Les créanciers face aux impératifs de sauvetage des entreprises en difficulté en droit OHADApar Ganiyou BOUSSARI Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Master 2 en droit privé et sciences criminelles/Carrières judiciaires 2022 |
PARAGRAPHE 2 : LES ORIENTATIONS DU RENFORCEMENT SOUHAITE DE LA PROTECTION DES INTERETS DES CREANCIERSAprès avoir identifié le besoin de renforcement de la prise en compte des intérêts des créanciers dans les procédures de sauvetage, il s'avère important de dégager les orientations de ce renforcement souhaité. Le renforcement de protection souhaité est non seulement dirigé vers les créanciers en général (A), mais aussi vers les créanciers bénéficiaires d'un traitement spécial (B). A- La nécessité d'un renforcement de la protection des créanciers en généralIl faut rappeler que dans le cadre des procédures de sauvetage, les créanciers dont les droits sont assez malmenés sont les créanciers antérieurs265(*), autrement dit les créanciers dont les créances sont nées avant la décision d'ouverture. Pour atteindre un niveau de protection efficace de ces créanciers, le conditionnement de leur soumission à la discipline collective et un renforcement de leur rôle dans le déroulement des procédures collectives s'avèrent importantes. L'idée de conditionnement de la soumission des créanciers antérieurs à la discipline collective n'est pas nouvelle. En effet, elle apparait dans la pensée du législateur OHADA lui-même. Ainsi, l'article 15 alinéa 5 AUPC révisé dispose que « Si malgré les bons offices du président, les parties ne parviennent pas à trouver un accord et dans le cas où le concordat préventif comporte seulement une demande de délai n'excédant pas deux ans, la juridiction compétente peut rendre ce délai opposable aux créanciers qui ont refusé tout délai et toute remise sauf si ce délai met en péril l'entreprise de ces créanciers. ». Il résulte de cette disposition précitée qu'en matière du règlement préventif, si l'opposabilité du délai de deux ans que comporte la demande concordataire du débiteur met en péril « les entreprises des créanciers » concernés, elle ne pourra plus être mise en oeuvre. Malgré les contours peu ou prou flous de cette règle, celle-ci est une véritable prise en compte des intérêts des créanciers en cause. Une fois encore, le législateur met en évidence les répercussions que l'imposition de la discipline collective peut avoir sur la santé économique et financière des entreprises des créanciers. Il existe également dans le cadre du redressement judiciaire une opposabilité du délai de deux ans aux créanciers qui auraient refusé tout délai et toute remise demandés dans le concordat judiciaire. Cependant, l'on ne comprend pas pourquoi, cette fois-ci, l'AUPC révisé s'est limité à la possibilité donnée au juge d'imposer le délai de deux ans à ces créanciers. L'AUPC révisé ne prend pas en compte les implications négatives de cette option sur la situation des créanciers concernés. Ainsi, en matière du redressement judiciaire, c'est l'article 134 qui prévoit l'hypothèse de l'imposition des délais. En effet, l'article 134 alinéa 1er prévoit que l'homologation du concordat de redressement judiciaire rend celui-ci obligatoire à l'égard de tous les créanciers antérieurs à la décision d'ouverture, quelle que soit la nature de leurs créances, sauf disposition législative particulière interdisant à l'administration de consentir des remises ou des délais. L'alinéa 2 de ce même article ajoute que « toutefois, les créanciers bénéficiant de sûretés réelles spéciales ne sont obligés que par les délais et remises particuliers consentis par eux ; si le concordat comporte des délais n'excédant pas deux ans, ceux-ci peuvent leur être opposés si les délais par eux consentis sont inférieurs ». Bien qu'édictant la possibilité d'imposer des délais n'excédant pas deux ans aux créanciers refusant tout délais et remise et dont les délais consentis sont inférieurs à deux ans, l'article 134 AUPC révisé ne prévoit pas le cas où cette opposabilité serait de nature à mettre en péril les entreprises des créanciers. La subordination de l'opposabilité des délais