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Les archives de famille entre cinéma et histoire


par Jean-René Garandet
Université de Lille - Master 1ère année en à‰tudes Cinématographiques et Archives 2022
  

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Chapitre I - L'individu de famille comme paradigme de la « trace11 ».

Dans ce chapitre, il est question d'appréhender la pratique média-photographique12 de famille comme « dernier refuge » d'une expérience critique du monde. Celle-ci étant de l'ordre d'un « culte du souvenir » qui opère entre « une valeur culturelle de l'image » et son individu-sujet13.

11 Tout du long de notre propos, nous associerons le terme de la trace, à celle convoquée par l'historien Carlo Ginzburg, dans son ouvrage, « Spi, Radici di un paradigma indiziamo », Édition originale de 1979. La traduction française, « Signes, traces pistes, racines d'un paradigme de l'indice », Le Débat, n°6, 1980, pp. 3-44. Nous l'aborderons de l'ordre d'un détail qui va permettre une approche différente d'un événement.

12 Kracauer Siegfried, L'Histoire des avant-dernières choses (1969), Paris, Stock, 200-, p. 55 - 56.

13 Benjamin Walter, « L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique », in OEuvres III, Édition Gallimard, Paris, 2000, p. 285.

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I. L'aliénation de l'homme par la machine a) Un monde sous verre.

Nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles14.

Le 19 avril 1944, Rudolph Vrba, accompagné d'Alfred Welztler, s'échappe du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau. C'est après un périple à travers les bois et les chemins de traverse, que ces derniers regagnent les lignes alliées. Ils révèlent que l'armée allemande nazie a édifié des structures, au sein desquelles, des générations entières d'individus sont anéanties. Dans la tradition du racontage, ces derniers restituent les récits des soldats allemands concernant les projets du camp de concentration, jusqu'à la classification des prisonniers selon leurs appartenances politique, ethnique et géographique. C'est à l'aide des croquis détaillants les chambres à gaz ainsi que l'organisation de la structure d'extermination, qu'ils informent les alliés de l'éminence du massacre de millions de membres de la communauté juive hongroise. Ils tentent de faire admettre que la guerre a pris une autre identité. Désormais, il est sujet d'un affrontement idéologique sans pareille, dont l'enjeu est la préservation de l'expérience15 humaine. Celle-ci avait été mise à mal par le passé, et de la sorte provoquée la perte progressive concernant la capacité humaine à établir un relais testimonial autour de la transmission d'un récit.

Il est vrai, que c'est à l'issue du premier conflit mondial, que notre civilisation ne peut être qu'en état de constater, d'un ébranlement manifeste à propos du retour d'une expérience personnelle. Les hommes de familles reviennent des tranchées, atteints de mutisme ; il n'eut point de récits, voire d'anecdotes16 à conter auprès de leurs femmes ainsi que de leurs enfants. Ceux exprimant la volonté de partager de leur expérience, ne sont pas écoutés puisque « ce qui s'est déversé, au cours des dix années qui ont suivi,

14 Valéry Paul, « La crise de l'esprit », extrait de « Europe de l'antiquité au XXe siècle », collection Bouquins, Édition Robert Laffont, 2000, pp. 405-414.

15 Par expérience, nous entendrons dans ce cas présent, la transmission du vécu d'un individu à la génération suivante.

16 Nous admettrons dans notre recherche le terme « anecdotes » au sens de la référence concernant la pratique régionale au sein des villages.

