Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
Introduction
Un film met en relation un groupe d'individus qui ont contribué collectivement à sa fabrication, groupe souvent unifié sous le terme de cinéaste, et des spectateurs. Or, la relation interactive, circulaire, est trop peu analysée dans les approches les plus fréquentes qu'elles soient sémiologiques, sociologiques, artistiques ou psychologiques, qui raisonnent encore plutôt en termes de causalité linéaire. Les interactions entre les cinéastes et les spectateurs ont, en revanche, intéressé la pragmatique de la communication qui étudie les effets de l'utilisation des signes sur les utilisateurs avec comme principe que chaque acte, chaque décision d'un utilisateur, « interacteur », influe en retour sur l'autre (Watzlawick, 1983). C'est dans cette optique que nous allons nous situer. Nous étudierons les interactions observables entre la conception des films et « la situation de réception » du point de vue du spectateur. Notre objectif est de mieux comprendre le fonctionnement de la communication filmique afin, notamment, de contribuer à l'amélioration des méthodes de fabrication de films de fiction. L'approche « pragmatique » du cinéma, bien que récente, n'est pas nouvelle. Elle fut développée par Roger Odin (1982) dans une thèse de doctorat sous la direction du linguiste-sémiologue Christian Metz. Comme l'écrit Alex Mucchielli (2001, p.45), cette approche « rejoint l'approche communicationnelle typique des sciences info-com ». En nous fondant sur l'un des paradigmes de l'approche communicationnelle, spécifique aux Sciences de l'Information et de la Communication, l'approche compréhensive, nous tenterons de répondre à des questions dont l'intérêt pratique est évident : Le langage cinématographique est-il une affaire de spécialistes : cinéastes, analystes, théoriciens du cinéma, critiques ? Est-il compris par les spectateurs ? Peut-on parler d'une compréhension mutuelle, partagée, identique que l'on soit cinéaste ou spectateur ? Est-ce un langage partagé par tous les métiers du cinéma ou, au contraire, un langage différencié selon les métiers exercés, différent selon que l'on est monteur, cadreur, scénariste ou réalisateur, etc. ? Comment les différents codes filmiques sont-ils perçus par les spectateurs ? Y en a-t-il de plus connus que d'autres, de plus importants que d'autres ? Notre réflexion ne concernera que les films de fiction, c'est-à-dire les films qui racontent une histoire dans laquelle les événements et/ou les personnages sont tirés de l'imagination du cinéaste, même si ce dernier s'inspire de faits historiques. Cette limitation de notre champ de recherche était nécessaire tant les autres catégories de films - les films industriels, les films pédagogiques, les films expérimentaux, les films pornographiques et les films de famille - ont leurs propres spécificités. Elle se justifie aussi par le fait que pour la plupart des spectateurs « le seul cinéma qui compte, le cinéma tout court, c'est le film de fiction » (Odin, 1995, p.5-6). Film de fiction dont la formule de base fut donnée par Christian Metz : « une grande unité qui nous conte une histoire ». Nous n'étudierons pas, en conséquence, les documentaires1(*), les films de poésie ou les films abstraits, etc. Nous chercherons à comprendre comment à partir du visionnage d'un film de fiction, construit par les cinéastes, les spectateurs construisent une histoire ? Comme l'écrit Marie-Thérèse Journot (2004, p.50-51) : « le discours fictionnel met en scène des personnages et des actions qui n'ont pas de référent dans l'ordre de la réalité, et n'existent que dans l'imaginaire de l'auteur et par la suite du lecteur-spectateur ». Toutefois, même si les événements et/ou les personnages sont imaginaires dans les films de fiction, ils ne doivent pas pour autant être irréels, absurdes, incohérents ; la fiction ne fonctionnerait sans doute pas, le spectateur ne pouvant pas adhérer à ce qui est décrit. La fiction doit donc créer une impression de réel : l'individu à qui la fiction s'adresse doit pouvoir croire, au moins pendant la durée du film, que ces faits sont possibles. Nous partirons donc de la conception de la fiction élaborée par la sémio-pragmatique (Odin, 1990) selon laquelle le cinéaste et le spectateur sont chacun à l'origine de la production du sens d'un film et « que ce contrat tacite se traduit en indices permettant au récepteur (pour notre part, nous dirons plutôt spectateur) d'adopter un mode de