Master 1ère année en Études
Cinématographiques et Archives. Parcours Lille -Udine. Année
2021-2022.
Les images d'archives de famille entre cinéma
et Histoire.
L'étude archéologique de l'avènement de la
raconteuse dans la pratique média-photographique
de famille.
Par GARANDET Jean-René.
Direction de mémoire par Monsieur Arnoldy
Édouard en qualité de professeur de l'Université de
Lille.
Puis, cela va paraître peu académique, mais
j'aimerais remercier la personne qui m'a transmis ce goût si je puis dire
de la transmission de l'anecdote de famille, ainsi
REMERCIEMENTS.
Ce mémoire est l'aboutissement d'un travail de
recherche qui m'a emmené vers des contrées théoriques et
pluridisciplinaires riches d'enseignements. Il m'a fallu, à cet effet,
prendre appui sur le travail des chercheurs et chercheuses, que je remercie
aujourd'hui à travers cet écrit. Tout d'abord, mon directeur de
recherche, Monsieur Arnoldy Édouard. Celui-ci, m'a en effet guidé
vers les différents domaines de lectures d'une histoire qui
m'était jusqu'à ce jour insoupçonnée. Celle
concernant un cinéma qui permet une approche différente du monde
et de ces individus. Il faut sans cesse douter, pour avancer sans idées
préconçues, quant à la nature de son objet de recherche.
Il m'a transmis ce goût de l'archive et d'une histoire qu'il faut sans
cesse interroger. Ses écrits ont été par ailleurs d'une
aide précieuse. Mon entretien avec Madame Gignac Mélissa, qui
quant à elle m'a permis d'entrevoir des chemins qui, sur le long terme
de ma recherche, s'avéreraient sinueux, et qui m'a conseillé de
les éviter afin de rester dans une démarche concrète. Il y
a eu également des éclaircies, je pense notamment à
Monsieur Walbrou Sonny, m'envoyant un lien présentant un travail
inédit sur les archives de famille. Je ne peux faire l'impasse sur les
conseils de Madame Sfez Géraldine et son travail sur la
représentation de l'image de famille idéalisée. Les cours
d'écriture de Madame Martin Jessie qui m'ont permis d'élaborer
une méthodologie d'analyse en regard de ces films, malheureusement
encore trop méconnus pour un plus large public de spectateur. Ma
rencontre avec la cinéaste Madame Casagrande Giulia, dont
l'humilité ainsi que la générosité à
partager de son expérience du cinéma et à m'accorder un
temps précieux à échanger autour de son film, qui demeure
à mon sens, une découverte inoubliable pour le monde du
cinéma contemporain. Puis, Madame Pavy Nicole, qui m'accorda son temps,
partageant autour d'un thé savoureux, ses anecdotes de familles. Je
tiens également à remercier Mr Dorchain Jean-Paul et Mme Tucci
Ariana ainsi que la Cinematek Royale de Belgique, pour leur enseignement ainsi
que leur bienveillance tout du long de cette année. Mr Pigaglio Pierre
du centre des archives départementales du nord, pour sa
disponibilité et la découverte du fonds Pavy-Delangle.
que de l'importance de rester fidèle à cette
tradition du racontage, Madame Garandet Josiane, ma maman. Enfin, ce
mémoire est en hommage à Karl Eschborn, notre cousin de
Heidesheim am Rhein, petit village à l'époque, situé en
Rhénanie-Palatinat. Il était un tout jeune adolescent
âgé d'une quinzaine d'années, lorsqu'il fut envoyé
de force sur le front au Mont Cassino en Italie, durant la Seconde Guerre
mondiale en 1944. Lors de ses adieux à notre famille en gare de Nantes,
il avoua ne pas savoir se servir d'une mitraillette et ne pas en avoir envie.
Cependant, il ne voulait pas être fusillé comme ses camarades et
leurs familles en refusant de partir se battre. C'est en 1963, que sa maman
apprendra que Karl avait été inhumé à l'abbaye du
Mont-Cassin. Il avait été recueilli par une soeur italienne,
après que ses camarades et lui furent abattus à leur
arrivée, tandis qu'ils se trouvaient à bord du train. Sa maman
fut soulagée d'apprendre, que son fils n'était pas mort seul,
mais dans les bras d'une autre femme. Ce sont ces raisons qui font
qu'aujourd'hui, je vous présente ce travail.
