III.5. LE FRAGMENTAIRE COMME
EFFET DE LA PARENTHÈSE
L'écriture fragmentaire caractérise un texte qui
affiche une incapacité à se faire délimiter. En d'autres
mots, le texte est dit fragmentaire lorsqu'il n'a pas d'extrêmes :
le début et la fin. Il repose sur l'inachèvement,
l'incomplétude. Pour scruter les indices de cette esthétisation
dans Allah n'est pas obligé, il importe d'abord de
considérer son aspect paratextuel, notamment son titre. Celui-ci
présente le caractère de troncation et signale ainsi le parti
pris du narrateur. En effet, le « Allah n'est pas
obligé » est une partie du titre même de ce roman, qui
est en vérité Allah n'est pas obligé d'être
juste dans toutes ses choses ici-bas . (pp. 9 et 224)
De ce fait, on constate que l'élément
titrologique n'apparaît pas sous sa forme finale ; il est
inachevé, fragmenté. En tant que première structure
énonciative, le titre imprime une connexion entre lui et les composantes
textuelles. Celles-ci sont, comme on vient de le constater dans les analyses
précédentes, fragmentées par les parenthèses.
Cette fragmentation résulte du fait que l'énonciateur rejette
explicitement la ligne droite de la prose continue dans sa narration, faisant
ainsi écho de l'esthétisation postmoderne pour laquelle la
linéarité énonciative étouffe la création.
Cette esthétisation titrologique qui se révèle aux
première et dernière pages du texte dans ce roman fonde une
écriture à structure narrative en boucle ou circulaire. Car le
roman finit tel qu'il commence. Elle crée la résonnance comme
effet majeur. Par cette résonnance du texte, il faut entendre que la
lecture n'est pas orientée vers la « sortie » comme
le supposerait la ligne droite, mais elle constitue un approfondissement vers
le centre du texte qui, du coup, tourne alors en spirale à travers les
va-et-vient précédemment évoqués comme effets de la
parenthèse.
C'est pourquoi, au coeur de l'esthétique dans ce roman
de Kourouma apparaît cette forme particulière d'écriture
qui rompt avec la linéarité du récit classique. Cette
écriture participe sans doute d'un travail d'invention
opéré sur le langage du texte. Ce travail se matérialise
par les parenthèses présentes dans Allah n'est pas
obligé. Elles peuvent être considérées comme
des fragments textuels dont le sens ne peut se construire qu'au moyen de la
lecture qu'on en fait. Ces fragments matérialisent ainsi
l'écriture fragmentaire où le texte dispose de deux
modalités d'existence à savoir l'histoire sur laquelle elle se
tisse et les commentaires qui la corroborent. Cette stratégie
d'écriture peut s'éclaircir bien plus en considérant
l'extrait ci-dessous :
« Les organisations non gouvernementales vinrent
affluer (affluer, c'est se porter en foule vers ; c'est arriver en grand
nombre) tant de manchots aux manches courtes et longues. Elles
paniquèrent et firent pression su Manada Bio. (Paniquer, d'après
le Petit Robert, c'est être pris de peur, d'angoisse.) Manada Bio
s'agite, veut négocier ; il lui faut une personne que Foday Sankoh
puisse écouter. Une personne dont l'autorité morale est reconnue
par tout le monde. Il va frapper à la porte du sage de l'Afrique noire
de Yamoussoukro. Ce sage s'appelle Houphouët-Boigny. C'est un
dictateur ; un respectable vieillard blanchi et roussi d'abord par la
corruption, ensuite par l'âge et beaucoup de sagesse. Houphouët
envoie gnona-gnona son ministre des Affaires étrangères Amara
cueillir Foday Sankoh dans son maquis (maquis signifie lieu peu accessible
où se groupent les résistants), dans la forêt tropicale,
impénétrable et sauvage. » (p.171)
Cet extrait peut être lu comme un réservoir des
fragments textuels car, d'une part, la coupure, la violence le heurtent. Cela
se constate dans les modalités assertives : « Les
organisations non gouvernementales vinrent affluer (affluer, c'est e porter en
foule vers ; c'est arriver en grand nombre) tant de manchots aux manches
courtes et longues», où la parenthèse interrompt
l'unité syntaxique en faveur des précisions sémantiques
qu'elle apporte sur le verbe « affluer » en le distanciant
de son complément. La brisure le heurte encore au niveau du changement
brusque du tiroir verbal dans un énoncé centré sur un seul
sujet, à savoir le passage du passé simple :
« vinrent, paniquèrent » au présent
« Manada Bio s'agite, veut négocier ; il lui faut une
personne que Foday Sankoh puisse écouter » alors que cette
deuxième assertion relate des faits consécutifs à ceux de
deux premières modalités assertives écrites au
passé simple. Ce changement brusque du temps du récit dans une
même structure énonciative est une trace qui sape les deux plans
d'énonciation d'inspiration benvenitienne.
