Chapitre I - L'individu de famille comme paradigme de la
« trace11 ».
Dans ce chapitre, il est question d'appréhender la
pratique média-photographique12 de famille comme «
dernier refuge » d'une expérience critique du monde. Celle-ci
étant de l'ordre d'un « culte du souvenir » qui opère
entre « une valeur culturelle de l'image » et son
individu-sujet13.
11 Tout du long de notre propos, nous associerons
le terme de la trace, à celle convoquée par l'historien Carlo
Ginzburg, dans son ouvrage, « Spi, Radici di un paradigma indiziamo
», Édition originale de 1979. La traduction française,
« Signes, traces pistes, racines d'un paradigme de l'indice », Le
Débat, n°6, 1980, pp. 3-44. Nous l'aborderons de l'ordre d'un
détail qui va permettre une approche différente d'un
événement.
12 Kracauer Siegfried, L'Histoire des
avant-dernières choses (1969), Paris, Stock, 200-, p. 55 - 56.
13 Benjamin Walter, « L'oeuvre d'art à
l'ère de sa reproductibilité technique », in
OEuvres III, Édition Gallimard, Paris, 2000, p. 285.
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I. L'aliénation de l'homme par la machine a) Un monde
sous verre.
Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous
sommes mortelles14.
Le 19 avril 1944, Rudolph Vrba, accompagné d'Alfred
Welztler, s'échappe du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau. C'est
après un périple à travers les bois et les chemins de
traverse, que ces derniers regagnent les lignes alliées. Ils
révèlent que l'armée allemande nazie a
édifié des structures, au sein desquelles, des
générations entières d'individus sont anéanties.
Dans la tradition du racontage, ces derniers restituent les récits des
soldats allemands concernant les projets du camp de concentration,
jusqu'à la classification des prisonniers selon leurs appartenances
politique, ethnique et géographique. C'est à l'aide des croquis
détaillants les chambres à gaz ainsi que l'organisation de la
structure d'extermination, qu'ils informent les alliés de
l'éminence du massacre de millions de membres de la communauté
juive hongroise. Ils tentent de faire admettre que la guerre a pris une autre
identité. Désormais, il est sujet d'un affrontement
idéologique sans pareille, dont l'enjeu est la préservation de
l'expérience15 humaine. Celle-ci avait été mise
à mal par le passé, et de la sorte provoquée la perte
progressive concernant la capacité humaine à établir un
relais testimonial autour de la transmission d'un récit.
Il est vrai, que c'est à l'issue du premier conflit
mondial, que notre civilisation ne peut être qu'en état de
constater, d'un ébranlement manifeste à propos du retour d'une
expérience personnelle. Les hommes de familles reviennent des
tranchées, atteints de mutisme ; il n'eut point de récits, voire
d'anecdotes16 à conter auprès de leurs femmes ainsi
que de leurs enfants. Ceux exprimant la volonté de partager de leur
expérience, ne sont pas écoutés puisque « ce qui
s'est déversé, au cours des dix années qui ont suivi,
14 Valéry Paul, « La crise de l'esprit
», extrait de « Europe de l'antiquité au XXe siècle
», collection Bouquins, Édition Robert Laffont, 2000, pp.
405-414.
15 Par expérience, nous entendrons dans ce
cas présent, la transmission du vécu d'un individu à la
génération suivante.
16 Nous admettrons dans notre recherche le terme
« anecdotes » au sens de la référence concernant la
pratique régionale au sein des villages.
