II.2.d : Les enjeux et défis de l'économie
collaborative
Après avoir défini le concept d'économie
collaborative et la relation qui le lie à celui de
propriété, nous concevons les changements que cette
configuration, favorisée par la révolution numérique,
entraîne dans nos habitudes de production, de consommation et, par
extension, dans notre rapport au travail à travers un mode
d'organisation plus horizontal.
Il convient également de s'interroger sur la
capacité d'innovation sociale, au-delà des innovations
technologiques qu'elle draine, de l'économie collaborative :
L'économie collaborative est-elle une variable d'ajustement de
l'économie de marché, lui permettant de s'adapter à de
nouveaux codes économiques en contournant les acteurs traditionnels et
en permettant une adéquation demande/offre en temps réel?
Ou est-elle facteur, grâce aux valeurs solidaires
qu'elle véhiculerait, d'un projet sociétal autre face à la
crise structurelle que nous traversons, et qui pousse la société
civile à rechercher les solutions pouvant faire face aux défis
qui seront les siens?
? L'économie collaborative en pratique
et en chiffres
Le champs de l'économie collaborative est très
large et regroupe des initiatives protéiformes, dont certaines
prolongent une logique de marché, dont ils partagent les codes.
D'autres, en revanche, se rapprochant des valeurs solidaires
évoquées plus haut, et s'appuyant sur l'engagement citoyen,
visent davantage l'utilité sociale, point cardinal de la loi ESS
201444.
Très largement répandue, l'économie
collaborative concerne aujourd'hui selon certaines études 1
Français sur 2, avec des doublements d'échelle spectaculaires
d'une année à l'autre, rendus possibles par :
? Les innovations technologiques, permettant la
démocratisation de l'usage d'Internet et des terminaux numériques
mais aussi le contexte économique critique, ont été
propices à l'innovation. L'accès à la
propriété, voire même à la location d'un logement ou
d'une voiture, est
44 LOI n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative
à l'économie sociale et solidaire
37
de plus en plus difficile pour les bénéficiaires
de cette offre de l'économie collaborative, et permet à ceux qui
en ont la propriété d'en optimiser la rentabilité
:« Il y a déjà 7000 voitures en moins en Belgique
grâce au covoiturage, et si chaque conducteur partageait sa voiture une
fois par semaine, il y aurait 25% de files en moins sur les routes.
»
? Le modèle économique dominant (en volume)
repose sur la levée de fonds. Le crowfunding, levée de fonds
participatif, a soulevé 2,7 milliards de dollars en 2012, et plus de 5
milliards en 2013. L'économie collaborative, dans son ensemble,
représente une trentaine de milliards en 2013 et est estimée,
selon le cabinet PriceWhaterHouseCoopers, à 335 milliards de dollars
à l'horizon de 2025.
L'économie collaborative s'inscrit, par ailleurs,
complètement dans la dynamique d'institutionnalisation de l'ESS qui
définit ce secteur comme « mode d'entreprendre» dans
la loi ESS 2014.
Cette évolution ou mutation entraîne, selon
Nadine Richez Battesti45, des conséquences majeures
permettant un rapprochement pertinent entre économie solidaire et
économie collaborative. La question reste à savoir dans quel sens
se fait l'acculturation.
? Un brouillage et une porosité constante,
acculturation en douce
L'économie collaborative, par la médiation de
plateformes collaboratives, introduit une nouvelle forme de
réorganisation du travail articulant l'individuel et le collectif et
brouillant les pistes entre travail et loisir, permettant ainsi aux grandes
entreprises de capter la valeur créée par ce
consommateur-collaborateur.
Certaines initiatives collaboratives externalisent ainsi la
fonction recherche et développement de leurs activités, en
s'appuyant sur cette organisation du travail et un processus d'innovation
ouverte et participative. C'est le cas d'InnoCentive, plateforme permettant
l'intermédiation entre entreprises et organismes privés, et
acteurs compétents de la société civile (étudiants,
chercheurs, retraités, ingénieurs...)
45 Ibid
38
afin de répondre à des défis relatif
à des problématiques non-résolues en innovation, recherche
et développement, sur un temps de travail bénévole. Ce
dernier est ensuite monétisé et formalisé par le biais
d'un contrat lorsque la réponse apportée correspond aux attentes
de la firme : « La plateforme utilise l'architecture d'Internet (un
commun) et des savoirs existants (dont certains sont de l'ordre du bien commun)
pour assurer une marchandisation des connaissances et leur privatisation. L'un
des traits centraux est ainsi de s'appuyer sur des mécanismes de
crowdsourcing (externalisation ouverte faisant appel la foule des internautes)
pour alimenter les processus d'innovations des firmes clientes et partenaires
de la plateforme. »46
Si le « travail-loisir » fourni par les
contributeurs de cette initiative est valorisé d'un point de vue
monétaire, ce n'est pas le cas de toutes les structures dont certaines
captent la valeur créée par les contributeurs, sans en
redistribuer les revenus (Facebook, Google).
Ce brouillage, entremêlant également les
sphères privées (entreprises, particuliers) et publiques (espaces
publics du numérique), est permis par une horizontalisation qui place,
à travers l'organisation et la coordination du travail, les
contributeurs sur le même plan, mais également les
différentes activités et pans de leur vie. Il existe une
porosité entre les sphères privées et publiques dans
l'univers digital, qu'on observe également dans le déploiement de
certaines initiatives économiques (Uber, Airb'n'b).