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dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l'expérience qui se diffuse de bouche à oreille17». C'est une crise de l'expérience vis-à-vis de laquelle la société se trouve confrontée. Cela a pour incidence une répercussion sur la tradition du racontage. Ce pourvoyeur de récits et autres anecdotes, « ne concerne pas seulement nos expériences privées18», mais tout aussi bien « celles de l'humanité en générale19». Celui-ci transmet l'expérience parmi ses contemporains. Il est ce lien entre l'individu et le collectif. Il part quérir les mers et les routes, tantôt marins, tantôt paysans. Il collecte autant de récits, de fragments de vie, en parcourant les chemins d'une histoire souterraine, puis les garde dans sa besace, jusqu'au village suivant. Il galvanise la foule autour de lui, par des grands gestes, instituant l'élaboration d'un monde oscillant entre le fantastique, afin de capter l'attention de son auditoire, et du politique, dans le dessein d'apporter une réflexion critique au sein du présent. À l'instar des deux survivants d'Auschwitz-Birkenau, il crée des images à partir du verbe, entre le temps de l'histoire et celui des hommes. Il détient son autorité de la mort et de la maladie, dans le dessein d'informer l'individu de la nécessité d'être à l'écoute du passé, afin d'être préservé dans le présent.

Toutefois, l'art du raconteur dépend pour l'essentiel de la capacité réceptrice de l'individu à l'écoute de son récit. C'est ainsi que la destruction des villages et de ses habitants, l'avait pour ainsi dire congédié. L'individu ne parvient plus à jeter son regard vers le passé et les ruines. Il est appauvri en récit d'expérience et son visage est désormais tourné vers l'avenir et la technique, de l'ordre d'une fuite en avant concernant l'idéalisation d'un monde se trouvant à l'abri de la mort ainsi que de la maladie. Dans cette acception, l'Histoire est devenue de l'ordre d'une ligne inflexible et continue. L'image est devenue reproductible en série. Par cette volonté d'une mécanisation à outrance, la frontière entre l'homme et la machine en devient poreuse, si ce n'est sinueuse. Notre civilisation s'en est remise au progrès par la technique, et « ce nouveau milieu de verre va transformer complètement l'homme20». Il est vrai que cela va ancrer l'individu dans une communauté régie principalement par des valeurs politiques et morales

17 Benjamin Walter, Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur, et la Tâche du traducteur, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2011, p. 17.

18 Ibidem, p. 40.

19 Idem.

20 Ibidem, p. 46.

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communes. Les images de guerre deviennent des actualités immédiates. Il est question d'une esthétisation du conflit à des fins politiques, puisque cela permet de véhiculer un discours prônant une « expérience morale par les détenteurs du pouvoirs21» et eux seuls. L'individu se trouve dès lors conditionné à suivre les dates de célébrations patrimoniales. L'événement est standardisé par les normes de l'immédiateté du récit, au même titre que l'individu étant quant à lui, l'objet d'un enjeu cérémonial et patriotique. Cela, a pour incidence de convoquer deux caractéristiques de la pratique photographique, que nous pouvons dès à présent souligner. D'une part, les images sont mises en corrélation de l'idéalisation de la technique. D'autre part, que celles-ci conduisent à entériner davantage la pratique traditionnelle d'une construction progressive du récit. C'est le cas notamment du racontage, qui de ce fait, peut apparaître de l'instance d'un élément faussant la restitution fabriquée par l'image moderne.

En effet, l'individu est devenu l'automate du « matérialisme historique22». Il abrite en sa pratique photographique, « un nain bossu, un maître d'échec qui guidait à l'aide d'un cordon23» sa main. Il est aux prises avec un système de miroirs, lui donnant l'impression d'une vue large et complète de l'histoire. Si le premier conflit l'avait dépourvu de sa capacité à transmettre son expérience, la pensée machinique s'est emparée de sa capacité à collecter des récits de vie. Les années qui s'en suivirent, nous ont laissé l'aspiration d'entrevoir par la jeunesse, une nouvelle source potentielle d'expérience. Cependant, celle-ci se trouvait à son tour, triée, numérotée et anéantie. Elle était désormais parmi les décombres et les chambres à gaz. En dépit de l'avènement de la technique comme garante d'une pérennité de l'homme, se devant de le prémunir des affres du temps. Ce dernier fut annihilé par le règne de l'actualité et de la marche incessante du progrès. C'est en effet par la civilisation la plus techniquement évoluée, que la barbarie a atteint son paroxysme. Le geste critique de ces deux survivants, devint de l'ordre d'un acte de résistance, mais l'actualité immédiate a eu raison des récits de ces derniers. Les forces alliées cédèrent à la pugnacité d'une histoire ne retenant que le discours de ceux se pouvant de la

21 Ibidem, p.39.

22 Benjamin Walter, Sur le concept d'histoire, Paris, Édition Payot & Rivages, coll. Petite bibliothèque

Payot, 2013, p. 53.

