Les archives de famille entre cinéma et histoirepar Jean-René Garandet Université de Lille - Master 1ère année en à‰tudes Cinématographiques et Archives 2022 |
II. La pratique artisanale comme reconstruction de l'expérience38 .a) La fêlure du « masque de l'adulte39». Dès l'enfance, entre les bancs de l'école et le tableau noir, nous assistons à une importance accordée à la primauté du lieu, outrepassant celle de l'individu. Toutefois, un dialogue entre ces deux instances, lieu et sujet, demeure envisageable. Ce dernier entre en concurrence avec la pratique média-photographique dominante, afin d'imposer un discours souterrain véhiculé avant tout par l'image d'archive de famille, comme possible reconstruction de notre expérience. Lorsque je feuillette l'album de famille d'un inconnu, je contemple des images qui étaient des photos souvenirs, mais pour moi elles sont des témoignages et ne sont nullement redondantes par rapport à ma propre mémoire (qu'elle soit directe ou médiatisée par des narrations familiales)40. La pratique des albums média-photographique de famille permettrait d'entrevoir une approche souterraine et critique de l'histoire d'un individu à celui de tout un pays. De ce fait, lorsqu'il est sujet à appréhender un fonds d'archives de famille, les éléments qui le constitue sont sujets à caution, du fait de leur caractères intime. Ils appartiennent à une sphère privée et de cela en résulte une difficulté certaine à les représenter comme étant des objets historiques. Ces photographies et films demeurent des constellations de fragments d'expériences. L'acte média-photographique conjugue tout à la fois des instants de l'instance d'un dialecte entre ces différents documents de famille. Cette hantise quant à notre devenir en tant que sujet d'un événement passé, nous contraint à 38 Nous accorderons désormais à notre propos le terme d'expérience par son origine germanique « Erfahrung », dont la signification détermine le fait de « parcourir, traverser une région durant un voyage », en l'occurrence celui à travers les images d'archives de famille. Nous retrouvons cette notion benjaminienne dans son ouvrage, Benjamin Walter, Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur, et la Tâche du traducteur, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011, préface p. 17. 39 Idem. Walter Benjamin met en avant l'expérience de la jeunesse en opposition à celle de l'adulte, à la suite principalement de la nomination d'Adolph Hitler comme chancelier en Allemagne au cours du printemps de l'année 1933. 40 Jonas Irène, « L'interprétation des photographies de familles par la famille », Sociologie de l'art, 2009/1, pp. 53 - 70. Page 25 | 86 collecter ces indices souterrains. C'est à travers la pratique de l'album média-photographique de familles qu'une tout autre expérience se met progressivement en place. Dans le cas des images d'archives de famille Delangle, nous dénotons une précision dans Illustration 7. Édouard Chérigié est au milieu de la végétation. Nous apercevons au second plan à droite, sa maison détruite par les bombardements. Commune de Fleurbaix (1919). Illustration 8. Nous observons en détails la tenue portée par Édouard. Le village est situé à l'arrière-plan du cliché photographique. Nous observons une liaison entre l'individu et le collectif dans le même instant. la composition photographique de ses prises de vues. Que cela soit dans le choix du cadrage, mais aussi la netteté concernant les contrastes entre noir et blanc. Si nous prenons comme exemple cette photographie en argentique. (Illustration 7). Celle-ci représente Édouard Chérigié, tandis que ce dernier se rend visiter sa maison de famille située dans la commune de Fleurbaix. Nous observons au premier plan de celle-ci, Édouard Chérigié âgée d'environ 13 ans, il est seul et situé au milieu de la végétation. Le jeune homme est vêtu de ses habits d'écolier. (Illustration 8). Tandis que situé à sa droite en arrière-plan, il s'agit de sa maison de famille. Nous pouvons observer les destructions infligées à l'édifice durant le conflit. Édouard est ainsi représenté dans un environnement constitué de ruines ainsi que d'une nature laissée à l'état d'abandon. Bien que nous ne soyons pas au faîte, si sa tenue vestimentaire était prévue pour la prise photographique, ou bien s'il est question d'un concours de circonstance. Toutefois, la présence de l'habit d'écolier, ce détail, peut suggérer la représentation de la jeunesse dont l'éducation sera élaborée en coexistence avec celle en reconstruction de toute une nation. Il est également cet « infime et frêle corps humain41», au milieu de la 41 Op. cit. Benjamin Walter, Pauvreté et expériences, p. 39. Page 26 | 86 destruction humaine. L'image d'archive de famille liée à un individu, nous renseigne concernant une histoire locale. Cela a pour effet d'effectuer une décentralisation aussi bien politique que culturelle entraînant une mutation historique à propos d'un événement patrimonial, celui d'un village de province française laissé à l'abandon, pendant la Première Guerre mondiale. Notre attention est ainsi portée d'un événement national vers celui étudié d'un point de vue régional. La photographie d'archive de famille se révèle comme étant un élément d'une histoire fédératrice, entre la sphère intime et celle collective. Elle est cet écho du passé qui résonne au sein de notre présent, carillonnant d'une révolution politique et sociale encore méconnue. Auquel cas, la pratique média-photographique de famille, serait sujet à un basculement d'ordre critique. Notre présent demeure fragmenté lui aussi, et à cette mesure soumise à une impossibilité de dialoguer Illustration 9. Édouard est en compagnie de sa maman Louise Chérigié-Pavy. Ils visitent leur maison détruite pendant le conflit. Commune de Fleurbaix (1919). Illustration 10. Nous distinguons une statue située sur la partie supérieure gauche de la photographie. Il s'agit d'une vierge à l'enfant, constituée de plâtre. Elle est restée ainsi posée à cet emplacement pendant toute la durée du conflit. avec ses disparus. Il devient d'une nécessité de convoquer dans le présent, cette tradition du récit. Cependant, il ne peut être déchiffré uniquement que par celles et ceux qui en demeurent les personnages. De plus, il demande une participation active à son spectateur. Dans une des photographies suivantes, le jeune Édouard est avec sa maman Louise. (Illustrations 9 et 10). Ils sont tous deux devant la maison familiale de Fleurbaix. Nous observons en second plan, les stigmates des bombes et de la destruction des murs par les tirs d'obus. Ils Page 27 | 86 prennent tous deux la pose devant