Cette porosité entre public et privé prend la
forme d'un encastrement entre l'économique et le politique (manifeste
d'un art de vivre où le lien social est au coeur des échanges)
dans certaines initiatives (AMAP). Elle est également
l'opportunité, dans d'autres cas, d'un phénomène
d'isomorphisme marchand, avec une part croissante dans les modèles
économiques de ressources marchandes d'ordre financier et/ou de
ressources organisationnelles visant une rationalisation des coûts
(logique managérialiste), au détriment d'une véritable
hybridation des ressources.
La forme économique, relevant du modèle
marchand, des initiatives de l'économie collaborative limite
l'accès aux ressources redistributives. L'hybridation
46 « Le retour des communs », ï. Liotard et V.
Revest, chap.7, p 152
39
est alors appréhendée comme aménagement
d'une logique marchande, par composition, avec une dimension plus
réciprocitaire garante de lien social.
? Médiation de plateformes collaboratives
On ne saurait réduire l'économie collaborative
à une économie de plateforme. Il existait des formes
d'économie collaborative antérieures (SEL).
L'économie de plateforme, consacrée par la
révolution numérique, a cependant permis un changement
d'échelle sans précédent dans l'économie
collaborative. Celle-ci a donné lieu à un modèle
basé sur un ensemble de pratiques reposant sur le partage,
organisé en réseau horizontal (style « peer to peer »)
ou plus vertical, et ayant comme actif immatériel central la notion de
confiance.
En cela, les systèmes d'avis et de notation, suivant le
modèle consumériste, font office de certifications permettant au
consommateur de reprendre sa place d'acteur au sein d'un marché
jusqu'ici aux mains d'intermédiaires (agences de location, par exemple)
sur le circuit traditionnel.
Cette forme d'économie collaborative se rapproche du
supercapitalisme, également désigné par Bauwens comme un
système nétarchique47, grâce au monopole des
plateformes au détriment de « collaborateurs » dont les
ressources sont exploitées sans contrepartie. On est dans le
renouvellement des processus de merchandisation dans des relations de face
à face. Ce qui conduit, dans certains cas, à une nouvelle forme
d'hypercapitalisme : Blablacar, Uber, AirBnB... Et, dans d'autres cas, à
un nouveau modèle de société axé sur un mode de
gouvernance collectif et démocratique qui véhicule une possible
transformation sociétale (Amap, monnaies alternatives, Mooc...).
Pour certaines initiatives, on remarque même une
démarchandisation de l'échange social à travers les
échanges non monétaires : les règles diffèrent de
celles de la concurrence et les critères d'évaluation ne reposent
pas exclusivement sur la valeur marchande. C'est à travers ce
modèle qu'on trouve les initiatives se
47 BAUWENS Michel, "Sauver le monde : vers une
économie post-capitaliste avec le peer-to-peer », éd
LLL, 2012
40
rapprochant le plus des fondements de l'économie
solidaire car elles partagent les mêmes finalités de
transformation sociétale : les finances collaboratives, les paniers bio
des Amap et les chantiers d'agro-écologie en milieu urbain, les monnaies
alternatives, les Mooc...
? Réorganisation du travail : vers la fin du
salariat
L'économie collaborative déploie deux
stratégies différentes face à l'offre conventionnelle :
- Duplication des modèles de consommation classiques
(taxi, appartement) mais avec des ajustements (Uber, Airb'n'b).
- Création d'un service nouveau ou
complémentaire répondant à de nouveaux besoins (Citiz,
Famust, La Ruche qui dit oui).
Plusieurs enjeux accompagnent l'émergence de cette
économie, parmi lesquels la redéfinition du travail et des
frontières de l'entrepreneuriat et du salariat, suscitant parfois de
vives polémiques sociétales. De lourdes questions
d'éthique portent notamment sur l'encadrement du travail, la
fiscalité et la redistribution des revenus à travers
l'impôt. C'est le cas de Uber.
Le concept même de travail est à redéfinir
avec l'invisibilisation du digital labor, dont la prise en compte
permettrait pourtant de repenser le travail, qui a été
touché par le bouleversement des modèles économiques
dû à l'essor numérique.
La nature de l'organisation est elle aussi
déterminante. Suivant certaines orientations en matière de
propriété, les modalités de gouvernance et la
verticalité, ou au contraire l'horizontalité de la plateforme, le
projet ne sera pas porteur des mêmes enjeux de transformation
sociétale. On observe déjà qu'en France, 10% des
travailleurs sont « polytravailleurs »48. Ces
polytravailleurs ne dépendent pas d'un contrat de travail
subordonné à un temps plein, de longue durée. Leur
activité professionnelle se décline sous les formes suivantes :
partage salariale, auto-
48Article paru dans Alternatives
économiques: « Pour en finir avec le travail
salarié », de Anne-Laure Desgris (Oxalis), Noémie
Grenier (Coopaname), Benoît Lewyllie (Smart).
41
entrepreneuriat, intérim, intermittence du spectacle,
pige...Dans certains domaines, ces contrats ne font pas l'exception mais la
règle (culture, formation professionnelle, animation sportive), ce qui
entraîne une nouvelle forme de prolétariat où les
diplômés subissent une double peine. Ils se retrouvent ainsi dans
une situation aussi précaire que celle d'un travailleur
indépendant, tout en étant inféodés comme des
salariés à une hiérarchie, mais sans la double protection
du droit du travail et du régime de sécurité sociale.
C'est là tout l'enjeu de la bataille juridique qui oppose Uber à
certains collectifs de chauffeurs indépendants, contestant l'absence de
lien de subordination entre la firme et leurs structures, pour la plupart
auto-entrepreneuriaux.
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