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dans le flot des livres publiés sur la guerre
était tout autre chose que l'expérience qui se diffuse de bouche
à oreille17». C'est une crise de l'expérience
vis-à-vis de laquelle la société se trouve
confrontée. Cela a pour incidence une répercussion sur la
tradition du racontage. Ce pourvoyeur de récits et autres anecdotes,
« ne concerne pas seulement nos expériences
privées18», mais tout aussi bien « celles de
l'humanité en générale19». Celui-ci
transmet l'expérience parmi ses contemporains. Il est ce lien entre
l'individu et le collectif. Il part quérir les mers et les routes,
tantôt marins, tantôt paysans. Il collecte autant de récits,
de fragments de vie, en parcourant les chemins d'une histoire souterraine, puis
les garde dans sa besace, jusqu'au village suivant. Il galvanise la foule
autour de lui, par des grands gestes, instituant l'élaboration d'un
monde oscillant entre le fantastique, afin de capter l'attention de son
auditoire, et du politique, dans le dessein d'apporter une réflexion
critique au sein du présent. À l'instar des deux survivants
d'Auschwitz-Birkenau, il crée des images à partir du verbe, entre
le temps de l'histoire et celui des hommes. Il détient son
autorité de la mort et de la maladie, dans le dessein d'informer
l'individu de la nécessité d'être à l'écoute
du passé, afin d'être préservé dans le
présent.
Toutefois, l'art du raconteur dépend pour l'essentiel
de la capacité réceptrice de l'individu à l'écoute
de son récit. C'est ainsi que la destruction des villages et de ses
habitants, l'avait pour ainsi dire congédié. L'individu ne
parvient plus à jeter son regard vers le passé et les ruines. Il
est appauvri en récit d'expérience et son visage est
désormais tourné vers l'avenir et la technique, de l'ordre d'une
fuite en avant concernant l'idéalisation d'un monde se trouvant à
l'abri de la mort ainsi que de la maladie. Dans cette acception, l'Histoire est
devenue de l'ordre d'une ligne inflexible et continue. L'image est devenue
reproductible en série. Par cette volonté d'une
mécanisation à outrance, la frontière entre l'homme et la
machine en devient poreuse, si ce n'est sinueuse. Notre civilisation s'en est
remise au progrès par la technique, et « ce nouveau milieu de verre
va transformer complètement l'homme20». Il est vrai que
cela va ancrer l'individu dans une communauté régie
principalement par des valeurs politiques et morales
17 Benjamin Walter,
Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur, et la
Tâche du traducteur, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011,
p. 17.
18 Ibidem, p. 40.
19 Idem.
20 Ibidem, p. 46.
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communes. Les images de guerre deviennent des
actualités immédiates. Il est question d'une esthétisation
du conflit à des fins politiques, puisque cela permet de
véhiculer un discours prônant une « expérience morale
par les détenteurs du pouvoirs21» et eux seuls.
L'individu se trouve dès lors conditionné à suivre les
dates de célébrations patrimoniales. L'événement
est standardisé par les normes de l'immédiateté du
récit, au même titre que l'individu étant quant à
lui, l'objet d'un enjeu cérémonial et patriotique. Cela, a pour
incidence de convoquer deux caractéristiques de la pratique
photographique, que nous pouvons dès à présent souligner.
D'une part, les images sont mises en corrélation de
l'idéalisation de la technique. D'autre part, que celles-ci conduisent
à entériner davantage la pratique traditionnelle d'une
construction progressive du récit. C'est le cas notamment du racontage,
qui de ce fait, peut apparaître de l'instance d'un élément
faussant la restitution fabriquée par l'image moderne.
En effet, l'individu est devenu l'automate du «
matérialisme historique22». Il abrite en sa pratique
photographique, « un nain bossu, un maître d'échec qui
guidait à l'aide d'un cordon23» sa main. Il est aux
prises avec un système de miroirs, lui donnant l'impression d'une vue
large et complète de l'histoire. Si le premier conflit l'avait
dépourvu de sa capacité à transmettre son
expérience, la pensée machinique s'est emparée de sa
capacité à collecter des récits de vie. Les années
qui s'en suivirent, nous ont laissé l'aspiration d'entrevoir par la
jeunesse, une nouvelle source potentielle d'expérience. Cependant,
celle-ci se trouvait à son tour, triée, numérotée
et anéantie. Elle était désormais parmi les
décombres et les chambres à gaz. En dépit de
l'avènement de la technique comme garante d'une pérennité
de l'homme, se devant de le prémunir des affres du temps. Ce dernier fut
annihilé par le règne de l'actualité et de la marche
incessante du progrès. C'est en effet par la civilisation la plus
techniquement évoluée, que la barbarie a atteint son paroxysme.