Enfin, cette recherche est issue de quatre années
passées au sein d'une université qui me permettent à ce
jour d'entrevoir un avenir, dont je ne pouvais me douter qu'il devienne une
réalité. Celui de la recherche et de la possibilité
à travers l'étude du cinéma et des archives, d'explorer un
monde qui ne nous dévoilera jamais tous ses secrets, mais dont
l'exaltation qui nous animent, tous et toutes, et de tout tenter pour y
parvenir.
Table des matières
INTRODUCTION. 1
Chapitre I - L'individu de famille comme paradigme de la «
trace ». 12
I. L'aliénation de l'homme par la machine 13
a) Un monde sous verre. 13
b) Des images d'archives sans parole. 18
II. La pratique artisanale comme reconstruction de
l'expérience . 25
a) La fêlure du « masque de l'adulte». 25
b) Pour la pratique d'une « Histoire autre ». 31
Chapitre II - L'engendrement d'un univers critique par la
raconteuse de famille. 38
I. Le temps des familles : salvateur de notre présent.
39
a) La naissance de l'ange. 39
b) La parole de famille comme archive sonore. 45
II. Une relecture du monde contemporain. 50
a) De l'imaginaire au politique : des archives de la
révolte. 50
b) À la rencontre d'une expérience sociale
souterraine. 55
CONCLUSION. 62
BIBLIOGRAPHIE. 68
FILMOGRAPHIE. 77
ANNEXES. 79
Page 1 | 86
INTRODUCTION.
Pourquoi devrions-nous faire parler nos archives de familles ?
Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifiés
bout après bout le patrimoine de l'humanité ; souvent pour un
centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en
dépôt au mont de piété pour recevoir en
échange
la petite monnaie de l'« actuel
»1.
C'est à partir du propos du philosophe et
théoricien des arts, Walter Benjamin, qui concerne la modalité de
transmission du passé, en regard d'un monde au sein duquel nous
assistons à une primauté d'une information immédiate et
brute, que nous débuterons notre recherche. Sa réflexion s'est
élaborée par la constatation de l'appauvrissement de la tradition
du récit transmis aux générations suivantes, dès la
fin de la Première Guerre mondiale. Les hommes de famille en revenaient
atteints de mutismes. Cette incapacité à échanger à
propos du conflit le plus acharné et le plus inventif dans la
destruction des corps, avait fait basculer la capacité humaine à
se prémunir par l'étude des événements
passés. Désormais, l'homme serait forgé à
même les technologies modernes, outrepassant sa condition mortelle, dans
le dessein de ne plus dépendre, ni de la tradition, pas plus que de son
acceptation d'homme historique. Au cours de notre recherche, nous en
distinguerons deux enjeux. D'une part, l'idée que l'homme a
façonnée le XXe siècle par le sacrifice de la tradition,
au profit d'une modernité l'aliénant, au point de n'avoir cure de
l'élaboration d'un individu comme sujet, et non objet d'un patrimoine
commun. Puis d'autre part, cela nous amène à questionner notre
présent, conditionné par une actualité sans cesse plus
industrialisée et immédiate, au détriment de la
construction artisanale et progressive d'un récit à transmettre.
Ce faisant, de nous interroger des moyens mis à notre disposition afin
de proposer une démarche critique, comme possible alternative au
règne du progrès technique prenant le pas sur l'individu. Il sera
dès lors sujet d'étudier l'homme à son rapport à
l'histoire. Cette mise en dépôt, comme le souligne Benjamin, se
doit d'être levée, car nous sommes engagés à travers
une course avec le temps, dont les errances que nous attachons à une
pensée salvatrice véhiculée par la modernité, peut
rendre inexpugnable toute acquisition critique autour de notre
historicité2. Nous sommes au sein
1 Benjamin Walter, Expérience et
pauvreté, suivi de Le conteur et la Tâche du
traducteur, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. Petite
bibliothèque Payot, 2011, p. 48.
