Chapitre 2: Impacts de la coopération
franco-sénégalaise
La France est restée pendant longtemps un partenaire
traditionnel pour le Sénégal. Cela n'est pas sans
conséquences. En effet, les Sénégalais ont tendance
à percevoir la France comme l'ancien colonisateur qui malgré
l'indépendance a maintenu sa présence dans le pays. Cette
situation remet en cause l'idée même d'indépendance. Nous
l'avons vu plus haut, l'assistance technique, l'accord sur la circulation des
personnes et la convention d'établissement, renforçant la
présence française, les Sénégalais se sentent
exclus de la gestion de leur propre pays. Ces assertions convergent pour
annoncer notre hypothèse: les populations ont aussi leur point de vue
sur la coopération franco-sénégalaise. En d'autres termes,
il est opportun de recueillir leur témoignage sur le sujet. C'est une
tâche qui s'annonce difficile car les documents émanant de ces
populations sont rares. Souvent c'est le gouvernement qui s'exprime à
leur place. Cependant, ce manque de documentation ne doit pas être une
entrave. Les populations, étant les bénéficiaires directes
de cette coopération sont les mieux placées pour s'exprimer. Nous
tenons à souligner dans cette partie que les sources dont nous nous
appuyons sont en quelque sorte subjectives. Les deux sources que nous avons
utilisées sont produites par des militants et syndicalistes. Nous
pensons que leur témoignage peut être représentatif de
l'opinion des populations.
En ce qui concerne la période de révision des
accords de coopération, nous nous appuyons sur l'ouvrage de Sally
Ndongo, Coopération et néocolonialisme. Ce dernier
considère que ce sont les immigrés qui sont les victimes de la
coopération franco-sénégalaise. Son témoignage est
important du fait qu'il est lui-même immigré et dirige l'Union
générale des travailleurs sénégalais en France.
Ndongo dénonce les conditions de travail et de logement des
immigrés africains d'une manière générale et
particulièrement des immigrés sénégalais. Pour
comprendre sa position, il faut revenir sur le mouvement migratoire du
Sénégal vers la France. En effet, la plupart des ressortissants
sénégalais en France sont issus de la région du fleuve
Sénégal. Cette dernière est confrontée à la
sécheresse qui accroît davantage la pauvreté des
populations. Nous avons précédemment évoqué les
énormes investissements agricoles pour l'aménagement du Delta
dans le cadre de la SAED. Ce sont les conséquences de tels
aménagements combinées aux aléas climatiques qui ont
poussé les paysans à migrer vers la France. Ndongo, issu de cette
communauté, était paysan à la base. Il
96
a débarqué en France en tant que «boy»
de cuisine avant de trouver un travail à la mairie de Puteaux. Dans son
ouvrage, il fait une comparaison entre les nationaux sénégalais
résidents en France et les Français qui vivent au
Sénégal. Si les seconds bénéficient de tout le
confort nécessaire pour résider au Sénégal, les
premiers peinent à trouver un logement et un travail
décent.Ndongo ne donne pas de références pour
étayer ses dires mais nous avons démontré dans le
deuxième chapitre de la première partie la place importante
qu'occupe les expatriés français dans l'économie du
Sénégal. Il s'indigne sur la complicité des États
africains face à l'exploitation de leurs ressortissants. Pour le cas du
Sénégal, il condamne Senghor et son gouvernement qui n'ont pas
veillé à l'application des accords signés avec la France
surtout en matière de sécurité sociale. Ndongo nous livre
des faits importants à ce propos. D'après lui, les travailleurs
sénégalais cotisent pour la Caisse d'assurance française
mais pour se soigner ou percevoir l'allocation(logement, retraite) demeure un
parcours du combattant, ce qui décourage les
bénéficiaires. En matière de logement, les travailleurs
africains sont cantonnés dans des foyers contrairement aux
Français qui ont un logement décent à disposition au
Sénégal dans le cadre de leur travail. Le point le plus important
est la perception des Français vis-à-vis des immigrés
africains. Ces derniers sont souvent confrontés à des maladies
tropicales qu'ils peuvent contracter ou d'autres, mentales comme l'affirme
Ndongo : « Les troubles psychiatriques surviennent le plus souvent dans la
période de la crise d'adaptation, du troisième au sixième
mois de séjour »113Selon lui, les immigrés
africains sont perçus comme une main-d'oeuvre facile à exploiter
par le patronat. Ces passages de son ouvrage nous en dit beaucoup : «
toute tentative d'adhésion de sa part à un syndicat provoque, de
la part du patronat, des mesures d'intimidation plus directe. Il y a plus :
alors qu'en vertu des accords passés entre son pays et la France
l'exercice de ses droits syndicaux dans ce dernier pays lui est garanti en
principe, il découvre que de sérieuses restrictions en
réduisent considérablement la portée »114.
Quant aux forces de l'ordre, elles soumettent ces immigrés à un
contrôle permanent. Dans ce même ouvrage, il nous transcrit le
témoignage d'un étudiant sénégalais qui s'est
marié avec une Italienne. Cet étudiant a été
victime de violence policière dans la gare malgré le fait qu'il
tenait son bébé d'un an et demi dans les bras : « Leurs
coups étaient si violents que j'avais perdu connaissance. C'est ainsi
que je n'ai pas su à quel endroit j'étais ensuite conduit ».