23 Idem.

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représenter. Ils optèrent pour le débarquement sur les plages de Normandie. L'expérience de la jeunesse allait se perdre parmi les champs de mines disposés sur la plage d'Omaha Beach, et au sein des convois ferroviaires de déportés. L'anéantissement de millions d'individus et de leurs expériences n'a pu être empêché. De cette actualité, l'histoire patrimoniale en retenu la date et les images de l'opération militaire. Tandis que les deux survivants d'Auschwitz-Birkenau, ainsi que du peuple juif-hongrois exterminé cette même année, se réfugièrent parmi les « haillons de l'histoire24». L'homme est devenu une sorte de machine, composé d'acier et de pellicule. Il évolue dans un environnement dont les pratiques artisanales, comme celle du racontage, se trouvent en contradiction avec l'acception d'une transmission par le progrès et la technique. Les images représentent non plus une possible vérité extérieure, mais celle du « monde moral »25. L'expérience avait inexorablement débuté sa chute. L'individu se méfiait désormais de son propre passé, si celui-ci s'en trouvait dépourvu de toute image. Il n'est dès lors plus de mise de nous concerter à propos de l'observation des photographies parfaitement orchestrées, de ces foules en liesse à l'arrivée de nos alliés en capitale. Il est question bien au contraire de nous interroger sur ce que l'on y voit plus. Un individu au centre de sa propre actualité. Dès lors la tradition du racontage est mise en demeure. Son acception en tant que modalité de reconstruction de l'individu est rendue difficile par son impossibilité de garder des traces de son passage. L'expérience ne demeure non plus comme étant remplaçable, mais davantage occultable. De ce fait, les monuments et photographies de célébrations nationales deviennent le point d'ancrage et non plus de jonction entre l'individu et l'histoire. L'individu est le visage de sa nation, et celui-ci ne peut en aucun cas s'en soustraire par le récit de son expérience, dont « il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond26». Nous désirons contrôler nos images de l'ordre d'une mécanisation de la pensée humaine. L'enjeu devient de ce fait d'assister à une mutation, vers un homme exempt de tous ces indices qui peuvent caractériser de sa

24 Berdet Marc, « Chiffonnier contre flâneur. Construction et position de la Passagen arbeit de Walter Benjamin », Archives de philosophie, n°75, 2012/3, p. 427.

25 Op.cit. Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, suivi de Le Conteur, et la Tâche du traducteur, p. 55. La notion de « monde moral » soit « die moralische Welt » émane du philosophe Walter Benjamin, comme se pouvant être d'une double acception de l'événement. Soit d'une part la forme et d'autre part la conception d'un moment. Le rapport critique en serait d'en discuter son rapport entre une extériorité et une intériorité dépendant de l'affirmation d'une autorité de l'Etat dans sa représentation.

26 Idem.

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Illustration 1.