Le geste critique de ces deux survivants, devint de l'ordre d'un acte de
résistance, mais l'actualité immédiate a eu raison des
récits de ces derniers. Les forces alliées cédèrent
à la pugnacité d'une histoire ne retenant que le discours de ceux
se pouvant de la
21 Ibidem, p.39.
22 Benjamin Walter, Sur le concept
d'histoire, Paris, Édition Payot & Rivages, coll. Petite
bibliothèque
Payot, 2013, p. 53.
23 Idem.
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représenter. Ils optèrent pour le
débarquement sur les plages de Normandie. L'expérience de la
jeunesse allait se perdre parmi les champs de mines disposés sur la
plage d'Omaha Beach, et au sein des convois ferroviaires de
déportés. L'anéantissement de millions d'individus et de
leurs expériences n'a pu être empêché. De cette
actualité, l'histoire patrimoniale en retenu la date et les images de
l'opération militaire. Tandis que les deux survivants
d'Auschwitz-Birkenau, ainsi que du peuple juif-hongrois exterminé cette
même année, se réfugièrent parmi les « haillons
de l'histoire24». L'homme est devenu une sorte de machine,
composé d'acier et de pellicule. Il évolue dans un environnement
dont les pratiques artisanales, comme celle du racontage, se trouvent en
contradiction avec l'acception d'une transmission par le progrès et la
technique. Les images représentent non plus une possible
vérité extérieure, mais celle du « monde moral
»25. L'expérience avait inexorablement
débuté sa chute. L'individu se méfiait désormais de
son propre passé, si celui-ci s'en trouvait dépourvu de toute
image. Il n'est dès lors plus de mise de nous concerter à propos
de l'observation des photographies parfaitement orchestrées, de ces
foules en liesse à l'arrivée de nos alliés en capitale. Il
est question bien au contraire de nous interroger sur ce que l'on y voit plus.
Un individu au centre de sa propre actualité. Dès lors la
tradition du racontage est mise en demeure. Son acception en tant que
modalité de reconstruction de l'individu est rendue difficile par son
impossibilité de garder des traces de son passage. L'expérience
ne demeure non plus comme étant remplaçable, mais davantage
occultable. De ce fait, les monuments et photographies de
célébrations nationales deviennent le point d'ancrage et non plus
de jonction entre l'individu et l'histoire. L'individu est le visage de sa
nation, et celui-ci ne peut en aucun cas s'en soustraire par le récit de
son expérience, dont « il semble que sa chute se poursuive vers une
profondeur sans fond26». Nous désirons contrôler
nos images de l'ordre d'une mécanisation de la pensée humaine.
L'enjeu devient de ce fait d'assister à une mutation, vers un homme
exempt de tous ces indices qui peuvent caractériser de sa
24 Berdet Marc, « Chiffonnier contre
flâneur. Construction et position de la Passagen arbeit de Walter
Benjamin », Archives de philosophie, n°75, 2012/3, p.
427.
25 Op.cit. Walter Benjamin,
Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur, et la
Tâche du traducteur, p. 55. La notion de « monde moral »
soit « die moralische Welt » émane du philosophe
Walter Benjamin, comme se pouvant être d'une double acception de
l'événement. Soit d'une part la forme et d'autre part la
conception d'un moment. Le rapport critique en serait d'en discuter son rapport
entre une extériorité et une intériorité
dépendant de l'affirmation d'une autorité de l'Etat dans sa
représentation.
26 Idem.
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Illustration 1.
Le père de la cinéaste est pris en plan
d'ensemble pendant que ce dernier fait une captation vidéo de son
vis-à-vis. C'est une image en miroir qui nous renvoie à notre
propre pratique média-photographique.
