CHAPITRE III. LA PARENTHÈSE COMME STRATÉGIE
D'ÉCRITURE DANS ALLAH N'EST PAS OBLIGÉ
III.1. INTRODUCTION
Le deuxième chapitre vient de montrer que la
parenthèse dans Allah n'est pas obligé fonctionne
à travers les composantes énonciatives et stylistiques qui
engendrent la rupture de la linéarité du texte tout en assurant
un retour à l'énonciation. Dans ces conditions, la
parenthèse engendre des turbulences syntaxiques et énonciatives
qui traduisent l'esthétisation de la parenthèse comme technique
d'écriture. C'est l'objet du présent chapitre. Il s'agit,
précisément, d'examiner les incidences de création
littéraire dans l'oeuvre sous examen qu'engendre le fonctionnement des
parenthèses.
III.2. LE SCRIPTIBLE COMME
EFFET DE LA PARENTHÈSE
Le scriptible, rappelons-le, repose sur le postulat de la
primauté de la matérialité du texte sur son message. En
d'autres termes, l'écriture scriptible oppose une résistance
formelle au lecteur et l'invite à interroger le signifiant. Entendue de
cette manière, la parenthèse touche à la dimension de la
forme en sollicitant la participation du lecteur. D'où sa manifestation
de cet extrait :
« ...Et trois...suis insolent, incorrect comme
barbe d'un bouc et parle comme salopard. Je ne dis pas comme les nègres
noirs africains indigènes bien cravatés : merde !
putain ! salaud ! J'emploie les mots malinkés comme
faforo ! (Faforo ! signifie sexe de mon père ou du père
ou de ton père.) Comme gnamokodé !(Gnamokodé !
signifie bâtard ou bâtardise.) Comme
Walahé !(Walahé ! signifie Au nom d'Allah.) Les
malinkés, c'est ma race à moi. C'est la sorte de nègres
noirs africains indigènes qui sont nombreux au nord de la
Côte-D'ivoire, en Guinée et dans d'autres républiques
bananières et foutues comme Gambie, Sierra Leone et
Sénégal là-bas, etc. » (p. 10)
Dans cet extrait, l'esthétisation du scriptible
ressort du fait que le texte est truffé de métatextes qui
compromettent le signifié, notamment à la suite de l'irruption de
l'énonciateur dans ses énoncés. C'est pourquoi, dans
l'énoncé : « J'emploie les mots comme
faforo ! (Faforo !signifie sexe de mon père ou de ton
père ou du père.», l'énonciateur met en oeuvre la
parenthèse en plein cours de ses activités d'énonciation.
Ladite parenthèse rompt celles-ci en faveur des jugements ou des points
de vue personnels sur tel ou tel autre segment du texte. En ce sens, l'instance
énonciative construit un récit dont la forme arrête le
regard du lecteur de par même les mots étrangers à la
langue française couronnant la parenthèse.
Encore constate-t-on que l'emploi de différentes
modalités pourtant constitutives d'une même unité
syntaxique compromet lui aussi la lisibilité du texte. En effet, les
« J'emploie les mots comme faforo ! » ;
« Comme gnamokodé ! » et « Comme
Walahé ! » sont des modalités exclamatives qui
traduisent l'indifférence du scripteur dans ses choix lexicaux. Jointes
aux contenus des parenthèses qu'elles introduisent, ces modalités
exclamatives sont constitutives des unités syntaxiques si complexes en
leur sein à cause des parenthèses qu'elles contiennent des
éléments formels importants. Dans ces conditions, ces
parenthèses déclenchent des difficultés de lecture qui
sollicitent l'apport du lecteur pour en constituer un réseau de
signifiants. Ce qui impose pareille stratégie exprimée dans la
réflexion suivante :
« Le lecteur se trouve de cette manière
pleinement associé à la construction du texte dont il a à
mettre au jour les relations internes et l'unité propre, en dehors de
toute référence à un ordre ou à une
réalité extérieurs. Il est invité à
participer activement au montage des différents plans du
texte... » (Philippe SABOT, 2010 : 2017)
Un autre niveau d'esthétisation du texte de Kourouma
mobilisant la participation du lecteur passe par l'autoréférence.