Le père de la cinéaste est pris en plan d'ensemble pendant que ce dernier fait une captation vidéo de son vis-à-vis. C'est une image en miroir qui nous renvoie à notre propre pratique média-photographique.

souffrance passée. La nation et ses gloires valent désormais tout autant, si ce n'est probablement plus, que les souvenirs d'un unique individu. L'opérateur de famille est à cet effet, par prolongement à ce mutisme, soumis à l'enfermement dans un monde rendu d'autant plus silencieux par une structure de verre. Cela au point de ne plus différencier la réalité de la fiction Cela entre en résonnance avec l'investigation menée par la cinéaste Michaela Taschek dans son film Doppelgänger (2019). Celle-ci nous montre une facette de l'opérateur de famille se perdant parmi ses images de familles, au point de ne plus être reconnaissable aux yeux de sa fille. Ces images d'archives de familles, nous montrent une désincarnation de l'opérateur de famille. Sur un cliché photographique, l'on y distingue le père de la cinéaste, vraisemblablement en train de filmer. (Illustration 1). En second plan, nous distinguons le paysage extérieur vu de la terrasse de son domicile. Nous assistons à un inversement progressif de la pratique opératique des médias-photographique de famille. La cinéaste part en quête de ce père qu'elle déclare avoir perdu, cela vingt-quatre ans, avant son décès. C'est du fait de la recherche à travers ses films et photographies de familles, qu'elle espère y obtenir une trace comme un semblant de réponse. Elle y dénonce l'aliénation de son père par la machine ainsi que son désir d'accumulation d'images de ses proches. Son travail d'investigation consiste à reconstituer son album de famille, afin d'attester de cette figure du double qui a pris les traits et la personnalité de son père. La cinéaste nous révèle de sa propre incapacité à discerner parmi ses images de famille, le changement de comportement de son père. Elle reste dans le déni de la maladie mentale de ce dernier. C'est en recherchant les moindres détails sur ces images d'archives de familles, que celle-ci en demeure persuadée. Ce père ne peut être qu'un sosie, de l'instance d'un double maléfique. Elle ne peut en aucun cas délivrer son véritable père par ses images de familles, nous représentant un homme sociable et proche des siens. Les images d'archives de familles qu'elles retrouvent dans la boîte à chaussure, lui révèlent que celui-ci ne parvient nullement à permettre à toutes ses images de co-exister entre elles, à les faire vivre à travers un récit.

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b) Des images d'archives sans parole.

Son désir s'attacha à d'autres objets qu'à la patrie27 .

Cette structure de verre s'est refermée sur l'individu de famille parachevant le règne du progrès a eu comme signifiance l'anéantissement des dernières expériences ; désormais, les albums photographiques de familles et la pratique du racontage sont aux prises avec la question de la représentativité d'une image. Le monde est plus que jamais fragmenté, en divers bris de verres jonchés sur le sol d'une histoire de l'individu qui peine à se reconstruire. Les « sans-voix 28» sont mis au banc d'une institutionnalisation de l'événement plus que jamais présente. Pourtant, nous manquons de récits remarquables, d'anecdotes. Tandis que l'histoire devient à ce titre, la vassale d'une idéologie vouée au culte de la technique. L'homme se pense ainsi optimiser jusque dans la perception de son semblable. Il a vaincu la mort et la maladie dans le même temps. Les chansons populaires retentissent sur les ondes radios, nous entrons dans une ère de consumérisme à outrance. Les appareils photographiques et filmiques deviennent portatifs. Nous avons besoin que du peu de secondes nécessaires, pour figer un instant du présent sur la pellicule. Il est sujet de conserver le moindre instant du collectif. La destruction des corps et des bâtiments laisse la place à une fétichisation de l'individu comme propriété. Les premiers sourires sont dévoilés sur les clichés photographiques de famille. Les images du bonheur sont mises en vitrine. De ce fait, l'accumulation des cadres photographiques dans les maisons de famille vont devenir autant d'ornement, comme une preuve de vie idéalisée puisqu'elle est immortalisée. Le slogan « You press the button, we do the rest29» de

27 De Coulanges Fustel, La cité antique, étude sur le Culte, le Droit, les Institutions de la Grèce et de Rome, Cambridge University Press, 2010, p. 423. L'édition originale a été publiée par Durand, puis imprimée à Paris en 1864.