souffrance passée. La nation et ses gloires valent
désormais tout autant, si ce n'est probablement plus, que les souvenirs
d'un unique individu. L'opérateur de famille est à cet effet, par
prolongement à ce mutisme, soumis à l'enfermement dans un monde
rendu d'autant plus silencieux par une structure de verre. Cela au point de ne
plus différencier la réalité de la fiction Cela entre en
résonnance avec l'investigation menée par la cinéaste
Michaela Taschek dans son film Doppelgänger (2019). Celle-ci nous
montre une facette de l'opérateur de famille se perdant parmi ses images
de familles, au point de ne plus être reconnaissable aux yeux de sa
fille. Ces images d'archives de familles, nous montrent une
désincarnation de l'opérateur de famille. Sur un cliché
photographique, l'on y distingue le père de la cinéaste,
vraisemblablement en train de filmer. (Illustration 1). En second plan, nous
distinguons le paysage extérieur vu de la terrasse de son domicile. Nous
assistons à un inversement progressif de la pratique opératique
des médias-photographique de famille. La cinéaste part en
quête de ce père qu'elle déclare avoir perdu, cela
vingt-quatre ans, avant son décès. C'est du fait de la recherche
à travers ses films et photographies de familles, qu'elle espère
y obtenir une trace comme un semblant de réponse. Elle y dénonce
l'aliénation de son père par la machine ainsi que son
désir d'accumulation d'images de ses proches. Son travail
d'investigation consiste à reconstituer son album de famille, afin
d'attester de cette figure du double qui a pris les traits et la
personnalité de son père. La cinéaste nous
révèle de sa propre incapacité à discerner parmi
ses images de famille, le changement de comportement de son père. Elle
reste dans le déni de la maladie mentale de ce dernier. C'est en
recherchant les moindres détails sur ces images d'archives de familles,
que celle-ci en demeure persuadée. Ce père ne peut être
qu'un sosie, de l'instance d'un double maléfique. Elle ne peut en aucun
cas délivrer son véritable père par ses images de
familles, nous représentant un homme sociable et proche des siens. Les
images d'archives de familles qu'elles retrouvent dans la boîte à
chaussure, lui révèlent que celui-ci ne parvient nullement
à permettre à toutes ses images de co-exister entre elles,
à les faire vivre à travers un récit.
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b) Des images d'archives sans parole.
Son désir s'attacha à d'autres objets
qu'à la patrie27 .
Cette structure de verre s'est refermée sur l'individu
de famille parachevant le règne du progrès a eu comme signifiance
l'anéantissement des dernières expériences ;
désormais, les albums photographiques de familles et la pratique du
racontage sont aux prises avec la question de la représentativité
d'une image. Le monde est plus que jamais fragmenté, en divers bris de
verres jonchés sur le sol d'une histoire de l'individu qui peine
à se reconstruire. Les « sans-voix 28» sont mis au
banc d'une institutionnalisation de l'événement plus que jamais
présente. Pourtant, nous manquons de récits remarquables,
d'anecdotes. Tandis que l'histoire devient à ce titre, la vassale d'une
idéologie vouée au culte de la technique. L'homme se pense ainsi
optimiser jusque dans la perception de son semblable. Il a vaincu la mort et la
maladie dans le même temps. Les chansons populaires retentissent sur les
ondes radios, nous entrons dans une ère de consumérisme à
outrance. Les appareils photographiques et filmiques deviennent portatifs. Nous
avons besoin que du peu de secondes nécessaires, pour figer un instant
du présent sur la pellicule. Il est sujet de conserver le moindre
instant du collectif. La destruction des corps et des bâtiments laisse la
place à une fétichisation de l'individu comme
propriété. Les premiers sourires sont dévoilés sur
les clichés photographiques de famille. Les images du bonheur sont mises
en vitrine. De ce fait, l'accumulation des cadres photographiques dans les
maisons de famille vont devenir autant d'ornement, comme une preuve de vie
idéalisée puisqu'elle est immortalisée. Le slogan «
You press the button, we do the rest29» de
27 De Coulanges Fustel, La cité antique,
étude sur le Culte, le Droit, les Institutions de la Grèce et de
Rome, Cambridge University Press, 2010, p. 423. L'édition originale
a été publiée par Durand, puis imprimée à
Paris en 1864.
28 Farge Arlette, Essai pour une histoire des voix
au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009, p. 17.
29 George Eastman, fondateur de l'entreprise Kodak en
a fait son slogan en 1889, lors de la sortie de son appareil le Kodak Original.
« Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », renvoyait à
l'idée que les utilisateurs n'avaient plus à se soucier du
développement de leurs photographiques dont se chargeait
l'entreprise.
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Illustration 2.
Mr Désiré Delangle, est son tour l'objet
photographié. C'est une image en miroir de l'individu entre objet et
sujet de la photographie. Lille, (1919).
l'entreprise Kodak, affermie l'ascendance d'une
actualité de l'instantanéité. L'appareil
média-photographique devient dès lors un ajout prothétique
de la condition humaine. Comme en témoigne cette photographie d'archive.
(Illustration 2). Elle est issue du fonds d'archives de famille de la famille
Pavy-Delangle. Nous pouvons observer un opérateur situé au
premier plan. Il s'agit de Mr Désiré Delangle30. Il
est situé à gauche du cadre, il se tient debout sur une petite
échelle. Nous notons la présence de deux passantes situées
à proximité de l'opérateur. Elles sont en amorce de la
scène. L'une d'elle semble toutefois se retourner. Elle regarde en
direction du second opérateur qui capture la scène. C'est ainsi
que l'opérateur devient à son tour une image d'archive. Nous
sommes confrontés entre une intériorité et une
extériorité du sujet en qualité d'émetteur, mais
aussi de récepteur dans le même instant. Cette modalité de
« l'estrangement31», nous permet d'entrevoir un monde qui
ne peut être tout à fait défini, par la perception unique
de son observateur.
En effet, c'est un imaginaire que nous pourrions qualifier de
social. Ce dernier se compose, à mesure que la pratique
médias-photographique laisse le libre cours à une multitude
d'interprétation. C'est une image en miroir, concernant le rapport entre
l'individu et le monde, qui nous renvoi dans un même temps, d'une
pratique aussi bien intime que politique. La technique sans cesse plus
perfectionnée, peut possiblement engendrer un opérateur dont les
intentions de prises de vues vont peu à peu se trouver nuancées,
à la lisière entre son intimité et une actualité
politique. Nous pouvons supposer
30 C'est après avoir effectué son
service militaire en Salonique, que Mr Désiré Delangle retourna
auprès des siens. Il exerça la profession de médecin et
vécu dans la région des haut-de France jusqu'à son
décès. Il réalisa près d'un millier de
clichés photographique ainsi que des films de famille.
31 Kracauer Siegfried, Théorie du film, La
rédemption de la réalité matérielle, Paris,
Flammarion, 2010, p. 487.
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qu'à travers cette photographie, nous approchons
l'idée de ce besoin, d'une sorte de prise de contrôle sur son
devenir en tant qu'image d'archive. Le discours à consonance dominante a
remplacé celui du raconteur. C'est par ce fait, que les images
d'archives, plus spécifiquement celles de famille, vont être
enfermées et standardisées. Cependant, une image d'archive
peut-elle se substituer au témoignage de celles et ceux qui en sont les
objets de représentation ?
Illustration 3.
Nous observons la distance qui sépare Carlo de la
photographie.
Il est vrai que la démocratisation d'une pause
décontractée n'est pas encore de mise. Les milieux populaires
trahissent de l'existence d'une histoire souterraine, par l'expression des
visages fermés et absorbés par les vicissitudes de la vie
quotidienne d'après-guerre. Les images sont désormais en
mouvement. Elles ont rejoint la technique dans la course du progrès.
Tandis que le discours dominant s'empare de la pratique
média-photographique, qu'elle soit donc photographique tout aussi bien
que filmique, comme d'une actualité politique semblable à celles
suscitées par les vedettes d'Hollywood. Il est vrai que la pratique
cinématographique, est liée dans une certaine mesure à ce
nouveau rapport symptomatique d'une société qui ne peut
communiquer son vécu qu'à travers des images sans parole. Elles
sont tenues comme valeurs de discours, dans le prolongement d'une acception
idéologique d'après-guerre, selon laquelle la technique optimise
la perception humaine de l'actualité du monde. Dans le film de fiction,
La Famiglia (1987), le cinéaste Ettore Scola retrace les
moments de vie de famille du personnage de Carlo. De sa naissance dans l'Italie
des années 1905, à son accession au rang de patriarche de
famille, dans les années 1980. Dans l'une des séquences du film,
le personnage d'Adriana se retrouve avec Carlo dans le salon familial. Tandis
que celui-ci regarde les actualités politiques à la
télévision. Adriana quant à elle, accorde son attention
à une photographie de famille disposée sur le meuble situé
derrière le canapé. (Illustration 3). Le plan en vision
subjective nous permet de confondre notre regard avec celui d'Adriana.