l'objectif photographique, fixant l'appareil de prise de vue parmi les ruines. C'est en observant le jeune homme plus en détail, que cela va nous amener à nous questionner sur la présence d'un objet dans le plan. En effet, situé au-dessus de celui-ci, nous observons une statue, plus précisément une vierge à l'enfant. Si cet indice peut nous paraître de prime abord anodin, c'est du fait de l'observation de la représentation d'Édouard au sein de la photographie, que cela va nous être révélé comme étant de l'ordre d'une histoire dissimulée entre les ruines d'une maison de famille. En effet, cet objet eut été ainsi posé sur la façade du deuxième étage pendant l'ensemble du conflit. (Illustration 6). Cette statue y fut la seule présence parmi ces ruines. À la sortie du conflit, elle fut déplacée afin de prendre place dans la nouvelle église du village. Ces images d'archive de famille sont par conséquent porteuses d'une valeur historique, toute particulière. D'une part en regard de la perte de communicabilité entre les générations pour donner suite à un événement traumatique. D'autre part, l'expérience perdue pendant cette période existe désormais à travers la jeunesse représentant l'avenir d'une famille, et par prolongement de toute une nation. Elles nous permettent de nous interroger sur les interactions corrélatives entre une histoire nationale et une davantage régionale. La pratique média-photographique permets d'entrevoir une histoire souterraine liée au medium. En effet, l'opérateur démontre un souci dans la mise en scène et la composition de ces clichés. L'on distingue également l'émergence de motif comme celui de l'enfance au centre de la grande et de la petite histoire. Toutefois, nous pouvons nous interroger sur le rôle de l'opérateur média-photographique. En l'occurrence, que ce « passage de la photographie de groupe à la photographie d'un individu isolé [...] introduit un mouvement au sein de l'image fixe42». C'est précisément ce mouvement qui constitue cette « entrée en écriture de l'opération historiographique43 ». Si nous revenons à l'exemple des séries photographiques de famille, de Mr Désiré Delangle pendant sa permission militaire en 1919 dans la commune de Haubourdin située dans la région actuelle des Hauts de France. L'opérateur photographique Mr Désiré Delangle participe au repas de sa belle-famille (Illustration 11). Tous et toutes célèbrent ses retrouvailles avec sa fiancée. C'est ainsi que Désiré, en 42 Brenez Nicole, Cinéma libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte. Arts du spectacle - Images et sons. Septentrion. Presses universitaires, 2015, p. 314. 43 Ricoeur Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 209. Page 28 | 86 uniforme militaire, en compagnie des membres de la famille regarde en direction de l'objectif photographique. Désiré fait usage d'un retardateur photographique afin d'être présent sur le cliché. Une jeune femme est assise en face de celui-ci, il s'agit de Marguerite. Elle est sa belle-soeur. Nous la retrouvons sur la photographie suivante. (Illustration 12). Au premier plan, nous apercevons la jeune femme grimée en soldat prenant la pose dans le jardin. Elle porte l'uniforme de Désiré, ses cheveux attachés en chignon et arborant une moustache dessinée au crayon. Dans le second plan, nous apercevons le père de Margueritte qui la regarde. Il est à l'intérieur de la maison familiale. C'est une vue prise en légère contre-plongée dénotant l'importance ainsi que le prestige de porter l'uniforme. Cette photographie « joue inlassablement avec le dévoilement et le recouvrement de son référent44». Elle nous indique du caractère spontané et cabotin de la
jeune femme. Cette image intime permet en cela l'écriture d'un personnage, en l'occurrence celui d'une soldate. C'est une symbolique patrimoniale forte à laquelle la jeune femme y répond avec une certaine malice. La canne ainsi que la main gauche dans la poche de pantalon, ne sont pas sans nous évoquer la figure de Charlot soldat incarné par Charlie Chaplin en 1918. Nous pouvons nous permettre cette supposition, puisque l'étude de cet album de famille, nous révèle une pratique média-photographique 44 Op. cit. Le Maître Barbara, p. 11. Page 29 | 86 conséquente ainsi qu'un rapport sensible, à la volonté de composer les plans cinématographiques. L'absence de parole accompagnant cette image est palliée par les attitudes de ces membres de familles, devenant par moments des personnages inspirés de l'imaginaire du spectacle populaire. Ces deux images présentes dans l'album de famille, se confrontent tout autant qu'elles se complètent. Elles représentent cette jeunesse qui est désormais la source de l'expérience. C'est un acte de protestation contre « le masque de l'adulte45 » de l'ordre d'une reconquête sur le temps de représenter chacun des membres de la famille au sein d'une « Histoire qui se résout en albums d'images, en scénario d'opéra, en spectacles et en situation généralement critique 46». Mais comment pouvons-nous appréhender une pensée historique au regard d'images ayant été pensées à la construction d'une histoire intime ? 45 Benjamin Walter, Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur et La tâche du traducteur, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 17. 46 Brunet François, La naissance de l'idée de la photographie, Paris, PUF, 2000, p. 193. Page 30 | 86 b) Pour la pratique d'une « Histoire autre47 ». L'aube et ses pleurs, le soir et ses grands
incendies, À ce propos, s'engage en écho, la résonnance d'une histoire à partir de laquelle émerge le racontage de famille qui donne la parole aux « sans voix49 » d'une histoire souterraine. En effet, si les femmes de famille sont les objets de ces films, tout autant que les personnages, elles font partie intégrante du processus d'une histoire à l'oeuvre. Celles-ci s'opposent en effet à la grande actualité intervenant « le soir » afin de présenter « ses grands incendies50». Une nouvelle approche de la pratique média-photographique ce fait jour, notamment par l'émergence de ces filles et petites de familles qui dénoncent une réalité souterraine, mise sous silence par l'opérateur de famille et concernant une structure familiale idéalisée. En effet, l'opérateur de famille se comporte en « homme qui creuse51 ». De ce fait, ce dernier met à jour des possibles vérités au sujet d'une histoire souterraine, cependant, il ne peut en déterminer une narration. Nous retrouvons ce motif d'un membre du patriarcat qui ne parvient pas à faire le récit de son expérience. Il serait davantage question d'établir le constat d'un appauvrissement de notre expérience ayant cours depuis plusieurs générations. Auquel cas, nous serions exempts d'une histoire se pouvant d'être attestée avant tout par l'imagerie moderne. Elle peut-être de l'instance d'une preuve, mais qui l'est tout autant de celle d'une épreuve, car il s'agit dès lors d'approcher d'une vérité présente, sans pour autant procéder à une mesure d'éclatement historique. Il est sujet de la production d'un discours de l'individu par le collectif, et non à partir de 47 Despoix Philippe, « Une histoire autre », in Philippe Despoix, Peter Schottler (dir.), Siegfried Kracauer, penseur de l'histoire, Montréal, Presses de l'université de Laval, 2006. 