28 Farge Arlette, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Paris, Bayard, 2009, p. 17.

29 George Eastman, fondateur de l'entreprise Kodak en a fait son slogan en 1889, lors de la sortie de son appareil le Kodak Original. « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », renvoyait à l'idée que les utilisateurs n'avaient plus à se soucier du développement de leurs photographiques dont se chargeait l'entreprise.

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Illustration 2.

Mr Désiré Delangle, est son tour l'objet photographié. C'est une image en miroir de l'individu entre objet et sujet de la photographie. Lille, (1919).

l'entreprise Kodak, affermie l'ascendance d'une actualité de l'instantanéité. L'appareil média-photographique devient dès lors un ajout prothétique de la condition humaine. Comme en témoigne cette photographie d'archive. (Illustration 2). Elle est issue du fonds d'archives de famille de la famille Pavy-Delangle. Nous pouvons observer un opérateur situé au premier plan. Il s'agit de Mr Désiré Delangle30. Il est situé à gauche du cadre, il se tient debout sur une petite échelle. Nous notons la présence de deux passantes situées à proximité de l'opérateur. Elles sont en amorce de la scène. L'une d'elle semble toutefois se retourner. Elle regarde en direction du second opérateur qui capture la scène. C'est ainsi que l'opérateur devient à son tour une image d'archive. Nous sommes confrontés entre une intériorité et une extériorité du sujet en qualité d'émetteur, mais aussi de récepteur dans le même instant. Cette modalité de « l'estrangement31», nous permet d'entrevoir un monde qui ne peut être tout à fait défini, par la perception unique de son observateur.

En effet, c'est un imaginaire que nous pourrions qualifier de social. Ce dernier se compose, à mesure que la pratique médias-photographique laisse le libre cours à une multitude d'interprétation. C'est une image en miroir, concernant le rapport entre l'individu et le monde, qui nous renvoi dans un même temps, d'une pratique aussi bien intime que politique. La technique sans cesse plus perfectionnée, peut possiblement engendrer un opérateur dont les intentions de prises de vues vont peu à peu se trouver nuancées, à la lisière entre son intimité et une actualité politique. Nous pouvons supposer

30 C'est après avoir effectué son service militaire en Salonique, que Mr Désiré Delangle retourna auprès des siens. Il exerça la profession de médecin et vécu dans la région des haut-de France jusqu'à son décès. Il réalisa près d'un millier de clichés photographique ainsi que des films de famille.

31 Kracauer Siegfried, Théorie du film, La rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010, p. 487.

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qu'à travers cette photographie, nous approchons l'idée de ce besoin, d'une sorte de prise de contrôle sur son devenir en tant qu'image d'archive. Le discours à consonance dominante a remplacé celui du raconteur. C'est par ce fait, que les images d'archives, plus spécifiquement celles de famille, vont être enfermées et standardisées. Cependant, une image d'archive peut-elle se substituer au témoignage de celles et ceux qui en sont les objets de représentation ?

Illustration 3.

Nous observons la distance qui sépare Carlo de la photographie.

Il est vrai que la démocratisation d'une pause décontractée n'est pas encore de mise. Les milieux populaires trahissent de l'existence d'une histoire souterraine, par l'expression des visages fermés et absorbés par les vicissitudes de la vie quotidienne d'après-guerre. Les images sont désormais en mouvement. Elles ont rejoint la technique dans la course du progrès. Tandis que le discours dominant s'empare de la pratique média-photographique, qu'elle soit donc photographique tout aussi bien que filmique, comme d'une actualité politique semblable à celles suscitées par les vedettes d'Hollywood. Il est vrai que la pratique cinématographique, est liée dans une certaine mesure à ce nouveau rapport symptomatique d'une société qui ne peut communiquer son vécu qu'à travers des images sans parole. Elles sont tenues comme valeurs de discours, dans le prolongement d'une acception idéologique d'après-guerre, selon laquelle la technique optimise la perception humaine de l'actualité du monde. Dans le film de fiction, La Famiglia (1987), le cinéaste Ettore Scola retrace les moments de vie de famille du personnage de Carlo. De sa naissance dans l'Italie des années 1905, à son accession au rang de patriarche de famille, dans les années 1980. Dans l'une des séquences du film, le personnage d'Adriana se retrouve avec Carlo dans le salon familial. Tandis que celui-ci regarde les actualités politiques à la télévision. Adriana quant à elle, accorde son attention à une photographie de famille disposée sur le meuble situé derrière le canapé. (Illustration 3). Le plan en vision subjective nous permet de confondre notre regard avec celui d'Adriana. L'utilisation du gros plan vient progressivement centrer notre attention sur le visage de Carlo, plus jeune. Le plan suivant, Adriana regarde à nouveau le poste de télévision. Tous deux assistent, sans échanger la moindre parole, à une représentation idéalisée du couple