n'excédant pas deux (02) ans aux créanciers refusant tout délai et remise à l'absence de péril des entreprises de ceux-ci, dans le cadre du règlement préventif ne peut pas être applicable dans le cadre du redressement judiciaire. Cela découle du fait que le règlement préventif et le redressement judiciaire sont deux procédures distinctes l'une de l'autre. Etendre l'application de l'article 15 alinéa 5 in fine au redressement judiciaire reviendrait à créer une confusion entre le règlement préventif et le redressement judiciaire qui sont des procédures ayant chacune son régime juridique propre266(*). D'après une doctrine,« Contrairement au législateur français de 2005, qui autonomise la liquidation judiciaire, les procédures judiciaires collectives à caractère curatif du droit OHADA sont presque soumises aux mêmes dispositions. Le règlement préventif est réglementé au titre premier alors que le redressement judiciaire et la liquidation des biens sont organisés au deuxième titre de l'AUPC. Aussi, en droit français, la procédure de sauvegarde est plus substantiellement proche du redressement judiciaire que l'est notre règlement préventif avec le redressement judiciaire. Outre la proximité téléologique entre le règlement préventif et le redressement judiciaire (la recherche du sauvetage du débiteur en difficulté), les deux procédures ont de réels points de rupture sous l'angle de leur aménagement substantiel et technique »267(*). De ce qui précède, il résulte qu'en l'état actuel du droit OHADA des procédures collectives, l'article 15 alinéa 5 de l'AUPC révisé ne peut s'appliquer en matière de redressement judiciaire. Ainsi, un besoin de légiférer se fait sentir avec beaucoup d'acuité. Il invite à insérer un article dans le régime juridique du redressement judiciaire pour prévoir la subordination de l'opposabilité des délais n'excédant pas deux ans à l'absence de péril des entreprises des créanciers concernés. Par ailleurs, une solution plus globale est susceptible d'être envisagée en s'inspirant d'autres textes. Il s'agit en effet de la solution consacrée par l'Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et voies d'exécution (AUPSRVE)268(*). En effet, l'article 39 alinéa 1 et 2 AUPSRVE disposeque : « Le débiteur ne peut forcer le créancier à recevoir en partie le paiement d'une dette, même divisible. Toutefois, compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, la juridiction compétente peut, sauf pour les dettes d'aliments et les dettes cambiaires, reporter ou échelonner le paiement des sommes dues dans la limite d'une année». A la lecture des dispositions de l'article précité, le législateur a entendu équilibrer la protection des intérêts conflictuels en jeu, ceux du débiteur, qui serait déjà en état économique et financier fragile d'une part et ceux des créanciers face à leurs besoins. Ces besoins des créanciers visés par la loi peuvent varier, mais toujours est-il qu'ils sont directement ou indirectement économiques et financiers. Cette approche semble plus conforme à la vocation du droit en général à assurer la justice, l'égalité et l'équité dans les rapports juridiques. Pour conforter cette approche dans la conciliation des intérêts conflictuels en présence, la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage (CCJA) n'est pas restée indifférente. En effet, dans un arrêt, la CCJA avait retenu que« Doit être cassé, pour violation de l'article 39 de l'Acte uniforme sus énoncé, l'arrêt de la Cour d'appel qui, pour accorder le délai de grâce à la Société INDUSCHIMIE pour le paiement de sa dette à l'égard de Madame KHOURI Marie, n'a fait état, ni donné son appréciation des besoins de la créancière, Madame KHOURI, se bornant à indiquer que c'est pour permettre à celle-ci de percevoir régulièrement sa créance qu'elle ramène à 1.000.000 F la somme mensuelle à payer par INDUSCHIMIE. Ce faisant, la Cour d'appel ne s'est pas conformée aux dispositions de l'article 39 de l'Acte uniforme précité. De même, en ramenant à un million (1.000.000) de francs CFA le montant de la somme à verser mensuellement par INDUSCHIMIE à Madame KHOURI dont la créance totale en principal, intérêts