B. Redistribution, réparation
Lorsque l'on parle des industries littéraires, les
notions de redistribution et de réparation s'inscrivent, dans des
politiques culturelles antiracistes et féministes notamment au vu des
oppressions systémiques citées dans la première partie.
Pour lutter contre le statu quo et permettre un
rééquilibrage en faveur des populations opprimées, il faut
pouvoir s'organiser collectivement, dans des syndicats ou d'autres structures
de luttes. En ce qui concerne la répartition des ressources, on peut
critiquer les gains générés par la vente d'un livre, et sa
représentation dans la culture populaire. Enfin, il faudrait produire
drastiquement moins de livres, ou produire mieux, afin de pouvoir appliquer les
mesures réparatrices et distributives nécessaires.
a) L'union fait la force
Dans les secteurs culturels, et particulièrement depuis
la crise du Covid-19, il faut remettre les luttes syndicales au goût du
jour. Ce sont les seuls cadres dans lesquels il est possible de lutter contre
les problèmes cités dans la première partie de ce travail
de recherche, à savoir : la précarité, le sexisme, la
misogynie, les abus sexuels, le surmenage, l'exploitation, la baisse des
salaires et la détérioration des conditions de travail.
Cependant, dans les maisons d'édition, les freins à l'engagement
syndical sont nombreux, même lorsque ce n'est seulement qu'au
comité social et économique de l'entreprise. Les intimidations de
la part du corps dirigeant, envers les élues du CSE, sont violentes,
alors même que ces comités sont obligatoires selon le Code du
Travail, et qu'ils ne relèvent même pas d'un travail syndical
à proprement parler.
Oser demander une augmentation relève d'une
réelle épreuve, contre soi-même et contre son responsable.
La première barrière est interne, c'est le manque de confiance en
soi qui empêche bon nombre d'éditrices d'exiger le salaire qui
correspond à leur niveau de qualification et de responsabilités,
mêlée à la culpabilité de demander trop : ces
réflexions prennent leur source dans la socialisation des femmes tout au
long de leur vie, entraînées à la serviabilité et au
silence102. Il faut se renseigner sur la santé
financière de son entreprise, et des dividendes qui sont versés
chaque année
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102 FRAISSE, Geneviève, La Sexuation du inonde,
Paris, éditions des Presses de Sciences Po, 2016.
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Communication
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« Les éditeurs réunis au sein du
Syndicat des Éditeurs Alternatifs (S.E.A), éditent et publient
des livres en s'attachant avant tout à la mise en valeur d'une ouvre ;
ni stratégies marketing ni exploitation de droits dérivés
ne président à leurs choix éditoriaux. Les éditeurs
du S.E.A travaillent en étroite collaboration avec les auteurs, en
étant toujours attentifs au respect de leurs droits et de leur ouvre.
Les éditeurs du S.E.A, en choisissant de proposer aux lecteurs des
ouvres tournées vers la création et éloignées du
formatage industriel, s'efforcent d'élargir sans cesse le champ
littéraire et visuel existant, tout en stimulant l'émergence et
la circulation d'idées. » Ce syndicat réunit cinquante
maisons d'édition de taille, nature juridique et de production diverses,
parmi lesquelles des maisons d'édition évoquées dans ce
mémoire comme les éditions Même Pas Mal, les
éditions Lapin ou encore les éditions de L'Association.
Le patrimoine et l'héritage syndicaliste en France a
toujours permis une amélioration des conditions de travail pour tous et
toutes : il n'y a pas de raison que cette histoire s'arrête au Xxieme
siècle. Lorsque l'on parle de redistribution des ressources, on peut
commencer par disséquer la répartition des gains de la vente d'un
livre, aussi appelé « camembert du prix du livre ».
b) Le « camembert » du prix du livre
Le « camembert » du prix de vente d'un livre est le
surnom donné à la représentation sous forme de diagramme
circulaire de la décomposition, par acteur, du chiffre d'affaires
généré par la vente d'un ouvrage. D'après
différentes sources, les parts de camembert sont de tailles variables,
représentant un gain inégal selon la contributrice, fautrice
étant celle qui touche la plus petite part. On peut opposer
différentes critiques sur ce diagramme, autant sur la forme que sur le
fond.