En effet, la figure narrative de Allah n'est pas obligé semble
vouloir faire aboutir un projet d' (in)formation du lectorat et s'appui sur la
procédure de référence. Ainsi elle fait passer ses
illocutions référentielles par des parenthèses, lesquelles
créent une illusion de la réalité en évoquant les
quatre Dictionnaires de Birahima. Pourtant, le texte littéraire n'a de
référent que lui-même. Ainsi, nous pouvons
considérer que la parenthèse fonde une écriture du texte
qui se réfère à lui-même, qui se cite. Cette
autoréférence montre que le texte met en scène sa propre
problématique de création que tente de diluer la
parenthèse. Ceci peut se justifier par la séquence
ci-dessous :
« Suis pas chic et mignon parce que suis
poursuivi par les gnamas de plusieurs personnes. (Gnama est un gros mot
nègre noir africain indigène qu'il faut expliquer aux
Français blancs. Il signifie, d'après Inventaire des
particularités lexicales du français en Afrique noire, l'ombre
qui reste après le décès d'un individu. L'ombre qui
devient une force immanente mauvaise qui suit l'auteur de celui qui a
tué une personne innocente.) Et moi j'ai tué beaucoup d'innocents
au Liberia et en Sierra Leone où j'ai fait la guerre tribale, où
j'ai été enfant-soldat, où je me suis bien drogué
aux drogues dures. Je suis poursuivi par les gnamas, donc tout se gâte
chez moi et avec moi. Gnamokodé (bâtardise) ! Me voilà
présenté en six points pas un de plus en chair et en os avec en
plume ma façon incorrecte et insolente de parler. (Ce n'est pas en plume
qu'il faut dire mais en prime. Il faut expliquer en prime aux nègres
noirs africains indigènes qui ne comprennent rien à rien.
D'après Larousse, en prime signifie ce qu'on dit en plus, en
rab.) » (p.12)
À travers ce passage, on remarque que le texte est
construit de manière à se référer à
lui-même pour se faire lire. Cela passe par les marques linguistiques
d'explication : « qui signifie » et de
référence : « d'après », qui
semblent indiquer que l'énonciateur cite un texte hors du narré,
pour postuler qu'il s'agit d'une intertextualité. Mais vu que les
dictionnaires cités sont ceux de Birahima, ceux de la fiction et non
donc des reproductions fidèles, voire partielles des théories
préexistantes, les parenthèses deviennent des
références du texte au sein de lui-même. Ce sont des
reflets de la fiction sur elle-même. En d'autres termes, les quatre
dictionnaires dont Birahima se sert pour commenter, expliquer, voire corriger
son langage ne sont pas entendus comme ayant préexisté à
la composition de Allah n'est pas obligé, mais comme des
matériaux de la fiction. Il s'agit des Larousse, Robert, etc. de
Birahima et non de ceux que l'on peut trouver en dehors du texte. Ce qui fait
de cette autoréférence un des éléments qui
participent de la mise en oeuvre d'une stratégie d'esthétique
scriptible issue de la parenthèse. Avec le scriptible :
« Le commentaire, fondé sur l'affirmation
du pluriel, ne peut donc travailler dans le `'respect'' du texte : le
texte tuteur sera sans cesse brisé, interrompu. Sans aucun égard
pour ses divisions naturelles (syntaxiques, rhétoriques,
anecdotiques) ; l'inventaire, l'explication et la digression pourront
s'installer au coeur du suspense, séparer même le verbe et son
complément, le nom et son attribut. Le travail du documentaire,
dès lors qu'il se soustrait à toute idéologie de la
totalité, consiste précisément à malmener le texte,
à lui couper la parole. Cependant, ce qui est nié, ce n'est pas
la qualité du texte (ici incomparable), c'est son
`'naturel'' ; » (Roland BARTHES, 1970 :19)
Le travail sur le signifiant qu'engendrent les facettes de la
parenthèse engage donc le commentaire, l'explication, la digression,
etc. pour « malmener » le signifié cher à la
littérature lisible. Quant à la pratique intertextuelle
proprement dite, elle peut être étudiée comme un
deuxième effet d'esthétisation de la parenthèse comme
stratégie d'écriture dans cette oeuvre.
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