« C'est-à-dire que ce présent historique, qui
équivaut au passé simple, matérialise une astuce de la
langue, pour rendre le récit vivant. Il rend vivantes les actions
énonciatives » (Laurent MUSABIMANA NGAYABAREZI,
2015b : 149). Le roman en étude conjugue plusieurs traces verbales
qui brisent ledit plan. Tantôt le narrateur recourt, dans le
récit, au présent, au passé composé, à
l'imparfait, au passé simple.
D'autre part, la rupture textuelle affecte la progression des
énoncés rompus par les parenthèses à des niveaux
différents à savoir le niveau intrasyntagmatique. On le voit dans
« Les organisations non gouvernementales vinrent affluer (affluer,
c'est e porter en foule vers ; c'est arriver en grand nombre) tant de
manchots aux manches courtes et longues». Ici, la parenthèse
éclate en deux les constituants du syntagme verbal
« affluer tant de manchots ». Le niveau
intersyntagmatique illustré par le « Houphouët
envoie gnona-gnona son ministre des Affaires étrangères Amara
cueillir Foday Sankoh dans son maquis (maquis signifie lieu peu accessible
où se groupent les résistants), dans la forêt tropicale,
impénétrable et sauvage» reçoit une insertion entre
deux syntagmes fonctionnels ; ainsi que le niveau
interphrastique où l'insertion de la parenthèse est
jetée en fin de phrase. Ceci fait de la parenthèse une figure
maîtresse des ruptures énonciatives dans ce texte de Kourouma qui
se présente alors comme déstructuré, tordu en ligne
brisée. Vu sa fréquence, la parenthèse
génère l'inconfort, l'astabilité, le choc, la
déchirure textuels. Mais cela n'est pas synonyme de l'absence du sens du
texte, c'est par contre la stratégie de creuser la possibilité
des sens car en y recourant, le narrateur sollicite du lecteur l'enjeu de la
consommation de la forme qui résiste à sa logique de la
pensée. Le texte devient ainsi une moule à remplir. Ce qui
s'explique par le fait que certaines parenthèses ne sont pas
ponctuées- à l'instar de la première introduite par le
verbe « affluer ». le lecteur peut ainsi compléter,
ajouter, renforcer, suppléer, torturer, etc. à sa guise la
parenthèse. Il peut lui ajouter, comme le narrataire, d'autres
illocutions selon ses convenances personnelles. La parenthèse constitue
donc le morcellement du texte.
Somme toute, l'écriture fragmentaire vécue dans
Allah n'est pas obligé fonde une esthétique de la
dislocation sociale qu'est le sujet même de l'histoire racontée.
Le texte est inachevé en sens que la parenthèse, même
répondant à une question d'ordre lexico-sémantique, comme
c'est souvent le cas ici, constitue une non-réponse car
l'émiettement du texte en fragments textuels se pose comme directeur de
la lecture à y apporter, alors que celle-ci ne peut aucunement
être dictée. Cela porte à dire que les parenthèses
sont des trous, des zones d'ombre, des questions que le narrateur crée
en ses illocutions en se posant comme la première voix
interprétative de son texte, alors que ses commentaires- comme ses
illocutions narratoriales- sont, aux yeux du lecteur, des segments dont il faut
reconstruire le sens au cours des activités de lecture.
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