48 Hugo Victor, « Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique - À mademoiselle Louise B » in Les contemplations, Édition de Ludmila Charles-Wurts, Paris, Le livre de poche, 2022, p. 221. 49 Op. cit. Farge Arlette, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, 2009, p. 17. 50 Op. cit. Hugo Victor, « Écrit sur la plinthe d'un bas-relief antique - À mademoiselle Louise B » in Les contemplations, p. 221. 51 Op. cit. Benjamin Walter, Images de pensées, « Fouilles et souvenirs », pp. 181-182. Page 31 | 86 sa communauté intime d'appartenance. La pratique des albums de famille, devient à son corps défendant une tradition désuète, au même titre que celle du racontage. Il est vrai que la tradition peut demeurer souterraine de l'ordre d'une « micro-histoire52 », dont l'analyse nous permets de déterminer un regard différent sur un événement que la course au progrès est parvenue à distancer de notre actualité. C'est une histoire alternative qui se met progressivement en place, et dont la narration ne peut être déchiffrée uniquement que par celles et ceux qui en demeurent les personnages. Toutefois, elles demandent une participation active à son spectateur. De plus, si ces images sont dépourvues de voix, elles n'en sont pas pour autant dépourvues d'Histoire. Il y a là une matière à une autre histoire, qui ne prétend pas certes constituer un bel ensemble ordonné et rationnel, comme Histoire ; elle contribuerait plutôt à l'affiner, ou à le détruire53. Cette matière n'est autre que l'individu de famille. Ce messager porteur d'autant de stigmates d'une période pendant laquelle le monde fut dépossédé de toute pensée d'avenir. C'est un être qui se trouve avant tout, fragmenté et disparate, entre les photogrammes de la vie ordinaire, celle du quotidien, entre les repas de famille et les célébrations. C'est un monde d'image en reconstruction, dans un mouvement de l'intime vers une pensée du collectif entre l'imaginaire et le politique. La femme de famille est devenue, du fait de son passage en tant qu'archive, une sorte de créature émergente d'une union entre la volonté créatrice de l'homme de famille et la production mécanique d'actualités. Ce dernier aliéné par la technologie, et assujettis à un prolongement figural de l'Hybris dans une acception moderne. De cela, il en résulte une rupture entre l'homme et ses lois du progrès, notamment par la créature, dénonçant par la mort et la maladie, de la renaissance de l'expérience parmi notre actualité. C'est par la voix de cette créature, qui « dit à l'homme autre chose54 », que notre présent s'en trouve marqué en profondeur, 52 Nous aborderons cette notion par l'écrit de l'historien Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, L'univers d'un meunier frioulan du XVIe siècle, Paris, Aubier, 1980, (édition originale de 1976). Celui-ci met en récit le personnage de Menocchio, meunier du Frioul, qui élabore sa propre vision du monde au gré des ses lectures ainsi que de ses rencontres avec ses contemporains. 53 Ferro Marc, Cinéma et Histoire, Édition Folio Histoire, Paris, 1993, p. 20. 54 Op.cit. Hugo Victor, p. 221. Page 32 | 86 dans les sillons souterrains, de sa véritable actualité. Nous pouvons constater une opposition entre la créature et l'image elle-même. En effet, cela relève d'une discussion entre la nature de l'individu et son devenir en tant qu'objet de représentation, puisque ce qui « les distingue de façons décisives est que seule la vie de la créature, non point celle de l'image façonnée, participe pleinement à l'intention rédemptrice55 ». Elle demeure de l'ordre d'une salvation pour ces images du passé, qui se sont soustraites à l'actualité de leur présent originel. C'est ainsi, que désormais, elles viennent questionner le nôtre, « dans un tout nouveau langage56 ». Si dans un premier temps, les aspirations de la femme de famille sont guidées par le désir de retrouvailles avec la nostalgie, il est sujet de réveiller des revenants mises en marge d'un récit historiographique dominant. La question réside donc, dans la manière dont ils ont été pour ainsi dire éludés dans cette démarche de structurer une histoire plurielle. Ces derniers participent à nous interroger sur notre capacité de garder à bonne distance des événements d'actualités. Cela a pour incidence que la famille et les traditions visuelles ne sont pas muées par des valeurs indissociables. L'une et le fondement de l'autre, aussi, il faut parvenir à les faire dialoguer comme passé commun, dans le même instant présent. Elles sont de l'ordre d'une clef intérieure permettant l'accès vers une histoire souterraine. L'individu ne peut traverser l'histoire, sans toutefois nous révéler ce qui selon lui, participe de la construction d'un récit. De ce fait, elles se doivent d'évoluer à leurs tours, puisque « sur de longues périodes de l'histoire, avec tout le monde d'existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de percevoir57». Les images de famille servent dans le présent de leur énonciation, comme discours propagandiste. L'homme est à la vie politique, tandis que les femmes et les enfants demeurent au sein de la vie intime. La femme de famille doit entretenir l'image de bonheur, en adéquation avec le discours patriarcal mise en place par la société. Dans le film Lui e lo, (2019), la cinéaste Giulia Cosentino étudie la place de sa maman au sein de la société italienne. Elle utilise ses films de familles afin de rendre compte d'une histoire collective. Celle-ci remarque que dans 55 Weigel Sigrid, Benjamin Walter, La créature, le sacré et les images, trad. Marianne Dautrey, Édition Mimésis, coll. « Images, médiums », 2021, p. 150. 56 Op. cit. Benjamin Walter, Expérience et pauvreté, p. 43. 