lecture, documentarisant ou fictionnalisant2(*) selon la compétence que lui a apportée son expérience des autres textes (films) » (Journot, 2004, p.51). Toutes ces questions, et d'autres sous-jacentes, se fédèrent dans notre problématique d'ensemble : « Quels sont les mécanismes de construction de sens d'un film de fiction ? » Cette problématique relève des SIC puisqu'elle pose, à la fois, d'une part le problème de la puissance du cinéma et du langage cinématographique, d'autre part celui de la maîtrise de ce médium et de son langage par les cinéastes et par les spectateurs. La perception des éléments filmiques par les spectateurs est-elle ce qu'en disent les théoriciens du cinéma ? Les interprètent-ils correctement, c'est-à-dire comme le prévoit le cinéaste. Leur compréhension évolue-t-elle avec leurs connaissances, leur culture cinématographique ? Les réactions des spectateurs à la diffusion d'un film peuvent-elles modifier la création filmique ? Les réponses à ces questions seront utiles aux cinéastes qui - selon que les éléments filmiques sont connus, perçus, compris et appréciés par les spectateurs ou non - auront tendance à les utiliser pour créer du sens ou seulement pour se conformer à des conventions partagées par les professionnels du cinéma, règles qu'il faut respecter pour appartenir à la grande famille du cinéma ou les rejeter pour faire preuve de créativité et/ou imposer son style. Aussi, notre étude s'inscrit dans un cadre de recherche qui peut faire avancer les procédures de fabrication des films de fiction. Etant conscient de la difficulté de notre problématique, nous avons cherché parmi les différentes théories celles qui pouvaient nous permettre de la traiter au mieux. Ceci explique les emprunts que nous avons faits à la sémiologie, notamment à la sémiologie de l'image et à celle du cinéma, à la sémio-linguistique du cinéma, et aux sciences de l'information et de la communication. Les différents emprunts à des domaines différents des sciences humaines ne vont pas à l'encontre de l'approche compréhensive que nous avons décidé d'adopter puisque cette dernière a vocation à intégrer des apports de différents horizons et à présenter une synthèse originale des théories homogènes centrées sur les phénomènes d'échange, de conduite et d'émergence de sens (Mucchielli, 2001). L'approche compréhensive s'inscrivant dans l'histoire des théories et méthodes d'études des communications, nous présenterons une synthèse de leurs apports respectifs dans le domaine cinématographique. Nous étudierons les processus de création cinématographique et les codes filmiques essentiellement grâce à une revue de la littérature, classique (soviétique et hollywoodienne), filmologique3(*) et sémiologique, etc. ainsi qu'en analysant les écrits et des interviews de professionnels du cinéma. L'approche communicationnelle qui est la nôtre nous a conduit à adopter une approche à la fois compréhensive et pragmatique du phénomène filmique. Aussi, nous nous sommes intéressé aux perceptions, sensations et sentiments des spectateurs à l'égard d'un film. Cette optique nous a poussé, dans un premier temps, à réfléchir à ce qu'est un spectateur. Faut-il distinguer le spectateur de l'analyste, du critique ? De nombreux auteurs opposent, en effet, le spectateur normal au spectateur-analyste. Ils avancent que le premier cherche avant tout à se faire plaisir tandis que le second a pour but de comprendre le film ou l'extrait d'un film afin de produire un document d'analyse. « Analyste et spectateur normal ne recevraient pas le film de la même manière puisque le premier cherche précisément à se distinguer du second, à ne plus se laisser dominer comme lui par le film » (Vanoye et Goliot-Lété, 2001, p.12-13)
(Vanoye et Goliot-Lété, op cit, p.13) Alors que le spectateur (normal) se laissera prendre par le film, le spectateur-analyste devra faire un effort sur lui-même. Comme l'écrit Raymond Bellour (1989, p.26-27), « l'analyse du film est une opération coûteuse. Il y a d'abord ce coût psychique de l'arrêt sur image qui a longtemps marqué un seuil et constitue la condition préliminaire de toute analyse (...) Il faut accepter d'interrompre le défilement, le fantasme si fort qui s'y attache, accepter de ne se situer ni du côté de la mouvance ni du côté de la fixité, mais entre les deux ». Aussi, le spectateur ne procède-t-il pas à une véritable analyse, quel qu'en soit le type. Dans le meilleur des cas, il peut échanger un avis avec d'autres spectateurs normaux. Cet échange