2 Nous entendrons par cela,
l'étude des faits qui constituent l'histoire d'une personne et dont la
réalité est attestée par elle. Soit une dimension de
l'Histoire, voire d'une temporalité d'une existence mise en
situation.
Page 2 | 86
d'une jonction inédite autour d'une réflexion
contemporaine commune dédiée aux vaincus de l'histoire, et de la
nécessité de les faire advenir de nouveau visibles au sein de
notre présent. Notre démarche sera de permettre de discuter d'une
alternative envers une histoire, qui fût enclavée parmi les
grilles et les barbelés dévoilés par l'icône
photographique de guerre survenue après le premier conflit mondial.
L'utilisation des outils média-photographiques était dès
lors de capter notre regard vers une unique instance de
l'événement, occultant la constellation des récits
gravitants autour de celui-ci. Cette acception de ce temps de l'image au
détriment de la transmission d'un récit de vie, à
coloniser nos esprits, au point de nous demander aujourd'hui, si l'homme est
encore dans la capacité à apprendre de son propre vécu.
C'est en effet, à partir de ces photographies prisent
bien souvent après la bataille, que demeure pérenne
l'élaboration d'un langage politique et historique dominant. Il est un
fait, que la photographie est notamment un instrument de premier ordre, depuis
le premier conflit mondial, comme assurant un règne d'une information
immédiate et dont le point de vue de son observateur est conscrit par ce
qui lui est donné à voir. Notre capacité de
réflexion est par ce fait conditionnée, à ne jamais se
détourner de cette ligne inflexible, sous peine de nous retrouver sur
des sentiers peuplés par des traditions mises aux rebuts. Toutefois,
c'est précisément par le retour de certaines de ces traditions,
que nous allons proposer de déterminer cette alternative, à
l'encontre d'une histoire rattachée au culte du patrimoine et non plus
seulement élaborée à partir de l'individu lui-même.
En effet, il subsiste deux actants inextricablement corollaires à cet
état de fait. La perte progressive de l'expérience, soit
autrement énoncée, de notre capacité à nous
échanger nos propres vécus, puis la pratique photographique
vouée au culte de la modernité. L'individu devint alors
happé par ces foules suivant les sillons tracés par un discours
dominant érigé par les détenteurs de l'Histoire. Il ne
sera pas le propos d'établir un procès d'intention à
l'approche méthodiste, puisqu'il est un fait, qu'une ligne directrice se
devait d'exister aux lendemains de ces événements. Il ne sera pas
non plus question de porter à notre propos, ce que devrait-être le
rôle de la photographie. Voire d'y établir une quelconque
condamnation de la technique, mais davantage d'entreprendre l'étude des
outils média-photographiques dans cette reconquête d'un
passé pouvant aider notre compréhension du présent.
L'homme dans une première intention, se doit d'arpenter le chemin d'un
présent
Page 3 | 86
escamoté par des années de barbaries
acharnées, détruisant corps et esprits, pour ensuite apprendre
à le reconnaître. Pour déterminer comment nous pourrions
arriver à ce cheminement d'une réflexion critique contemporaine,
nous engagerons deux traditions, tant à la fois complémentaires,
mais qui peuvent être mises en discussion l'une envers l'autre.
La première étant celle concernant le retour de
la tradition du récit, notamment par la figure du raconteur, comme
étant de l'ordre d'une modalité de l'expérience qu'il nous
faut de nouveau nous réapproprier. Elle se doit d'être
communicable auprès des générations nous succédant,
en rapport à un discours des détenteurs de la grande Histoire.