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en la personne de Marilyn Monroe et de son compagnon de l'époque. Ces images d'actualités évoluent en contraste avec l'image d'archive de famille restant dans son cadre de représentation. (Illustrations 4). Le dernier plan, nous présente l'image de télévision en négative, nous dévoilant du caractère artificiel de l'image du progrès. (Illustration 5). Cette séquence est révélatrice d'un enjeu questionnant un désir d'émanciper l'image d'archive de famille d'un cadre social dans lequel elle se trouve ainsi conscrite. Elle nous révèle également, de l'impossibilité, y compris dans un régime fictionnel, de la coexistence d'un dialogue, entre une photographie de famille et une actualité, puisque ces deux régimes d'images ne se retrouvent nullement au sein d'un même plan. Nous observons que Carlo est cet individu de famille, qui ne peut permettre la coexistence entre son passé et son actualité. Il s'est détourné des images du passé au profit de celles, reproductibles et instantanées.

Illustrations 4. Illustration 5.

Nous observons un contraste avec la photographie de famille qui tend vers une authenticité du souvenir. Tandis que l'image du couple hollywoodien en est réduite à l'état de négatif.

De plus, c'est à travers le personnage d'Adriana qu'est illustrée la femme de famille comme une possible médiatrice, entre la nostalgie véhiculée par une image d'archives de famille et une actualité contemporaine. Ce liant, nous permet d'effectuer une mise en propos concernant une abolition de la frontière entre une photographie dite de fiction, et celle issue de notre propre réalité. L'image d'archive de famille revêt un caractère particulier. Elles sont ce « punctum32» nous arrivant droit au coeur comme une flèche33, nous entraînant de la sorte, dans une instance entre le temps du film et celui d'une histoire

32 Barthes Roland, La chambre claire, Notes sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980. p. 76.

33 Ibidem. pp. 48-49, « part de la scène, comme une flèche, et vient nous percer ». L'auteur détail la portée du « punctum » pour l'observateur de la photographie.

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méconnue. Le spectateur est dès lors entre deux temporalités. Ces photographies de familles deviennent aussi les nôtres. Lorsqu'une photographie de famille est ainsi représentée, elle permet également un mouvement dans le récit, puisqu'elle demeure cet intervalle d'unité relationnelle entre les personnages dans une même séquence. Elle nous informe d'une réalité de notre présent, tout autant que d'un instant passé.

Toutefois, celle-ci demeure muette, dans la mesure où son intérêt ne se prête nullement à une actualité dans le présent de la narration. Nous n'apprendrons en aucune façon, ce que cette photographie peut nous apprendre du personnage, voire du contexte historique dans lequel elle est inscrite. De ce fait, la structure familiale est tout à la fois, une source potentielle d'inspiration pour le medium cinématographique, qui en devient ce miroir dans lequel nous pouvons nous y projeter. L'image de famille archivée ainsi représenté, est cet antre au sein duquel deux modes d'écritures d'histoire deviennent opérantes. L'une attachée à une actualité liée à une information immédiate, tandis que l'autre concerne un événement passé délaissé par le regard de l'individu qui en fut l'objet. Dans ce cas précis le personnage de Carlo. C'est à la femme de famille qu'il appartient à effectuer ce mouvement entre une histoire intime et une davantage accaparant l'attention du collectif.