de points de vue qui débouche, éventuellement, sur la formulation de critiques n'a que peu à voir avec une analyse filmique. D'où la boutade de François Truffaut : « chaque spectateur a deux métiers, le sien et celui de critique de cinéma ». Les préoccupations de l'analyste sont donc bien loin de celles du spectateur. Ce dernier profite du film dans son entier, sans tenir compte spécifiquement de ces différentes composantes, tandis que l'analyste, confronté à la variété des instruments, à la diversité des objets d'analyse et des voies d'approche d'un film, se doit de choisir un objet d'analyse (extrait, plan, etc.) et sa méthode d'analyse. Pour chaque film qu'il souhaite analyser, l'analyste est, en conséquence, confronté à des choix et prend donc des risques. Selon Aumont et Marie (p.66), « ce qui guette l'analyse de films, c'est donc entre autres la dispersion (quant à l'objet) et l'incertitude (quant à la méthode). Bien que nous nous intéressions plus aux spectateurs qu'aux analystes, nous ne pouvions pas exclure de notre étude les différentes méthodes d'analyse. Mais, plus que les méthodes en elles-mêmes, notre intérêt s'est, toutefois, focalisé sur leur utilité pour la réalisation d'un film, autrement dit aux éventuels usages qu'en font les cinéastes. En quoi les méthodes de l'analyse filmique peuvent-elles être utiles aux cinéastes ? L'analyse est-elle un moyen de formation et de progrès personnel ? Nous verrons que les grands réalisateurs d'aujourd'hui sont, en effet, très partagés sur l'intérêt d'analyser les films pour apprendre la mise en scène4(*). Après avoir présenté, dans une première partie, les apports conceptuels et théoriques nécessaires à la compréhension du sujet ainsi que les différents codes cinématographiques, notre approche compréhensive nous a poussé à collecter des données qualitatives et, dans cette perspective, à suivre une méthodologie de recherche qualitative. C'est pourquoi, après avoir étudié les différents codes utilisés spécifiquement ou non au cinéma, nous avons souhaité interviewer des spectateurs de 18 à 25 ans après la diffusion d'un très court métrage de fiction que nous avons réalisé en cinq versions différentes. Les analyses longitudinales et transversales que nous avons réalisées à partir de 15 interviews de groupe nous ont permis d'une part de mieux comprendre les mécanismes de construction de sens d'un film de fiction, tant du point de vue du réalisateur que de celui du spectateur, d'autre part de proposer des mesures concrètes à destination des réalisateurs. SOMMAIRE Première partie : le cadre conceptuel et théorique des mécanismes de construction de sens * 1 Le documentaire se fixe pour but de faire état d'une réalité, de montrer les choses telles qu'elles sont sans intervenir sur le déroulement de leur apparition. Le documentaire est le plus souvent de caractère didactique et informatif. Il s'oppose donc à la fiction qui veut recréer une narration pouvant donner l'illusion de la réalité grâce à un scénario et à une mise en scène. Toutefois, les critères permettant de distinguer le documentaire et la fiction manquent, pour certains auteurs, de rigueur et de pertinence. Ainsi, dans un documentaire, le cinéaste peut choisir lors du filmage et du montage ce qu'il veut montrer de la réalité. Dans une fiction, certaines prises de vues en décors naturels restituent la réalité. * 2 En sémio-pragmatique, la fictionnalisation est le mode de réception choisi par le spectateur du film qui lui permet « de vibrer au rythme des événements fictifs racontés » (Odin, in Journot, op.cit). * 3 Mouvement d'études cinématographiques, né après la Libération, sous l'impulsion de Gilbert Cohen-Séat, qui élabora notamment un vocabulaire propre tel que la distinction « fait filmique / fait cinématographique », et, surtout, la notion de «diégèse ». (in Bibliothèque du film, www.bifi.fr, d'après GARDIES, André et BESSALEL, Jean, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris, Cerf, 1992). En distinguant l'afilmique - tout ce qui existe dans le monde réel et qui est sans rapport avec l'art cinématographique - et le profilmique - tous les éléments spécialement agencés pour le tournage (décors, accessoires, etc.) - la filmologie oppose le documentaire à caractère afilmique et le film de fiction marqué par le profilmique. * 4 Avertissement : nous invitons le lecteur intéressé par les méthodes d'analyse à lire l'annexe I consacré à l'analyse filmique. |
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