que par les anecdotes de son enfance. Elle tente d'inciter le
jeune homme à fabriquer sa propre actualité, puisque les archives
de famille ont cette faculté de communicabilité d'un individu
vers sa communauté.
Il est vrai, que nous retrouvons le motif d'un destin commun
ainsi que d'une expérience en possible devenir. Les images en rapport
à l'enfance instituent un univers de nostalgie, sans pour autant
établir une corrélation avec l'individu dans le présent du
film. Il est dès lors sujet d'observer en parallèle, les effets
d'un ralentissement voire d'une absence d'expérience auprès d'un
individu. Il s'agit d'en explorer les conséquences pour ses
contemporains. Nous pouvons à cet effet « affronter sa dynamique
[...] dans les
102 Op. cit. Benjamin Walter, L'oeuvre d'art
à l'époque de sa reproductibilité technique, p.
44.
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interstices des expériences visuelles les plus diverses
qui parcourent une histoire du regard103». Nous ne pouvons
insinuer que nous sommes en présence d'une régression de
l'individu dans son processus d'acquisition expérientielle du monde qui
l'environne ; mais davantage d'en établir une corrélation avec
celle transmise par procuration à travers les images d'archives de
famille. La cinéaste parvient à créer de nouvelles images
afin de capter l'attention de son frère. En dépit de sa position
de raconteuse de famille, c'est à elle de s'approprier l'univers de son
frère ainsi que de ses images mentales. Cela dans le dessein de les
concrétiser dans le présent du film. Du fait de la pratique
média-photographique, nous avons la capacité d'élaborer
notre expérience, en ce sens d'établir une exploration. Si
Johannes a été victime d'un traumatisme physique dans son
enfance, c'est devenu adulte qu'il ne parvient plus à consolider son
expérience entre le passé et le présent. Il est semblable
à ce raconteur perdu dans une actualité de
l'immédiateté. Il est ainsi égaré parmi ses propres
images mentales.
De plus, si la raconteuse de famille peut avoir ce pouvoir
résurrectionnel de convoquer la mort et la maladie dans le même
instant par le film, elle se doit de trouver un compromis entre ces nouvelles
images et celles du passé. Le terme « trauma » provient de la
linguistique germanique, il signifie le passage dans le monde du rêve.
Autrement explicité, il est question d'un instant de latence. Dans ce
cas précis, l'expérience demeure en sommeil. Qui plus est, nous
retrouvons cette structure de verre vis-à-vis de laquelle la raconteuse
de famille se doit de se confronter, avec une incessante conviction. Elle se
doit d'arracher les rideaux occultant la vision du monde d'un enfant de
famille. Johannes ne parvient plus à utiliser son expérience dans
le dessein de la transmettre, dans la mesure où il n'a plus la
conscience de son propre passé. Il se trouve dans l'impossibilité
de verbaliser la structure sociétale dans laquelle il évolue. La
cinéaste Alexandra Kaufmann, est à son tour aux prises avec ce
« retour de l'archive104 », bien que celle-ci semble
éprouver une certaine émotion à visionner ses instants de
famille avec son jeune frère. Elle nous indique de l'importance à
appréhender ces instants du passé, comme autant d'indices afin de
faire cohabiter une histoire de l'individu avec celle du collectif. C'est
à
103Arnoldy Édouard, À perte de
vues. Images et « nouvelles technologies », d'hier et
d'aujourd'hui, Paris, Éditions Labor, 2005, p. 26.
104 Op. cit. Farge Arlette, p. 19.
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partir d'un récit intime que la raconteuse de famille
tisse une toile faite de récit et d'anecdotes. Elle tente
d'établir « de manière utile, solide et unique, la
matière première des expériences, que ce soient les
siennes ou celles d'autrui105». Le film par son absence d'une
codification formelle préétablie agit comme un objet
réflexif et malléable, à propos de représenter le
monde qui nous entoure. Le dispositif cinématographique peut devenir
dès lors ce point de contre-balancement car il permet de discourir sur
la nature même de l'expérience. Il nous permet ainsi d'avancer
l'hypothèse que la « pensée du méditatif est donc
placée sous le signe du ressouvenir106» ainsi que d'un
« savoir humain est fragmentaire107». La cinéaste
questionne la naissance d'une image par l'utilisation de sa voix. Celle-ci
conjugue tout à la fois des instants nostalgiques en relation avec le
présent, que de la relation d'un individu avec sa communauté,
puisque que « ces cinéastes remettent en jeu notre présence
et notre croyance au monde, la vérité du
réel108».
105 Benjamin Walter, « Le conteur », Dans OEuvres
III, Paris, Gallimard, 2000, p. 150.
106 Benjamin Walter, Paris, capitale du XIXe siècle
: le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 1993, pp.
384-385.
107 Idem.
108 Niney François, L'Épreuve du réel
à l'écran, Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 297.
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Concernant ce second chapitre, nous relevons ces
éléments. Tout d'abord, la pratique média-photographique
contemporaine, plus spécifiquement dans le domaine
cinématographique à permis à la parole de famille de
prendre un statut tout particulier. En effet, ce sont les filles et petites
filles de famille qui se réapproprient les images d'archives de familles
afin de mettre en discussion l'actualité contemporaine. Nous assistons
à l'émergence d'une volonté de faire exister le
témoignage des femmes de familles, afin de pérenniser une
transmission du récit. Cela ayant pour résultante de mettre au
jour, une histoire souterraine, mais aussi d'inquiéter notre
société présente, concernant notre lecture des images,
tant dans le domaine social que politique. Nous relevons également que
l'expérience se peut être étudiée,
élaborée et préservée à travers un mouvement
permettant une coexistence entre des images d'archives de famille et celles
issues de notre présent. La voix peut dès lors être
appréhendée comme un document d'archive en devenir, pour les
générations futures. C'est un univers singulier qui est
élaboré par la parole des femmes de familles, se muant en
raconteuses auprès de leurs contemporains. Ces dernières
convoquent la mort et la maladie dans le même instant du film, dans le
dessein d'élaborer un dialogue entre des mouvement de vies intimes et la
société d'individu qui en prend connaissance.
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