Elle est cet hors-champ dont l'approche critique s'avère être en
inadéquation avec une ligne historique positiviste. Par
expérience du récit, nous l'entendrons par cette approche
benjaminienne, du récit et des anecdotes, véhiculée par le
rôle du raconteur. Cette tradition du verbe a de tout temps
été associée à deux grandes figures de l'imaginaire
social, le marin et le paysan. Que cela soit par les mers ou les
contrées terrestres, ils partagent avec leurs contemporains ces
histoires de passages, mais qui enseignent d'une réalité de notre
temps. La mort et la maladie peuplent ses récits. Ils sont
désormais éludés dans l'élaboration d'une
construction historiographique tout aussi bien dans l'imaginaire que dans la
politique, comme source d'expérience. Nous admettrons que cette
tradition est désormais proscrite, puisque révélatrice que
nous sommes mortels à plus d'une acception, et que la maladie
représente cette hantise d'être comparable à ces
civilisations que nous avons étudiées jusque dans leurs derniers
instants. Ce retour à la tradition du raconteur, peut nous permettre
d'aborder notre présent dans son actualité, en ayant ce souci
d'une histoire autrement assumée, que celle actuellement présente
et cadencée dans les livres d'histoire.
La seconde, concerne celle de la constitution d'un patrimoine
intime par la pratique média-photographique de famille. En effet, les
images d'archives de famille sont une source d'enseignement concernant une
histoire alternative. Ce sont des moments intimes, mais qui peuvent être
mis en relation avec un événement du collectif, aussi bien social
que politique. Ce sont des matériaux dans le prolongement d'une
pensée Benjaminienne au sujet des oubliés de la grande histoire,
tout du moins, celles et ceux, dont le récit intime fut
écarté par un mouvement historique dominant. Toutefois, nous
pourrons les considérer
Page 4 | 86
comme ces « grands acteurs de l'Histoire bien qu'ils
aient disparu des sphères organisées de la visibilité
3». En cette considération, ces images d'archives
permettent l'élaboration d'une réflexion commune autour d'une
histoire souterraine. Qui plus est, ces images de familles, demeurent d'autant
plus importante à notre propos que celles-ci sont ce « point de
départ dans une expérience très particulière et
d'autant plus significative qu'elle n'avait eu ni le genre du
portrait4», dans la mesure où elles sont
destinées dans un premier mouvement à la sphère intime. Du
reste, elles ne sont pas attachées à une quelconque «
volonté d'art pour sources véritables5 ». ll est
vrai, que celles-ci, sont considérées comme étant le fruit
d'une pratique amatrice et de ce fait, non conventionnée à
permettre l'élaboration d'un discours. Pourtant, elles sont signifiantes
des « mouvements migratoires qui marquent au présent le quotidien
de nos sociétés6 ». En conséquence, ces
images d'archives de familles sont autant de « registres
d'expériences humaines qu'il importe de consulter [...] avec le
même souci de découvrir dans le passé quelque chose de
l'avenir7». C'est par la pratique des albums
média-photographiques de familles, que nous trouverons notre insertion
à cette recherche. Cependant, nous n'allons guère aborder notre
propos du point de vue, conventionnel et académique, concernant notre
approche critique.
En effet, nous allons établir un dialogue entre ces
deux notions par une voie inédite et singulière. Celle du point
de vue des femmes de familles, regroupant ces fragments de vie, entre
photographies et anecdotes. Ce détail est tout aussi signifiant, dans la
mesure où la technique de prise de vue est associée à un
geste du patriarcat. De ce fait, semblable à l'acte de l'archiviste,
elles collectent des « traces » pouvant constituer une histoire tout
aussi personnelle, qu'elle peut dialoguer avec celle de tout un collectif. Les
images de familles sont alors une sorte d'acte de résistance pour ces
femmes de familles, désireuses de conserver le lien entre un
récit intime, souterrain et critique, en regard de son appropriation sur
les temps de l'Histoire dominante.
3 Bazin Philippe, Pour une photographie
documentaire critique, Paris, Créaphis Éditions, 2017, p.
9.
4 Didi-Huberman Georges, Peuples
exposés, peuples figurants. L'oeil de l'histoire, Paris, Minuit,
2012, p. 35.
5 Idem.
6 Ibidem. p. 12.
7 Brunet François, La naissance de
l'idée de photographie, Paris, Puf, 2000, p. 193.