L'utilisation du gros plan vient progressivement centrer notre attention sur le
visage de Carlo, plus jeune. Le plan suivant, Adriana regarde à nouveau
le poste de télévision. Tous deux assistent, sans échanger
la moindre parole, à une représentation idéalisée
du couple
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en la personne de Marilyn Monroe et de son compagnon de
l'époque. Ces images d'actualités évoluent en contraste
avec l'image d'archive de famille restant dans son cadre de
représentation. (Illustrations 4). Le dernier plan, nous présente
l'image de télévision en négative, nous dévoilant
du caractère artificiel de l'image du progrès. (Illustration 5).
Cette séquence est révélatrice d'un enjeu questionnant un
désir d'émanciper l'image d'archive de famille d'un cadre social
dans lequel elle se trouve ainsi conscrite. Elle nous révèle
également, de l'impossibilité, y compris dans un régime
fictionnel, de la coexistence d'un dialogue, entre une photographie de famille
et une actualité, puisque ces deux régimes d'images ne se
retrouvent nullement au sein d'un même plan. Nous observons que Carlo est
cet individu de famille, qui ne peut permettre la coexistence entre son
passé et son actualité. Il s'est détourné des
images du passé au profit de celles, reproductibles et
instantanées.
Illustrations 4. Illustration 5.
Nous observons un contraste avec la photographie de famille
qui tend vers une authenticité du souvenir. Tandis que l'image du couple
hollywoodien en est réduite à l'état de négatif.
De plus, c'est à travers le personnage d'Adriana qu'est
illustrée la femme de famille comme une possible médiatrice,
entre la nostalgie véhiculée par une image d'archives de famille
et une actualité contemporaine. Ce liant, nous permet d'effectuer une
mise en propos concernant une abolition de la frontière entre une
photographie dite de fiction, et celle issue de notre propre
réalité. L'image d'archive de famille revêt un
caractère particulier. Elles sont ce « punctum32»
nous arrivant droit au coeur comme une flèche33, nous
entraînant de la sorte, dans une instance entre le temps du film et celui
d'une histoire
32 Barthes Roland, La chambre claire,
Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980. p. 76.
33 Ibidem. pp. 48-49, « part de la
scène, comme une flèche, et vient nous percer ». L'auteur
détail la portée du « punctum » pour l'observateur de
la photographie.
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méconnue. Le spectateur est dès lors entre deux
temporalités. Ces photographies de familles deviennent aussi les
nôtres. Lorsqu'une photographie de famille est ainsi
représentée, elle permet également un mouvement dans le
récit, puisqu'elle demeure cet intervalle d'unité relationnelle
entre les personnages dans une même séquence. Elle nous informe
d'une réalité de notre présent, tout autant que d'un
instant passé.
Toutefois, celle-ci demeure muette, dans la mesure où
son intérêt ne se prête nullement à une
actualité dans le présent de la narration. Nous n'apprendrons en
aucune façon, ce que cette photographie peut nous apprendre du
personnage, voire du contexte historique dans lequel elle est inscrite. De ce
fait, la structure familiale est tout à la fois, une source potentielle
d'inspiration pour le medium cinématographique, qui en devient ce miroir
dans lequel nous pouvons nous y projeter. L'image de famille archivée
ainsi représenté, est cet antre au sein duquel deux modes
d'écritures d'histoire deviennent opérantes. L'une
attachée à une actualité liée à une
information immédiate, tandis que l'autre concerne un
événement passé délaissé par le regard de
l'individu qui en fut l'objet. Dans ce cas précis le personnage de
Carlo. C'est à la femme de famille qu'il appartient à effectuer
ce mouvement entre une histoire intime et une davantage accaparant l'attention
du collectif.