et frais s'élève à 28.910.515 F CFA, la Cour d'appel a décidé d'échelonner le paiement des sommes dues au-delà de « la limite d'une année» fixée par ledit article 39 » 269(*). Cette jurisprudence affirme ainsi la nécessité de prendre en compte les besoins des créanciers face à un débiteur en état déjà fragile que l'on veut soutenir en vue d'éviter pour lui des difficultés plus graves.Même si la mise en oeuvre de l'article 39 AUPSRVE a soulevé des discussions270(*), son existence est un facteur de promotion de la justice économique. Dans le cadre des procédures de sauvetage des entreprises régies par l'AUPC révisé, cet équilibre dans la protection des intérêts en conflits n'est pas atteint. L'on peut penser que cette approche serait contraire à la volonté du législateur OHADA qui veut assurer la rapidité des procédures en consacrant des délais plus ou moins courts271(*) car certains créanciers pourraient se cacher derrière cette règle pour demander le paiement de leurs créances et exclure le débiteur de toute chance de sauvetage. Pour écarter un recours abusif à cette proposition de solution, il serait salutaire que le législateur prévoit à côté de celle-ci des sanctions pécuniaires et pénales très lourdes à l'égard des créanciers et des dirigeants des entreprises qui tenteront de jouer au dilatoire. Cet arsenal de répression viserait à dissuader toute tentative d'abus dans le recours à cette solution qui prendrait en compte, de manière efficace, les intérêts des créanciers dans les procédures de sauvetage. En plus, d'autres aspects doivent entrer en jeu dans la conciliation des intérêts du débiteur et ceux des créanciers. En effet, en présence d'un débiteur présentant des chances de survie et d'un créancier en état économique déjà fragile, que les contraintes de sa soumission systématique à la discipline collective pourraient conduire en cessation de paiements (en raison de l'importance du montant de sa créance) voire en liquidation des biens, que faudrait-il faire ? Quelle devrait être l'attitude de la juridiction compétente ? A notre avis, il serait bienséant de tenir compte de la taille des entreprises du point de vue économique et du nombre des emplois créés. La solution la plus conforme aux objectifs du droit des procédures collectives et de manière générale, des objectifs de l'OHADA serait de préférer le sauvetage de l'entreprise qui rapportera le plus à l'Etat partie concerné dans le cas où on ne peut sauver les deux entreprises à la fois. Les pistes de solution dans la recherche d'un minimum d'équilibre entre les intérêts en jeu dans les procédures de sauvetage régies par l'AUPC révisé peuvent être inspirées des dispositions des articles 15 alinéa 5 de ce même texte et 39 alinéa 2 AUPSRVE. D'autres solutions allant dans le sens d'un renforcement de la prise en compte des intérêts des créanciers sont envisageables. En effet, le rôle des créanciers dans la phase du déroulement des procédures collectives, notamment dans l'élaboration du plan de redressement demande un renforcement. Pour améliorer l'implication des créanciers dans l'élaboration des plans de redressement, la doctrine272(*) propose que le législateur s'inspire du droit français des entreprises en difficulté. En droit français, une grande place est accordée aux créanciers pendant les procédures de traitement des difficultés du débiteur. En effet, si jusqu'alors, seul le plan de continuation élaboré par le débiteur etl'administrateur pouvait être soumis au tribunal, désormais, les créanciers membres d'un comité peuvent proposer un projet de planqui sera soumisau tribunal concurremment avec celui du débiteur. Cette place accordée aux créanciers membres du comité découle d'une disposition du Code de commerce français en vigueur en 2014, laquelle prévoit que « Le débiteur, avec le concours de l'administrateur, présente aux comités de créanciers des propositions en vue d'élaborer le projet de plan mentionné à l'article L. 626-2. Tout créancier membre d'un comité peut également soumettre un projet de plan qui fera l'objet d'un rapport de l'administrateur »273(*). Obligatoire dans les entreprises les plus