Page 5 | 86
De plus, les images d'archives de familles et la pratique du
racontage ont un fondement commun, c'est la parole féminine. Celle-ci y
tient une place toute particulière dans la mesure où elle
détient son origine depuis la création d'une image jusqu'à
sa présence au sein de l'histoire. Il est vrai que c'est depuis Pline
l'ancien que l'écriture d'une image dépend avant tout de la
parole qui va l'annoncer. Dans le mythe de la fille de Butadès, celle-ci
demande à son père, potier de la ville de Sicyone, de
préserver l'ombre de son jeune amant avant que celui-ci ne parte pour
livrer bataille. Les contours du corps du jeune homme sont dessinés par
sa jeune amante, afin que son père puisse y appliquer du plâtre
afin de conserver son image auprès d'elle. Cet acte d'amour est avant
tout celui d'une nostalgie à venir, puisque son amant trouvera la mort.
Cette image serait le premier geste funéraire, ce besoin de conserver
une trace, pour s'abjurer d'une absence. C'est par la parole de la fille, que
le père va créer cette image. Dès lors, la parole
féminine restera associée à une histoire souterraine aux
prises avec celle patrimoniale et média-photographique dominante. Celle
à visée politique, créatrice d'un imaginaire social, dont
l'art visuel sera le masque d'un modèle patriarcal, ayant les
instruments pour modeler une réalité, dont la femme en sera
l'objet et non plus l'instigatrice. La fille de Butadès n'a que sa
parole afin que son histoire trouve un cheminement à travers la mort et
le souvenir. Ses compagnons d'infortune sont pourtant ceux qui vont lier la
pratique des images à celle du récit, comme fondement du
racontage.
Il est vrai que la parole féminine est du reste
présente comme impulsion créatrice pour les cinéastes de
famille. Dans le film, Mort à Vignole (1999), d'Olivier
Smolders, c'est à la demande de sa femme, à la suite de la perte
de leur enfant, dont aucune image ne subsiste, que celui-ci va entreprendre un
voyage média-photographique parmi ses images de famille. Celui-ci nous
fait part de son sentiment face à la mort. Il procède à
une déconstruction de ses images de l'ordre d'une mise à nu des
artifices de mises en scène. Dans une séquence du film, une
morgue nous est ainsi représentée. Une vue en plongée sur
ces corps, dont l'utilisation progressive du gros plan, nous les
révèlent comme fragmentés. Des images proscrites, des
instants de famille, que le cinéma refuse usuellement de nous
dévoiler. Cette vérité qu'est la mort, la
décomposition des chairs, la fin prochaine de ce qu'a pu être la
représentation d'un corps en tant qu'image dans un album de famille. La
parole de la femme de famille incite le cinéaste à entreprendre
un
Page 6 | 86
voyage parmi le passé et le présent d'une image.
Dans le film, Deuxième nuit (2012), le cinéaste
Éric Pauwels écoute la voix de sa maman enregistrée sur
des cassettes audios. Les anecdotes de celle-ci suscitent chez le
cinéaste ce désir de nous raconter à travers ses histoires
de familles, un récit dans lequel s'entrecroise des anecdotes
historiques et ses propres souvenirs de petits garçons. Du fait de
l'utilisation de ses images de familles, entre photographie et cinéma,
il retrace le fil de son existence, au côté de ses proches
disparus. Il y a une séquence notamment, dans laquelle nous apercevons
la photographie de sa maman défunte, projetée sur un drap blanc.
Une chaise vide est située en frontalité de celui-ci. Le point de
vue subjectif usité par le cinéaste, ainsi que le seuil de la
porte apparaissant dans le cadre, nous indiquent que nous sommes au sein d'un
espace entre deux régimes de représentation d'une image. Celui de
son absence en même temps que de celui de son souvenir. C'est ainsi que
ces cinéastes, à l'instar du potier de Sicyone, perpétuent
l'art du devenir d'une image intime en regard d'une Histoire collective.