En effet, il serait à propos de « saisir ensemble
les deux termes, et de voir comment la notion de cinéma et celle
d'Histoire s'entre-appartiennent et imposent ensemble une histoire34
». Dans le film de fiction, Moon 66 questions (2021), de la
cinéaste Jacqueline Lantzou, il est question de la perte
communicationnelle entre Artémis et son père Paris. Dès la
séquence d'ouverture, tandis que celle-ci rentre chez son père
par avion, elle converse avec une passagère à bord. Par un
procédé de montage alterné, nous regardons les images de
famille pendant un séjour au sport d'hiver. Nous sommes mis au fait,
qu'un homme a été retrouvé inconscient dans son
véhicule. C'est à la fin de la conversation, au terme du trajet,
que la passagère lui demande si elle est une connaissance de cet homme.
Artémis lui répond alors qu'il s'agit de son père. Tout du
long de ce métrage, elle ne cessera de comprendre son père par le
visionnage des films de famille. Dans une des séquences, Artémis
se trouve dans le jardin familial. Elle mime en compagnie de ses amis
34 Rancière Jacques, «
L'historicité du cinéma », in De l'histoire au
cinéma, Bruxelles, Édition Complexe, 1998, pp. 46-60.
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Illustration 6.
Artémis découvre que son père appose des
annotations au verso des photographies de familles.
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des scènes de films. Ses gestes sont de plus en plus
marqués, et elles tentent de faire comprendre le sujet du film. Il est
question de la mort, ainsi que de la maladie. Mais dépourvu de mots et
sans images, elle ne parvient pas à créer un univers imaginaire
afin de transmettre d'un récit d'expérience auprès de ses
amis. Celle-ci demeure comme étant un objet de la représentation,
une image dont les lèvres bougent, mais sans parvenir à
être entendu, écouté. Peu après, elle entre dans la
chambre parentale affublée d'un masque d'Arlequin et par des grands
gestes, elle tente de nouveau de construire un récit. Cependant, c'est
dans l'indifférence qu'Artémis s'en retourna une nouvelle fois.
L'enfant a grandi, pourtant cette nostalgie reste présente, plus
précisément celle d'avoir été une image de famille
comme source potentielle d'expérience. Les images d'archives de familles
qu'elles retrouvent dans la boîte à gants du véhicule de
son père, lui révèlent que celui-ci ne parvient nullement
à les faire co-exister entres elles. (Illustration 6). C'est la jeunesse
de famille qui redécouvre « ces images arrachées à
leur ancien contexte35» de l'ordre d'une instance sujette
à un « rendez-vous mystérieux entre les
générations défuntes et celle dont nous faisons
partie36».
35 Benjamin Walter, Images de pensées,
« Fouilles et souvenirs », Paris, Christian Bourgeois, 1998, pp.
181-182.
36 Benjamin Walter, Sur le concept
d'histoire, Paris, Gallimard, 2003, p. 433.
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À l'issue de cette première partie, nous pouvons
relever les éléments suivants. Tout d'abord, l'homme de famille a
perdu de sa capacité à transmettre un récit lié
à son expérience. L'avènement de la technique au sein de
son quotidien l'a proscrit dans un monde d'images régi par ces deux
lois. La mesure et la reproduction en série. La tradition du racontage
n'est plus de mise. La destruction des villages ainsi qu'une actualité
généralisée ont eu raison du raconteur. Désormais,
seules les images de famille peuvent permettre de révéler une
histoire souterraine liée à une possible réhabilitation de
l'expérience. Cependant, elles demeurent toutefois des images d'archives
sans parole. Par ce fait, sans la tradition du racontage, les « images
d'archives peuvent-elles répondre à ce désir de
compréhension de l'autre, à cette volonté de
déchiffrer l'indéchiffrable ? 37 »
37 Le Maître Barbara, Entre film et
photographies, Essai sur l'empreinte, Paris, Presse Universitaire
de Vincennes, 2003, p. 73.
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