C'est sur ce diagramme que se fonde la philosophie
éditoriale des éditions Exemplaire : « pour une plus
grosse part de camembert ». La part de fautrice est en effet la plus
petite parmi les 6 maillons de la chaîne du livre : fautrice, la maison
d'édition, le diffuseur, le distributeur, l'imprimerie et la librairie.
Cependant, les maillons ne sont pas rémunérés de la
même manière, et la représentation de ce diagramme induit
le lectorat en erreur. Il n'y a que fautrice qui touche un pourcentage sur la
vente d'un livre, qui est fixé dans son contrat d'édition.
L'autrice ne touche pas sa part à chaque vente, ses droits lui sont
versés annuellement une fois l'à-valoir remboursé et elle
n'a pas accès aux outils qui lui permettraient de vérifier les
informations financières fournies par la maison d'édition. Les
entreprises de diffusion/distribution signent des contrats pluriannuels et sont
rémunérés sur des prévisions de programme
anticipés à l'avance. Les libraires vendent des livres
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Communication
achetés à un tarif préférentiel
auprès de la maison d'édition, elles doivent compter sur leur
fonds de roulement pour calculer et prévoir leurs
bénéfices. La répartition des gains sur le livre est donc
beaucoup plus inégalitaire que le diagramme, déjà
inéquitable, pourrait le faire penser.
De plus, la part du libraire dépend de ses accords
économiques avec la maison d'édition : la Fnac et Amazon peuvent
se permettre de négocier des tarifs bien plus avantageux que les petites
librairies indépendantes. Il subsiste une énorme
méconnaissance de l'existence du prix unique du livre la loi Lang : en
2021, « pour rappeler que le prix du livre est partout le même
et inciter les lecteurs â réaliser leurs achats en librairie
indépendante, le Syndicat de la librairie française et l'agence
régionale du livre en Nouvelle-Aquitaine déploient une
opération de communication de grande ampleur106
On peut noter que le mode de financement des autrices a subi
un changement radical dans les années 2000 : l'abandon du paiement
« à la page » pour passer à un système
d'à-valoir remboursable grâce aux ventes de ses titres, avant de
toucher ses premiers droits d'autrices. Cette décision a
été prise d'un commun accord par le SNE, faisant front pour
détériorer collectivement les conditions de vie des autrices.
Utile pour rappeler que l'édition est une
économie non seulement fragile, mais aussi complètement
inéquitable, le camembert du prix du livre mériterait
d'être contextualisé : s'agit-il d'un ouvrage de texte, d'un
ouvrage illustré, d'une librairie indépendante, d'une
chaîne culturelle ? Quoi qu'il en soit, cette répartition du prix
du livre ne met pas suffisamment en évidence les problématiques
liées à l'obsolescence des projets et de la surproduction
littéraire.
c) Produire moins pour produire mieux ?
Au sein de l'édition scolaire, ce sont les professeures
qui sont obligées de se mobiliser contre la surproduction, en
manifestant également contre leur ministère de tutelle. En 2020,
environ 300 enseignantes ont jeté des manuels scolaires
périmés pour protester contre le gaspillage. Leur geste a
été condamné par le ministre de l'Éducation
nationale, Jean-Michel Blanquer, qui n'avait apparemment pas compris ce
qu'impliquait concrètement la réforme des programmes : à
peine publiés, ces livres sont déjà obsolètes,
condamnés à être pilonnés ou donnés à
des associations pour
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106 CHARONNAT, Cécile, « Le SLF en
campagne pour le prix unique », Livres Hebdo.fr, 30 juin 2021.
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Communication
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réunir autour de luttes communes et individuelles, pour
créer un mouvement d'ampleur. L'apparition du féminisme
intersectionnel, en opposition au féminisme universaliste, propose
d'éclairer ces différentes oppressions, pour proposer une
réponse qui adresse spécifiquement les luttes
nécessaires.
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