En effet, il serait à propos de « saisir ensemble les deux termes, et de voir comment la notion de cinéma et celle d'Histoire s'entre-appartiennent et imposent ensemble une histoire34 ». Dans le film de fiction, Moon 66 questions (2021), de la cinéaste Jacqueline Lantzou, il est question de la perte communicationnelle entre Artémis et son père Paris. Dès la séquence d'ouverture, tandis que celle-ci rentre chez son père par avion, elle converse avec une passagère à bord. Par un procédé de montage alterné, nous regardons les images de famille pendant un séjour au sport d'hiver. Nous sommes mis au fait, qu'un homme a été retrouvé inconscient dans son véhicule. C'est à la fin de la conversation, au terme du trajet, que la passagère lui demande si elle est une connaissance de cet homme. Artémis lui répond alors qu'il s'agit de son père. Tout du long de ce métrage, elle ne cessera de comprendre son père par le visionnage des films de famille. Dans une des séquences, Artémis se trouve dans le jardin familial. Elle mime en compagnie de ses amis

34 Rancière Jacques, « L'historicité du cinéma », in De l'histoire au cinéma, Bruxelles, Édition Complexe, 1998, pp. 46-60.

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Illustration 6.

Artémis découvre que son père appose des annotations au verso des photographies de familles.

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des scènes de films. Ses gestes sont de plus en plus marqués, et elles tentent de faire comprendre le sujet du film. Il est question de la mort, ainsi que de la maladie. Mais dépourvu de mots et sans images, elle ne parvient pas à créer un univers imaginaire afin de transmettre d'un récit d'expérience auprès de ses amis. Celle-ci demeure comme étant un objet de la représentation, une image dont les lèvres bougent, mais sans parvenir à être entendu, écouté. Peu après, elle entre dans la chambre parentale affublée d'un masque d'Arlequin et par des grands gestes, elle tente de nouveau de construire un récit. Cependant, c'est dans l'indifférence qu'Artémis s'en retourna une nouvelle fois. L'enfant a grandi, pourtant cette nostalgie reste présente, plus précisément celle d'avoir été une image de famille comme source potentielle d'expérience. Les images d'archives de familles qu'elles retrouvent dans la boîte à gants du véhicule de son père, lui révèlent que celui-ci ne parvient nullement à les faire co-exister entres elles. (Illustration 6). C'est la jeunesse de famille qui redécouvre « ces images arrachées à leur ancien contexte35» de l'ordre d'une instance sujette à un « rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie36».

35 Benjamin Walter, Images de pensées, « Fouilles et souvenirs », Paris, Christian Bourgeois, 1998, pp. 181-182.

36 Benjamin Walter, Sur le concept d'histoire, Paris, Gallimard, 2003, p. 433.

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À l'issue de cette première partie, nous pouvons relever les éléments suivants. Tout d'abord, l'homme de famille a perdu de sa capacité à transmettre un récit lié à son expérience. L'avènement de la technique au sein de son quotidien l'a proscrit dans un monde d'images régi par ces deux lois. La mesure et la reproduction en série. La tradition du racontage n'est plus de mise. La destruction des villages ainsi qu'une actualité généralisée ont eu raison du raconteur. Désormais, seules les images de famille peuvent permettre de révéler une histoire souterraine liée à une possible réhabilitation de l'expérience. Cependant, elles demeurent toutefois des images d'archives sans parole. Par ce fait, sans la tradition du racontage, les « images d'archives peuvent-elles répondre à ce désir de compréhension de l'autre, à cette volonté de déchiffrer l'indéchiffrable ? 37 »

37 Le Maître Barbara, Entre film et photographies, Essai sur l'empreinte, Paris, Presse Universitaire de Vincennes, 2003, p. 73.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon