III. Quelques outils pour devenir une éditrice
anticapitaliste et féministe
« La quatrième vague féministe, celle
que nous vivons depuis #MeToo, est une révolution de mceurs90
>>. Ce que la journaliste Chloé Delaume appelle la
quatrième vague des mouvements féministes, a touché les
éditrices françaises comme toutes les femmes. Dans leurs
programmes éditoriaux, elles s'attellent de plus en plus à
proposer des ouvrages qui militent ouvertement pour l'égalité des
sexes, contre le sexisme et le racisme, à la fois par conviction
personnelle mais aussi par intérêt marketing. Pour la
première fois, ces ouvrages se vendent très bien auprès du
grand public, là où ces questions étaient
réservées autrefois aux rayons des essais et pour un public
d'initiées. Les libraires se dotent aujourd'hui d'un rayon entier
intitulé « Féminisme » : le tabou de ce mot aurait-il
disparu ? Du moins tant qu'il fait vendre, il ne dérange plus.
Réussir à concilier ses convictions féministes ou
anticapitalistes avec le quotidien de son métier n'est pas chose facile.
Si toutes les éditrices n'ont pas l'opportunité de pouvoir monter
leur propre microentreprise, association ou coopérative, toutes peuvent
décider de prendre des petites décisions pour mettre leur grain
de sable dans les rouages de la machinerie capitaliste. Cet engagement peut
prendre différentes formes, comme s'assurer de l'éthique des
conditions de travail de toutes les collaboratrices, s'engager dans une justice
réparatrice et redistributive, ou se revendiquer ouvertement
féministe intersectionnelle.
A. Prendre des engagements éthiques contre des
prix compétitifs
Les choix éditoriaux qui perpétuent des
dynamiques d'oppression et d'appauvrissement sont tellement ancrés dans
les pratiques des maisons d'édition, qu'il paraît impossible de
dévier la trajectoire des comptes d'exploitation et de production. Tant
pour les matières premières que pour les moyens de communication,
de distribution et de diffusion du livre, il est possible de changer les
habitudes et contribuer à rendre l'industrie du livre
bénéfique à toutes et tous. Parmi le champ des possibles,
on retrouve des nouvelles normes de fabrication du papier et de confection des
ouvrages
90 DELAUME, Chloé, « Chloé
Delaume : "La quatrième vague féministe, celle que nous vivons
depuis #MeToo, est une révolution de moeurs" », Causette.fr, 1"
novembre 2020.
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qui permettent des impressions plus écologiques, la
possibilité de rendre visible le travail
non-rémunéré des collaboratrices et enfin, le choix des
entreprises de diffusion/distribution qui ne jouent pas le jeu de la
surproduction littéraire.
a) Matières premières
Lorsque l'on parle de matières premières de
l'industrie du livre, on parle du papier et du carton nécessaires
à la confection du livre, et de l'encre pour imprimer le texte et les
images. La fabrication d'un livre est un enjeu écologique et politique,
dans une société où la question de la préservation
de l'environnement est de plus en plus pressante.
Les imprimeries ont davantage intégré dans leur
communication la question environnementale et les standards éditoriaux
ont opéré un nivellement vers le haut. Aujourd'hui, la plupart
des livres indiquent une impression sur du papier issu de forêts
gérées durablement. De plus, les sociétés laissent
entendre dans leurs outils de communication que l'industrie du livre consomme
moins d'arbres que d'autres industries (l'ameublement par exemple), ou que la
fabrication du papier n'est pas la cause principale de déforestation,
puisque la lignine est extraite à partir de branches
élaguées, et non de troncs d'arbres entiers. Enfin, les livres
pilonnés seraient tous recyclés. Cependant, qu'advient-il de ce
papier recyclé ? Car selon le rapport du WWF sur l'économie
circulaire du livre, « â peine plus de 4 500 tonnes de papier
recyclé (0,5 % de la consommation française de recyclé)
sont utilisées en France pour produire des livres. Le papier
recyclé a toujours mauvaise presse chez les éditeurs
français. 2 % des livres sont en papier recyclé
seulement.91 » Certaines structures de taille moyenne,
comme les éditions La Plage, s'engagent à imprimer jusqu'à
20 % de leurs ouvrages sur du papier recyclé. Même les encres qui
servent à la coloration du papier se dotent de labels «
écologiques ». En remplaçant les huiles minérales
pétrochimiques par des huiles végétales (de soja ou de
colza), l'impression de livres utilise de plus en plus de ressources
renouvelables. Thierry Quinqueton martèle que « le label
Imprim'Vert, considéré comme un acquis par les éditeurs,
n'a pas encore fait l'unanimité : de l'ordre de 20 % des
91 TAVERNIER, Julien, KING, Lisa, KACPRZAK,
Juliette, VALLAURI, Daniel, « Vers une économie plus circulaire
dans le livre ? », WWF, 2019.
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imprimeurs de livres ne l'ont pas, bien que la
démarche soit peu contraignante et relativement peu
coûteuse.92 »
Beaucoup de progrès ont été
réalisés depuis l'industrialisation de la fabrication des
livres, mais ces pratiques écologiques doivent être davantage
prises en compte dès la genèse des titres, et non comme un bonus
ponctuel. De la même manière, les bonnes pratiques concernant les
conditions de travail décentes de la main d'oeuvre doivent être
renforcées, dans toutes les maisons d'édition.
b) Les petites mains invisibles
Engager de la main d'oeuvre dans des conditions respectant les
normes de travail françaises coûte plus cher que celle qui rendra
le produit compétitif sur le marché du livre. « La part
des livres français réalisés à l'étranger
est significative : en moyenne, 30 à 40 %.93 » Dans
le cas des livres jeunesse, cette proportion est encore plus large, notamment
lorsque la fabrication des ouvrages qui requiert un assemblage à la
main, comme les livres à systèmes, « car la fabrication
de pop-up reste artisanale : ils ne peuvent être montés que
manuellement, nécessitant des heures de pliage et parfois plus de 300
points de colle. Aujourd'hui, c'est donc en Asie que la quasi-totalité
de ces livres est imprimée et assemblée.94 »
Les livres pop-up ont inondé le marché du livre jeunesse
depuis deux décennies. On ne peut aujourd'hui plus ignorer les
conditions dans lesquelles les travailleuses asiatiques sont employées :
lorsque celles-ci ne sont pas littéralement des enfants, elles sont
payées à des tarifs très bas, ne disposent d'aucune
sécurité sur leur lieu de travail, vivent dans des lieux
insalubres... « La Chine prend des parts de marché sur la
fabrication du livre pour enfant quand celle-ci est complexe, pour des raisons
liées essentiellement au coût de la main d'ceuvre.95
» C'est donc purement pour des questions d'économies des
coûts que ces livres sont imprimés dans des régions du
monde qui ne respectent pas les conventions liées au travail des enfants
ou à la dignité des travailleuses. Si la fabrication de ces
livres devait respecter des conditions décentes de travail, ils ne
pourraient pas exister. L'argument éthique n'est presque jamais
évoqué dans la présentation d'un projet éditorial
qui nécessite une impression en Asie.
92 QUINQUETON, Thierry, « Le livre et
l'édition et l'économie sociale et solidaire », Master 2
« Droit et développement de l'économie sociale et solidaire
», université de Poitiers, 2017-2018.
93 GRANGERAY, Émilie, « Pop-up,
révolution de carton », Le Monde.fr, i décembre 2011.
94 Ibid.
2017-2018.
95 QUINQUETON, Thierry, « Le livre et
l'édition et l'économie sociale et solidaire », Master 2
« Droit et développement de l'économie sociale et solidaire
», université de Poitiers,
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Le monde de l'édition est peuplé de
métiers invisibles, de tout petits maillons pourtant essentiels, qui
travaillent dans des conditions parfois difficiles : stagiaires, coursiers,
routiers, commerciales... Même si la part invisible du travail sur un
livre, c'est encore à fautrice qu'elle revient : certaines maisons
demandent à leurs autrices d'ouvrages illustrés de scanner ses
pages, les nettoyer, parfois de s'occuper de la maquette, de faire
soi-même sa promotion sur les réseaux sociaux... Ce travail non
rémunéré mérite pourtant compensation. «
Avec un chiffre d'affaires de 326,9 millions d'euros en 2020, le
marché de la bande dessinée a très bien
résisté à la crise en 2020, avec une croissance de son
chiffre d'affaires de 6,3 % par rapport à 2019.96 »
Le secteur éditorial est imperméable à la
théorie du ruissellement : pendant la pandémie, les chiffres
d'affaires du secteur de la bande dessinée ont augmenté par
rapport à l'année précédente, sans pour autant
offrir d'amélioration des revenus pour toutes les actrices citées
précédemment.
L'invisibilisation du travail, notamment celui fourni par des
personnes précaires, est un enjeu des luttes anticapitalistes et
syndicales. Cela participe au combat pour le rehaussement des salaires, puisque
les salariées et les collaboratrices prennent de plus en plus de
responsabilités dans leurs fonctions. C'est aussi un combat pour une
meilleure répartition du travail, pour lutter contre le chômage de
masse. Pour participer à une économie circulaire qui redonne sa
place à ces travailleuses, on peut s'intéresser aux entreprises
de diffusion et de distribution qui ne s'insèrent pas dans des logiques
capitalistes et compétitives.
c) Sortir du monopole des circuits de diffusion/distribution
classiques
Sans le travail précieux des commerciales, le catalogue
d'une maison d'édition n'aurait que peu de visibilité, peu de
potentiel de promotion, et fautrice n'aurait pas la possibilité de
rencontrer ses lectrices en librairie. Toutes les maisons d'édition sont
obligées d'avoir des commerciales, donc d'être dépendantes
des quelques entreprises de diffusion qui existent, et qui appartiennent
à de très grands groupes. Comme le montre le planisphère
de l'édition Livres Hebdo, et selon Thierry Quinqueton, «
dans ce secteur de la chaîne du livre qu'est la diffusion, la
tendance depuis de
96 Syndicat National de l'Édition, «
Les chiffres de l'édition », Synthèse du rapport statistique
du SNE, France et international, 2020-2021, p.7.
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
des livres. Au sein des maisons d'édition et dans la
composition des catalogues, il est également temps de redistribuer les
ressources et redonner leur place aux minorités.
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