57 Op.cit. Benjamin Walter, L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, p. 16. Page 33 | 86 Page 34 | 86 les prises de vues filmées par son père, sa maman n'est pas toujours au centre du plan, voire de l'attention du cinéaste de famille. Bien au contraire, et plus qu'à l'accoutumée, ce dernier préfère prendre comme sujet, le paysage de vacances. Il peut par moment, décentrer ostensiblement l'appareil média-photographique, afin que sa maman n'apparaisse plus sur le plan de l'image. Il est question d'une femme italienne qui a conscience de sa représentation en tant qu'objet, au sein de la pratique média-photographique de famille. Cela est de l'ordre de la mise en scène. Tandis que nous assistons à une scène de famille, nous montrant sa maman à la tâche avec les enfants, le père de famille le plan suivant, est à bord d'un train entouré par ses collègues de travail. Il est ce voyageur parcourant les routes, mais dont aucune anecdote marque d'une quelconque forme d'expérience. Il est un élément du progrès. Il est idéalisé par la femme de famille, car il est celui dont la voix est entendue. Nous assistons au récit d'une « tradition des opprimés58 » de famille, reconnaissant leur statut de « sans-voix59 ». La femme de famille tente de concilier le récit d'une vie, qui pourtant est sujette à emprunter deux directions que tout oppose. Celle de la vie intime, puis celle davantage politique dans la société italienne d'après-guerre. Les photographies et films de famille ne peuvent être usités trop longtemps comme des mouvements idéalisés à une volonté propagandiste, de les faire exister dans un temps déterminé, voire d'une nomenclature politique. C'est un nouveau rapport envers un historicisme du sensible, tissé par des récits d'expériences semblables à une partition universelle, dont les plans sont plus que de simples images. Ils deviennent ces notes plus ou moins graves, nous permettant à chacun de recomposer notre histoire singulière et de la partager à tout un collectif. C'est dès lors un enjeu contemporain souverain, de permettre à l'Histoire d'être étudiée et appréhendée par toutes les facettes qui la compose. Qu'elles soient intimes ou collectives. Cette nouvelle mise en écriture de ces fragments du passé institue l'émergence d'un univers oscillant entre des instants imaginaires et politiques. C'est une relecture sociale à travers le regard d'une martyre de famille, comme témoignage d'une Histoire passée et à venir, qu'il nous appartient d'élaborer de manière commune. Elle demeure cette expérience qui peut possiblement mettre à mal, toute une structuration propagandiste autour des images de familles. C'est en effet en parcourant l'album média-photographique de la 58 Op.cit. Benjamin Walter, Sur le concept d'histoire, p. 64. 59 Op.cit. Farge Arlette, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, p. 17. cinéaste, que nous prenons connaissance d'une histoire sociale dont les femmes et les enfants de famille ne sont représentés qu'à travers la pratique des images de famille. La société est régie par une volonté patriarcale devenue dominante. Illustration 13. Les deux femmes sont âgées et représentent l'expérience à transmettre auprès de la jeunesse. Pourtant ces dernières sont entourées par les hommes de famille. L'une d'elle porte son regard en direction de l'objectif. Qui plus est, nous apprenons que les femmes de famille ne sont que peu mises en concertation de la vie politique de la nation. Pourtant, lors d'une séquence, nous assistons à un débat politique sur une place de la ville de Naples. Le discours réfute toute idée d'oppression, ainsi que la volonté d'affirmer la femme de famille comme un centre d'attention de premier ordre pour toute la société. Nous remarquons deux femmes filmées parmi la foule. Ces dernières ont probablement attiré l'attention de l'opérateur de prise de vues, notamment, car elles sont les seules représentantes féminines. Elles sont âgées, et ne semblent guère prêter l'oreille à l'orateur. En effet, elles ont une attitude que nous pourrions qualifier de détachée, voire d'un brin enclin à un certains amusement. Les propos de cet orateur sont en adéquation avec tout discours à tendance émancipatrice concernant la femme de famille parmi la société. En effet, c'est un dialogue toute en fausseté qui nous est présenté par la cinéaste. (Illustration 13). En effet, ce dernier énonce des vérités sommes toutes d'apparences sans pour autant donner la parole aux femmes. Ces femmes au premier plan de la séquence, nous démontrent bien au contraire, que la voix féminine est plus que jamais minoritaire de la vie politique du pays. Pourtant, le discours prôné dans cette séquence est de l'ordre d'une vérité acquise. Cependant, « qu'est-ce qu'un acquis ?60 », si ce n'est « le produit social qu'il importe justement de déconstruire ? 61». La jeunesse n'est pas conviée aux débats publics, ou tout du moins elle ne semble peu ou pas concernée. Il n'y a aucune représentante d'une nouvelle génération de femme de famille au sein de cette séquence. 60 Thébaud Françoise, « Introduction », in Histoire des femmes en Occident, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, Le XXe siècle, tome V, Édition Plon, 1992, pp. 13-23. 61 Idem. Page 35 | 86 Cela affirme notre position considérant que l'absence manifeste d'expérience, ne permet plus à un individu de se sentir concerné, dès lors que le problème lié au collectif, n'appartient nullement à sa catégorisation sociétale. De plus, dans ce film, ce n'est pas une parole de femme de famille qui nous est rapportée, mais la lecture par la cinéaste d'un roman sur le couple, de l'autrice contemporaine Nathalie Ginzburg. Les images d'archives de famille entrent en relation avec une situation présente au sein de notre actualité, mais qui semble-t-il est le fruit d'une élaboration narrative. Nous sommes en approche de la pratique du racontage. Soit un discours mis en corrélation d'images afin de questionner nos contemporains. Nous constatons que le cinéma en tant que pratique média-photographique, « appartient à un temps spécifique déterminé par une certaine idée de l'histoire comme catégorie d'un destin commun62 ». Toutefois, la femme de famille demeure ce témoin sans voix. La maman de la cinéaste est présente en tant qu'image et demeure toujours astreinte à un objet de représentation, davantage qu'à un témoignage sur la pensée d'une femme de famille sur la société de son époque. De ce fait, sommes-nous en mesure de constater une perte irrémédiable de l'expérience y compris à travers la pratique média-photographique contemporaine ? Page 36 | 86 62 Op.cit. Rancières Jacques, pp. 45-60. À l'issue de ce premier chapitre, nous pouvons relever les éléments suivants. Tout d'abord, si dans un premier temps, la constitution du récit d'expérience fut placée au sein de la jeunesse, comme possible recours. Celle-ci est mise à mal à l'issue du second conflit mondial. Cependant, comme nous