importantes, seulementfacultative dans les autres hypothèses, la création de comités decréanciers dont le nombre et la composition sont précisés par lestextes, permet à ces derniers d'intervenir dans le déroulement desprocédures de sauvegarde et de redressement judiciaire. Cet article a été modifié par l'ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du Code de commerce et publié au Journal officielle de la République française n° 0216 du 16 septembre 2021. L'article L.626-30-2 dispose désormais que « Le débiteur, avec le concours de l'administrateur, présente aux classes de parties affectées des propositions en vue d'élaborer le projet de plan. En deçà des seuils prévus par l'article L. 721-8, les détenteurs de capital du débiteur, s'ils sont affectés par le projet de plan, peuvent apporter une contribution non monétaire à la restructuration, notamment en mettant à profit leur expérience, leur réputation ou leurs contacts professionnels ». Il résulte en effet de cette modification que le « comité des créanciers » de l'ancien article L.626-30-2 a été remplacé par les « parties affectées ».La notion de « partie affectée » vise « les créanciers dont les droits sont directement affectés par le projet de plan », ainsi que les détenteurs de capital si leur participation au capital du débiteur, les statuts ou leurs droits sont modifiés par le projet de plan274(*). Mais toujours est-il que les créanciers participent par leur expérience, leur réputation ou leurs contacts professionnels à l'élaboration des plans de redressement. Une solution au problème de l'issue incertaine des accords concordataires serait d'impliquer les Etats parties dans la promotion du sauvetage des entreprises en difficulté. Il est vrai que le principe actuellement en vigueur est celui de l'interdiction des aides publiques aux entreprises en difficultés à cause de l'inégalité que celles-ci peuvent créer275(*). Cependant, la mise en place par les Etats parties d'un fonds public pour garantir l'exécution des accords concordataires serait un moyen d'encourager les créanciers à s'investir beaucoup plus dans le redressement des entreprises qui ont des chances de survie. Pour une meilleure implication des créanciers dans l'élaboration des plans de redressement, le législateur OHADA pourrait bien s'inspirer du législateur français. Outre ces considérations d'ordre général, des ajustements spécifiques de la condition de certains créanciers sont aussi nécessaires. * 265 La décision d'ouverture d'une procédure collective produit des effets à l'égard des créanciers antérieurs, qui sont contraints par la suite à se soumettre à une discipline collective qui porte atteinte gravement à leurs droits. * 266 ONANA ETOUDI (F.), « Questions pratiques liées à la suspension des poursuites individuelles dans la procédure de règlement préventif en droit OHADA », Actualités juridiques, n° 51, p. 321 et ss., www.ohada.com, Ohadata D-09-51. * 267 AKONO ADAM (R.), préc., n° 47, p. 103. * 268 L'Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies d'exécution a été adopté le 10 avril 1998 et publié au Journal Officiel de l'OHADA n° 6 du 1er juin 1998, p. 1 et ss. Il est entré en vigueur le 10 juillet 1998. * 269CCJA, Arrêt n° 035/2005 du 2 juin 2005, Dame KHOURI Marie c/ 1°/ SOCIETE HYJAZI SAMIH ET HASSAN DITE INDUSCHIMIE ; 2°/ SOCIETE GENERALE DE BANQUES EN COTE D'IVOIRE DITE SGBCI, www.ohada.com, Ohadata J-06-14. * 270 DE SABA (A.), La protection des créanciers dans le droit uniforme de recouvrement de créances de l'espace OHADA, thèse, Université Panthéon Sorbonne Paris I, 2016, n° 190, p. 204. * 271 SAWADOGO (F. M.), Acte uniforme sur les procédures collectives d'apurement du passif in Code Ohada Traité et actes uniformes commentés et annotés, Juriscope 2016, p. 1111. * 272 TAKAFO-KENFACK (D.), préc. * 273 Art. L.626-30-2 alinéa 1er du Code de commerce français, https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000028724014/2014-07-01, consulté le 12 avril 2022 à 22H38. * 274 V. C.com. français, art. L. 626-30-1 nouveau. * 275276 MAGUEU KAMDEM (J. D.), préc., n° 13, p. 14. |
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