Pourtant, il subsiste d'autres voies souterraines nous menant à ces
oubliés de famille et à leurs expériences. C'est
précisément celles-ci qui retiendront notre attention à
travers notre recherche. La jeune fille du potier a grandi dans
l'obscurité de la pratique des arts et de l'Histoire. Désormais,
ses héritières ne dessinent plus l'ombre de ses disparus, elles
s'emparent de ses images afin de les convoquer dans notre présent. La
particularité de notre recherche étant qu'il s'agit des filles et
petites filles des cinéastes de familles. Ce sont elles qui
façonnent les corps et la matière du film, interrogeant notre
société présente à travers ces images du
passé. Cela nous amène à penser une nouvelle figure qui
jadis fut celle du voyageur, et qui devient désormais celle de la
raconteuse. Celle mis à la marge du récit historique, tout aussi
bien familial que politique, accompagne désormais les images d'archives
de famille au sein du dispositif cinématographique, prêtant sa
voix aux mots écrits, griffonnés sur des lettres, et dont
l'existence restait éludée. Les « sans-voix
8», peuplant les pages des albums média-photographiques
de famille sont pourtant les derniers résistants d'une « histoire
autre9 ». Nous sommes désormais dans un temps, où
les héritières de famille désirent un retour à la
tradition. Celle des récits et anecdotes qui hantent une histoire
demeurée trop longtemps souterraine. C'est un enjeu de notre
8 Farge Arlette, Essai pour une histoire des voix
au dix-huitième siècle, Paris, 2009, p. 17.
9 Despoix Philippe, « Une histoire autre
», in Philippe Despoix, Peter Schottler (dir.), Siegfried
Kracauer, penseur de l'histoire, Montréal, Presses de
l'université de Laval, 2006.
Page 7 | 86
présent, une vérité qui se doit de
transparaître à travers les outils médias-photographiques
contemporains. Les archives de familles sont également de notre
actualité, et leurs donner voix, c'est redonner vie à un
passé se devant de nous interroger sur notre présent.
Notre interrogation directrice se portera sur la figure de la
raconteuse de famille. Comment celle-ci peut-elle devenir formatrice d'un
univers cinématographique critique, entre les images d'archives de
famille et une histoire collective souterraine ? Notre manière d'amener
notre propos s'effectuera par un mouvement dialectique entre les images
d'archives de famille et la pratique média-photographique de famille,
entre passé et présent. Nous situerons notre propos à
travers la pratique cinématographique contemporaine. Notre
hypothèse de recherche étant que la raconteuse de famille
accompagne les images d'archives de famille au sein du dispositif
cinématographique, permettant l'émergence d'un univers critique
autour d'une pensée sociale et politique actuelle. Cependant, une image
d'archive peut-elle se substituer au témoignage de celles et ceux qui en
sont les objets de représentation ? Par ce fait, sans la tradition du
racontage, les « images d'archives peuvent-elles répondre à
ce désir de compréhension de l'autre, à cette
volonté de déchiffrer l'indéchiffrable ? 10
». À cet effet, comment pouvons-nous appréhender une
pensée historique au regard d'images ayant été
pensées à la construction d'une histoire intime ? La parole,
permet-elle l'émergence d'un univers cinématographique singulier,
autour des images d'archives de familles, nous révélant une
histoire sociale souterraine ? Celle-ci a la possibilité de faire
entendre cette parole, mais comment peut-elle proposer une relecture critique
de notre société contemporaine, tant dans le domaine politique
que sociale ?
C'est à travers ces questionnements que le travail des
cinéastes Alina Marazzi et Giulia Casagrande s'imposeront au coeur de
notre recherche. En effet, dans son film Un'ora sola ti vorrei,
(2002), la cinéaste Alina Marazzi, il est question de l'exploration
d'une histoire souterraine à travers ses images de familles. Elle
révèle une réalité calfeutrée concernant un
temps des familles et les images de bonheur mises à nu. C'est en
révélant la dépression post-partum de sa maman Luisa, que
la violence et le déni d'une société régie par les
apparences nous est dévoilé. Il est question de l'étude de
la condition féminine au coeur
10 Le Maître Barbara, Entre film et
photographies, Essai sur l'empreinte, Paris, Presse Universitaire
de Vincennes, 2003, p. 73.