l'avons observé, la pratique média-photographique de famille, peut prendre une condition historiographique, toute particulière pour contribuer à une réflexion sur notre actualité. Elle peut devenir un objet transhistorique si l'image d'archives de famille demeure associée à une tradition du récit. Qui plus est, sa pratique se situe dans l'antre d'un imaginaire cinématographique et politique. Ce sont désormais les héritières de ces images d'archives de famille qui se proposent de mettre en parole une histoire contemporaine alternative, souterraine, de l'ordre d'un murmure, mais d'une vérité intime qui questionne cependant notre inconscient collectif. Page 37 | 86 Chapitre II - L'engendrement d'un univers critique par la raconteuse de famille. Dans la continuité du chapitre précédent, nous aborderons comment la pratique artisanale, peut s'avérer complémentaire d'une actualité cinématographique critique. Nous envisagerons la pratique média-photographique associée à celle du racontage de famille, comme créatrice d'un univers singulier critique dans lequel coïncide les images d'archives de famille avec notre actualité. Notre hypothèse sera que la femme de famille, étant donné sa proximité avec le medium cinématographique, peut en y associant une tradition du récit, « avec bonheur faire bouger le monde [...] et permettre d'inventer d'autres modes de travail permettant de réciter le temps63». 63 Farge Arlette, « écriture historique, écriture cinématographique », in De l'histoire au cinéma, sous la direction d'Antoine De Baecque Christian Delage, Éditions Complexe, Coll. « Histoire du temps présent », 1998, p. 116. Page 38 | 86 I. Le temps des familles : salvateur de notre
présent. Mon aile est prête à se
déployer Par ce motif de l'ange, nous faisons référence à celui désiré par Walter Benjamin et Gerhard Sholem. C'est une créature aux « yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées65 ». Elle représente la mort tout aussi bien que la réincarnation du passé. La femme de famille a désormais « tourné le visage vers le passé66 ». Elle contemple les ruines laissées à l'abandon par la tempête du progrès. Elle s'approprie désormais les caractéristiques du raconteur, qui permets de « réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé67», afin de questionner le présent de nos contemporains. Il devient primordial qu'une voix prenne corps au coeur de notre actualité. Cela est dans le prolongement d'un autre point de vue perceptif en lien entre l'individu et l'histoire par la pratique média-photographique, que la tradition se doit d'y trouver une nouvelle forme de récit. L'avènement progressif de la pratique du racontage par la femme de familles, résulte d'un processus souterrain. Il s'agit d'une pensée attachée à l'image d'archive de famille. C'est la résurgence d'un passé éludé par une Histoire patrimoniale n'attachant de valeur qu'à la rencontre entre un collectif politique et une actualité jugée de premier ordre. La femme de famille, est l'unique héritière d'une expérience qu'elle garde en elle depuis l'enfance. C'est par la pratique du racontage et celle de l'album de famille, qu'elle peut mettre en mouvement une histoire alternative, prêtant sa voix à celles et ceux qui en ont été privés à travers l'Histoire. Cependant, la femme de famille déteint cette particularité du fait de sa pratique 6' Op. cit. Benjamin Walter, Sur le concept d'histoire, p.65. 65 Idem. 66 Idem. 67 Idem. Page 39 | 86 des médias-photographiques. Ces derniers peuvent lui permettre de se positionner dans le sillon du progrès, dans le dessein d'obtenir cette pérennité, mais de manière davantage souterraine. La figure de l'ange peut être associé à celle de la raconteuse de famille. Les images d'archives de familles permettraient d'envisager un point de jonction afin qu'elles puissent se rejoindre, dans un instant entre passé et présent. Nous avons de ce fait la possibilité de nous immerger dans un univers singulier, que nous pourrions caractériser comme étant un « espace de mémoire68 ». C'est le propos tenu par la cinéaste Alina Marazzi dans son film, Un'ora ti vorrei (2002), où il est sujet de la rencontre entre une petite fille devenue réalisatrice et les films de famille tournés par son grand-père, plus particulièrement ceux concernant sa maman, Luisa. Tandis que celle-ci est décédée lorsque la cinéaste était alors âgée de 7 ans, c'est par le réemploi des séquences filmées, qu'elle retrace l'existence de la défunte, entre 1920 et 1970. Elle va dès lors prêter sa voix, commentant ces images muettes, par la lecture des correspondances de sa maman Luisa. C'est ainsi que nous analyserons plus particulièrement la mise en mouvement d'un espace cinématographique entre la parole et les images d'archives de familles. De ce fait, comment la parole permet-elle l'émergence d'un univers cinématographique singulier, autour des images d'archives de familles, nous révélant une histoire sociale souterraine ? Nous allons plus particulièrement nous intéresser à l'émergence de la raconteuse afin de rendre compte de la construction d'un espace cinématographique singulier, de l'ordre d'une nouvelle forme d'écriture de l'Histoire, par cette articulation entre les mots d'une mère et la voix de sa fille dans le présent du film. Elle est bien jeune encor I - Son âme
exaspérée 68 Il s'agit de la notion de l'auteur Arnoldy Édouard, dans son ouvrage, Fissures, Théorie critique du film et de l'histoire du cinéma d'après Siegfried Kracauer, Milan-Paris, Édition Mimésis, coll. « Images, médiums », 2018, p. 85. Il est question d'« un espace et un mouvement où interagissent l'homme, la femme, ses fragments de réalité, ses correspondances muettes avec autrui et le groupe social ». 69 Baudelaire Charles, Les fleurs du mal, « Une Martyre, dessin d'un maître inconnu », Édition condamnée de 1857, Paris, La petite Vermillon, 1997, p. 183. Page 40 | 86 Nous sommes au fait que la parole acquière un statut singulier, puisqu'il est question d'une mise en mouvement d'un récit raconté par les mots de la défunte. (Illustration 14). C'est par cette condition de ne plus être parmi les vivants, que celle-ci peut établir son histoire. C'est en effet par la mort, que le récit de la raconteuse peut alors advenir Illustration 14. L'image de Luisa Marazzi permets un double processus d'identification envers sa fille Alina, mais aussi le spectateur. La parole est énoncée de l'ordre d'un témoignage qui ne peut s'effectuer qu'une fois la disparition du sujet. en toute autorité. La parole est une voix-over, celle-ci nous permet de prendre connaissance des pensées de Luisa. Cette dernière, qui, bien qu'en dépit de la conscience d'être dans un milieu sociétal privilégié, elle demeure comme étant en proie aux doutes existentiels comme tout un chacun : « J'avais toujours vécu dans le bien-être, dans une illusion de sérénité où les problèmes n'existaient pas70.». En l'occurrence, ceux de s'affirmer dans le présent d'une Histoire collective : « Mais déjà à l'époque c'était comme si je savais, que je n'allais pas trouver ma place dans le monde71.». La parole nous permet d'entrevoir la construction progressive d'un univers singulier, au sein duquel s'entrecroisent différents régimes d'images. Qui plus est « la double nature de ces images leur permet d'ancrer le récit à la fois dans le réel et dans l'onirique72 ». La parole nous indique un basculement entre deux temporalités, dans la mesure où « pour raconter une histoire, on commence habituellement par « "il était une fois", ou du moins par la présentation des personnages73». Nous sommes désormais invités à prendre part au récit, puisque nous devenons par procuration les personnages-spectateurs, car « dans ce cas-là, ils font partie de notre famille74». La parole provient désormais d'un seul et même corps, nous assistons à l'incarnation du passé dans le présent du film. Il est vrai, que le dispositif cinématographique lui conférant le statut de voix-over, nous permet de prendre connaissance de ses pensées, de l'ordre d'une conversation intime et critique 70 Marazzi Luisa, Un'ora ti vorrei, 2002, Italie-Suisse, extrait 03 :42. 71 Ibidem, extrait 03 :50. 72 Odin Roger (sous la direction de), Le film de famille, usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 154. 73 Op. cit. Marazzi Luisa, extrait 05 :05. 74 Ibidem. Marazzi Luisa, 05 :11. Page 41 | 86 sur sa condition en tant que femme de famille. Dans la séquence du mariage de son frère, parmi les sourires de circonstances se trouvent disséminée entre rires et accolades. C'est par un plan précis, que Luisa nous fait pénétrer dans un monde historique souterrain. En effet, pendant les festivités, celle-ci, porte son regard vers un hors-champ au-dessus d'elle. Cette parole permet à la cinéaste l'élaboration d'un univers singulier, au sein duquel nous observons un entrelacs critique entre différentes images opérantes toutefois en une même jonction, le temps d'une famille dans la société italienne de l'après-guerre. Une musique onirique, appui ce regard vers ce temps passé. Le plan suivant met en scène une enfant se tenant debout sur une balançoire, l'image est en noire et blanc. C'est par la parole que nous sommes indiqués du fait que nous basculons dans une représentation alternative du monde. C'est ainsi que les images d'archives représentant Luisa et sa famille se succèdent. La raconteuse de famille procède à ce glissement entre une communauté d'individu à celle de tout un collectif. Les images d'archives d'une société italienne des années 1930 sont présentées en coexistence des anecdotes familiales de Luisa. C'est en effet, les images de son grand-père avec sa nouvelle caméra, nous le précise-t-elle. Les plans filmés des rues de cette époque, mettant en mouvement ces corps, mais aussi ces visages partiellement dévoilés par les effets de gros plans, soit la caméra elle-même approchée au plus près des hommes. Nous assistons à un horizon historique faisant « apparaître des structures complètement nouvelles de la matière75 ». Il est vrai que la parole de la raconteuse institue un dialogue visuel singulier entre les images d'archives. Ces fragments d'une époque, par des effets de vitesse de plans sont mis en mouvement comme « singulièrement glissants, aériens, surnaturels76 ». Ils demeurent semblables à un choeur dont la parole de la raconteuse en serait le métronome. Nous devenons les témoins par procuration d'une histoire souterraine au sein de cet « espace de mémoire77 ». L'un des derniers plans, celui des adieux en gare revêt une dimension symbolique. Le train nous renvoie à l'imaginaire 75 Benjamin Walter, L'oeuvre d'art à partir de sa reproductibilité technique, p. 43. 76 Arnheim Rudolph, trad.fr, à partir de l'édition anglaise définitive de 1958, Le cinéma est un art, Paris, L'Arche, 1989, p. 138. 77 Op. cit. Arnoldy Édouard, dans son ouvrage, Fissures, Théorie critique du film et de l'histoire du cinéma d'après Siegfried Kracauer, p. 85. Page 42 | 86 cinématographique des premières vues de voyages, mais aussi et surtout, à celui dont les images d'archives se répondent faisant fi des distances entre le passé et le présent. Le personnage masculin regarde le train s'éloigner et semble mimer de la main, un geste apparenté à la pratique épistolaire. Il est en effet rapport à une nouvelle forme d'écriture cinématographique, entre la parole et les images d'archives de famille, « dont les choses et le sujet sont rendues au temps11 ». Lorsque Luisa devient mère à son tour. Celle-ci traverse avec un landau la place du duomo située dans la ville de Milan. Nous assistons à une réunion politique. De la sorte, il est question de deux mondes qui s'entrecroisent dans le même instant de la narration, sans pour autant constater à un éclatement de la ligne historique. La jeune femme est préoccupée par son nouveau rôle de mère. Nous sommes les témoins de la question de la transmission d'une femme de famille auprès de son enfant, parmi les préoccupations politiques du collectif. Elle travers cette place sans attirer les regards, telle une image sans histoire. C'est ainsi que « la grande Histoire se mêle à la micro-histoire : les images épurées se lient aux [..]images d'archives avec [...] les sons du passé [...] réunissant ainsi l'homme des événements historiques à l'homme du présent 78». C'est dès lors une parole souterraine, du fait du partage d'une femme de famille de sa nostalgie d'une époque peuplée par les images de son enfance et les fantômes d'une époque oubliée. Le film oscille entre les prises de paroles de celles et ceux que l'Histoire a occultée. Nous assistons à un mouvement allant de l'individu vers le collectif. Les images d'archives établissent une relation entre le passé et le présent. Cela permet d'établir un dialogue entre la cinéaste et les membres de sa famille, mais également avec le spectateur. La place occupée par la famille, dans cette approche de questionner le monde qui l'entoure demeure inhérente, par le désir de l'essayiste de partager une expérience avec son spectateur. Cela va éminemment à l'encontre d'une position dominante dans la représentation cinématographique. La cinéaste part à la quête de l'essence même de ses propres images. Elle ne cherche pas tant à innover le dispositif, mais d'avantage à révéler les enjeux que représente