Page 8 | 86
d'une Italie, dont les enjeux politiques et sociaux se
dessinent dans un pays d'après-guerre. Tandis que dans le film Clara
e le vite immaginarie (2019), la cinéaste Giulia Casagrande retrace
l'existence de Clara, sa grand-mère. C'est à partir d'une
photographie prise dans les années 1930, que nous allons suivre Clara,
de son enfance pendant le fascisme à l'élaboration de son
identité sociale en tant que femme de famille, entre un imaginaire
cinématographique et les images propagandistes d'une Italie qui panse
ses blessures. C'est ainsi qu'à travers ces deux oeuvres filmiques, nous
porterons à l'étude les images d'archives, tout aussi bien
cinématographiques que photographiques, comme un point de jonction entre
réalité et imaginaire, fiction et réalité.
Qui plus est, nous analyserons les séquences d'autres
films étayant davantage notre sujet de recherche. Il sera question de la
cinéaste Michaela Tashenk et de son oeuvre Doppelgänger
(2019), oscillant entre fiction et réalité, en rapport
à cette duplicité de l'opérateur de famille, concernant un
besoin compulsif de compiler des images de familles, sans toutefois parvenir
à en exposer une narration. D'une approche fictionnelle comme dans le
film 66 moon questions (2019), de la cinéaste Jacqueline
Lantzou, au sujet de la perte de communication entre l'opérateur de
famille et les femmes de famille. Nous effectuerons une jonction entre les
images d'archives de famille et le cinéma par le film La Famiglia
(1987) du cinéaste Ettore Scola. Cela nous permettra d'introniser
la question de la libération de l'archive par la parole des femmes de
famille. Nous analyserons également le film Correspondencia
(2020), à travers lequel, les cinéastes Carla Simon et
Domingua Sotomayor Castillo, échangent leurs images de familles afin
d'en discuter du besoin de transmission. Puis, le film de la cinéaste
Alexandra Kaufmann, Being you, Being me (2013), nous permettra de
porter à notre étude, l'expérience inexploitée de
la jeunesse contemporaine.
Il est à noter que nous effectuerons des mouvements
entre la pratique média-photographique contemporaine, par l'analyse de
ses films et celle liée aux prémices de la photographie de
famille, et l'observation du fonds d'archive de la famille Pavy-Delangle, de
1919 à 1925. Nous évoquons le terme d'archéologie comme
qualificatif de notre recherche, dans la mesure où il est question d'une
construction diachronique, en ce sens, où nous effectuerons des
croisements et non une élaboration de manière synchroniques. Nous
tenterons d'établir un dialogue, ponctué de correspondances entre
les différentes
Page 9 | 86
temporalités de ces images d'archives ainsi que leurs
dispositions au sein d'une réflexion contemporaine.
Notre propos sera structuré de la façon
suivante. Nous étudierons dans une première intention l'individu
de famille comme étant de l'ordre d'un paradigme de l'indice, nous
permettant de remonter à une histoire souterraine. Il sera sujet
d'évoquer la pratique artisanale comme un possible moyen de reconstruire
une expérience mise à mal à l'issue des deux conflits
mondiaux. C'est par ce désir de pratiquer une histoire alternative, que
la voix des femmes de familles associée aux images d'archives de
famille, peuvent instituer un univers singulier et critique. Cela ayant pour
conséquence de nous permettre d'envisager un nouveau temps des familles,
comme inquiétant notre présent, par la naissance de la raconteuse
de famille à travers le dispositif cinématographique. Il s'agira
de penser à une relecture du monde contemporain, par l'utilisation de
ces archives de familles. Puis nous étudierons la parole des femmes de
famille, comme étant des documents archivistiques, ayant leur place
concernant une restitution historiographique d'un passé commun. Nous
engagerons l'idée qu'étant donné ces faits, nous serons
à même de porter à l'analyse d'une expérience
sociale contemporaine souterraine.
En vous souhaitant une bonne lecture de notre recherche.
Page 10 | 86
Page 11 | 86
|
|