la famille concernant le questionnement dans une démarche contemporaine et historique critique. La 78 Op. cit. Brenez Nicole, Cinéma libertaires, Au service des forces de transgression et de révolte. Arts du spectacle - Images et sons, p.361. P a g e 43 | 86 représentation de la famille dans le film peut être appréhendée comme un lieu originel d'ancrage narratif et historique. Le film a de ce fait, la particularité d'opérer à une relecture de l'Histoire par ces mouvements dépourvus de contraintes, quant aux frontières imposées par une nomenclature cinématographique, notamment par ce mouvement entre les images d'archives et le présent du film. Les images d'archives permettent de prétendre à de nouvelles propositions formelles. Par l'utilisation du « montage analytique79», il appréhende la variation même d'une image, nous ouvrant un passage de l'ordre d'une « circulation psychique80» entre différentes instances de l'Histoire humaine. De ce fait, cet espace cinématographique opère entre une mémoire individuelle et une Histoire collective, mise en mouvement par la figure de la raconteuse, « gouverné selon des lois et les impératifs qui lui sont propre81». Les archives de familles ayant désormais un droit au récit par la parole, à travers la pratique média photographique contemporaine associée à celle du racontage de famille. 79 Brenez Nicole, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. 13, n° 1- 2, 2002, p. 49- 67. 80 Idem. 81 Géry Catherine, Leskov, Le conteur, réflexions sur Nikolai Leskov, Walter Benjamin et Boris Eichenbaum, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 187. Page 44 | 86 b) La parole de famille comme archive sonore. Comme nous l'avons étudié précédemment la parole peut permettre à deux temporalités d'exister dans l'instant d'une seule et même narration filmique. La parole permet d'effectuer cette liaison entre deux mondes afin de les réunirent dans un univers singulier. Elle accompagne les images et nous interroge sur le dispositif cinématographique, comme étant avant tout un lieu de l'expérimentation de la pensée du monde. Dans le cas du film de la cinéaste Alina Marazzi, il était question de l'incarnation des écrits de Luisa par l'intermédiaire de la voix de sa fille. Il se peut également que la parole soit celle de l'individu de famille qui ne se trouve plus dans le présent de la narration filmique. Dans le film, Correspondencia (2020), des cinéastes Carla Simon et Domingua Sotomayor Castillo, nous retrouvons l'utilisation d'une voix-over empruntée. Par ce terme, nous entendrons le fait qu'il s'agit d'une voix enregistrée à un instant antérieure que celui du présent du film, et qui caractérise les pensées d'un individu. En l'occurrence, il s'agit de la grand-mère de la cinéaste Carla Simon. Dans cette oeuvre, il est question d'une correspondance visuelle entre les deux cinéastes ; elles échangent toutes deux, leurs souvenirs d'enfance et ce désir de raconter les histoires de famille. Lors d'une séquence d'exposition, la cinéaste Carla Simon nous présente la maison de sa grand-mère. Les cadres photographiques de familles ornent les meubles du grand salon. Les pièces vidées de son occupante nous sont présentées. Nous entendons la voix de sa grand-mère qui nous parle de son décès, et de ce qui restera comme souvenir à ses petits-enfants. Cette interaction entre le régime d'image en voix-over et ces images sont de l'ordre que « le mécanisme de référence permet au discours du narrateur de prendre appui sur le monde audiovisualisé et crée l'impression que le matériel audiovisuel prolonge le récit verbal82 ». Cette voix est évanescente entre chaque plan, qui étant donné sa présence en hors-champ confère une impression d'entrer dans une modalité historique intimiste et spectrale. La vision subjective usitée permet au spectateur de procéder à une identification secondaire. Nous visitons les espaces de la vie familiale qui sont représentés usuellement 82 Châteauvert Jean, Des mots à l'image. La voix over au cinéma, Paris-Québec, Éditions Méridiens Klincksieck / Nuit blanche, 1996, p. 59. Page 45 | 86
En effet, nous pourrions avancer que la parole étant donné que cette « absence intrinsèque d'ancrage dans la diégèse visualisée83 », peut instituer que « les images "naissent" des mots84». De ce fait, la relation à déterminer entre la parole et les images se doit être appréhendée comme permettant la construction d'un univers singulier. À plus forte acception, lorsque cette parole est celle de la défunte. La parole ainsi énoncée se doit d'être considérée comme un témoignage permettant d'étudier le passé au regard de notre actualité. Comme le souligne la cinéaste : « Il n'y a plus de grand-mère chez qui apprendre, il n'y a plus d'enfants à qui enseigner85. ». La cinéaste dialogue avec sa grand-mère et par ce fait s'approche de la prédisposition accordée par la pratique du racontage, comme étant celle de pouvoir faire parler les morts. Toutefois, il n'y a plus de nouvelles générations en devenir. Il s'agit d'un instant critique à plus d'une acception, puisque la parole ne peut être transmise, s'il n'en subsiste aucun récepteur. Cela nous permet de constituer une approche sur cette parole comme pouvant être de l'ordre d'une archive sonore. En l'occurrence, elle serait ce document à part entière renseignant un collectif à partir d'un moment intime de l'individu. Il est vrai que cette « parole dite » de l'ordre d'un « objet trouvé », soit, autrement énoncé, un document dont l'Histoire ne peut plus en être dans le déni de son existence. Cela se faisant d'accorder une importance toute particulière à une « trace laissé ». Nous l'entendrons comme étant un déplacement du 83 Boillat Alain, Du bonimenteur à la voix-over, Lausanne, Éditions Antipode, 2007, p. 424. 84 Idem. 85 Correspondencia, Carla Simon et Dominga Sotomayor Castillo, 2020, Espagne - Chili. Extrait - 4 :50. Page 46 | 86 passé vers notre présent. Cette parole se doit d'être appréhendée comme état d' « une figure du réel », soit un élément de jonction concernant une réalité dont nous « apportons la preuve de ce qui fût le passé ». Si elle est d'une instance de la preuve, elle l'est tout autant de celle d'une épreuve. Il s'agit dès lors d'approcher une vérité présente, sans pour autant procéder à une mesure d'éclatement historique. La parole véhiculée par une femme de famille est « définitive et proche » et ne se doit d'être en aucune façon l'objet d'un chaos historiographique social et politique. Bien au contraire, elle nous accompagne vers cet instant de la révélation d'une histoire qui ne demande qu'à partager de son expérience. Cela peut permettre à l'individu de famille de devenir un historien de son temps, qui « en dépliant l'archive », s'approprie un fragment de sa propre histoire. C'est un « privilège de toucher le réel »86. Faire revivre « Bon Papa » et « Mamy », c'était retrouver la douceur et la chaleur de ma petite enfance, avec la complicité de mes tantes, Jo, Thérèse, Marie-Ange et Mique qui ont bien voulu répondre à toutes mes questions et raviver les bons, comme les mauvais souvenirs. C'était aussi découvrir qu'ils avaient traversé deux guerres et trouver une part d'explication à la tristesse de ma grand-mère.87 Lors de notre entretien avec Madame Nicole Pavy, celle-ci nous révéla de son désir de transmettre une parole de famille auprès du collectif. Il n'était non plus question des photographies de famille, mais davantage d'y obtenir des réponses, de percer l'insondable. Les secrets de famille parmi les failles de la grande Histoire. La parole de famille est cet instant, où les morts et les malades reviennent inquiéter les vivants concernant leur présent. C'est par la transmission des anecdotes que ces derniers reprennent vie et partage de leurs tristesses, de leurs interrogations existentielles sur un monde qui se tourne sans cesse vers l'avenir. Cette parole permet de libérer ces archives de familles des cadres et albums au sein desquelles elles se trouvent enfermées. Elle 86 La citation, « La parole dite [...] de toucher le réel », se trouve in Farge Arlette, Le goût de l'archive, Paris, La librairie du XXe siècle, Édition Le Seuil, 1989, p. 19. 87 Nicole Pavy, à propos de constitution du fonds d'archive de la famille Pavy-Delangle, 11 novembre 2012. C'est à l'occasion d'un entretien en avril 2022 dans le cadre de ma recherche, que celle-ci partagea cet extrait concernant ce qui l'avait animé à commencer la constitution de son journal de famille pendant l'année 2012. Page 47 | 86 participe, notamment par la pratique média-photographique à la reconstruction du monde, tout aussi bien politique que social. La parole de famille, bien que de l'ordre de l'intime, engage un mouvement communicationnel entre les générations humaines. Si l'individu est devenu immuable de la propriété. Cela sous-entend l'idée d'une histoire dédiée aux monuments, à cette règle, que tout se construit dans un même temps, et dans le plus grand des artifices. Il subsiste cependant une nécessité du recueillement auprès de ces sentiers en marge du progrès et de l'industrialisation de la pensée historique. Ils sont là, présents, et nous rappellent que l'histoire ne peut être sujette à une sensation de finitude, car l'histoire demeure ouverte sans cesse à la page du présent. L'individu se construit par les images et parole d'archives de famille, celles d'un moment intime qui prend tout son sens, une fois communiqué au sein d'une pensée collective. Cette nostalgie demande un dévoilement progressif de ce désir d'interroger l'Histoire, en retournant parmi ces anecdotes. En outre, la pratique du racontage de famille, n'est pas tant de l'ordre d'un discours. C'est tout autant, si ce n'est davantage une parole, qui nous guide à travers un lieu inattendu, nous liant avec notre actualité, dans un mouvement entre passé et présent. Cette tradition met en récit l'individu et le monde qui l'entoure, afin de partager d'une expérience. Sans cette parole, nous réduisons le temps des familles au silence, celui accompagnant la solitude de ceux dont la voix s'est perdue irrémédiablement dans les couloirs du passé. Les images de famille seraient laissées ainsi à la merci du discours dominant et de ce cérémonial se devant de rassembler un individu sous la même bannière idéologique. Ce fut le cas lors de l'anéantissement d'une grande partie de notre expérience humaine. Ces paroles sont autant de signes, si ce ne sont des indices nous permettant de repenser notre histoire, comme de l'ordre d'une arborescence de récits constituants un ensemble, faillible certes, mais humain et universel. Elles se doivent d'être appréhendées, comme de l'ordre d'une archive entrant en coexistence avec les images de familles dans le dessein de permettre à l'individu de retrouver une unité, son centre. Par cette approche la raconteuse convoque en son sein, la mort et la maladie, mais également un espoir nourrit d'une histoire plus juste. Elle demeure la nouvelle gardienne de l'expérience, à la condition sine qua non, que cette parole soit appréhendée par le même soin que tout autre document qui érige notre histoire à travers les périples traversés. Par l'avènement du Page 48 | 86 racontage de famille, nous assisterions à la libération de l'archive de famille par le récit issu de la pratique média-photographique. Celle-ci ne serait plus encline à demeurer une témoin passive de l'histoire. C'est ainsi qu'elle se dévoile, progressivement, sous les traits de la martyre88. Elle est avant tout un témoin d'une expérience dont la parole de la raconteuse doit révéler la marge de l'histoire. C'est un dialogue entre les générations de notre présent et celle de notre passé, dont l'enjeu demeure la transmission de l'expérience humaine. S'il est question de prime abord d'un récit intime, cette parole peut devenir une archive singulière nous permettant une réflexion commune et critique concernant en rupture, aussi bien formelle que matérielle, avec notre actualité contemporaine. Nous revenons à une approche artisanale du medium-photographique par une dimension haptique avec le matériel filmo-photographique. Par conséquent, nous pouvons à l'issue de cette partie nous permettre de porter à notre étude ces caractéristiques suivantes. Tout d'abord, la pratique du racontage de famille permet la libération des images d'archives, en y apposant une parole comme témoignage. Il est vrai que celle-ci peut convoquer les anecdotes de famille à l'aide du medium cinématographique élaborant progressivement un monde d'énonciation historique à part entière. Cela en marge d'un discours dominant, nous assujétissants à suivre une idéologie de l'Histoire, sans prise en compte constatée d'une construction personnelle de l'individu, en rapport à son propre passé. Nous pouvons avancer que cette démarche permet d'avancer l'idée de l'émergence de la raconteuse de famille à travers la pratique média-photographique contemporaine. Celle-ci a la possibilité de faire entendre cette parole, mais comment peut-elle proposer une relecture critique de notre société contemporaine, tant dans le domaine politique que sociale ? 88 Nous accorderons à ce terme son acception antique, se référant à sa désignation en qualité de témoin. Page 49 | 86 |
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