Si les autorités sénégalaises ne semblent pas
préoccupées par le sort de ses ressortissants, c'est que pour
elles, d'après Ndongo, l'immigration est perçue comme une
opposition à la construction nationale. Cela est d'autant plus vrai
lorsqu'il s'agit d'
113 Ndongo Sally, Coopération et néo-colonialisme,
Paris, Librairie François Maspero, 1976, p.150.
114 Ibid., p.103.
97
étudiants que le Gouvernement cherche à tout
prix à contrôler et pour cause l'opposition au régime se
forme le plus souvent en France. Les syndicalistes entrent également
dans cette catégorie. Ndongo représente ainsi la parfaite
illustration de ce mouvement et il sera réduit à une situation
d'exil de fait jusqu'au départ de Senghor en 1981.Mahamet Timera,
professeur de sociologie à l'université de Paris Diderot,
spécialiste des migrations et auteur de Les Soninkés en
France. D'une histoire à l'autre. (1996) nous le confirme dans un
article en ces mots : « Du point de vue de beaucoup d'États
d'origine, la France, première destination, sera perçue comme une
sorte de sanctuaire de l'opposition. Opposition au néocolonialisme des
gouvernements africains et français même si l'État
français était loin d'être tendre avec les militants et les
syndicats étudiants africains (FEANF ou Fédération des
étudiants d'Afrique noire en France, Association des étudiants
sénégalais en France) »115.
Il faut savoir qu'en France, la présence de
travailleurs africains est davantage ressentie par les populations qui sont
voisines et collègues de travail. Ce qui fait que ces travailleurs sont
jugés responsables de la perturbation de leur environnement direct ou,
avec le regroupement familial, de l'échec de leurs enfants à
l'école.Cette perception n'a cessé de creuser le fossé
entre ces deux peuples qui cohabitent. Olivier Milza le souligne dans son
article en ces termes: Cette concentration conduit à la constitution de
véritables ghettos, à un climat tendu qui facilite la propagation
du racisme. De plus, pour de nombreuses familles françaises,
l'attribution d'un logement est retardée. A l'école, les enfants
français et immigrés étudient dans de mauvaises
conditions. Pour les communes, les dépenses sociales s'accroissent
fortement»116 Pour la bourgeoisie française, leur
présence est moins dérangeante du fait qu'elle les côtoie
rarement. Ce milieu privilégié, au nom de la charité ou
d'un certain humanisme, n'hésite pas débourser son argent pour
des associations qui plaident pour la cause du Tiers-monde. Pour les hommes
politiques surtout de droite, il faut traiter les immigrés africains
selon le désir de leurs dirigeants. Ils ne peuvent pas assurer un
logement et un travail décent à un travailleur
sénégalais qui incarne l'opposition du Gouvernement Senghor. Ce
Point de vue est confirmé dans un article de Philippe Rygiel quand il
note que: « à l'intérieur, les rapports du gouvernement; qui
tentent en contradiction tout à la fois avec les normes juridiques, les
engagements internationaux de la France et le soucis de certains secteurs de la
droite française de conserver de bons rapports avec les ex-colonies,
rencontrent
115 Timera Mahamet, « Mots et maux de la migration. De
l'anathème aux éloges », Cahiers d'études africaines,
30 juin 2014, p.30.
116 Milza Olivier, «La gauche, la crise et l'immigration.
Années 1930-Années 1980», In: Vingtième
siècle, revue d'histoire, no 7, juillet-septembre 1985, p.136.
98
une opposition multiforme, à gauche bien sur, mais
aussi au sein de l'appareil d'état et d'une partie de la
majorité»117Quant aux militants de l'ultra-gauche, ils
considèrent les travailleurs africains comme faisant partie
intégrante de la classe ouvrière française. Selon ce
même auteur: «Les conditions de vie et de travail faites aux
migrants sont, dans la foulée du moment 1968, vigoureusement
dénoncées par des mouvances d'extrême gauche et une partie
des forces syndicales»118. Cette coalition de gauche regroupe
le parti communiste et le parti socialiste. Ces deux partis n'étaient
pas toujours dans la même longueur d'onde car le parti communiste qui
défendait l'intégration des immigrés dans la classe
ouvrière dans une note de J. Perrot: « L'immigration est un facteur
important de l'accroissement des rangs de la classe
ouvrière»119 , change de position en 1981 pour un retour
au pays dans le but de réabsorber le chômage. Au même moment
le parti socialiste se réapproprie leur position selon les dires de
Milza: «Il s'agit surtout, pour les socialistes, de promouvoir, non
l'assimilation, mais l'insertion sociale des immigrés résidents,
en particulier par l'affirmation de l'égalité des
droits»120. Il renchérit en rapportant les propos
d'Emmanuel Plas dans l'hebdomadaire l'Unité: «On ne peut pas isoler
la population immigrée de l'ensemble de la classe ouvrière. De
fait ... c'est tout le parti qui doit se mobiliser sur les principes de
l'internationalisme et du front de classe»121. En dehors de
cette frange de l'opinion, il faut le noter, des Français ordinaires
souvent anonymes se sont engagés dans la lutte des immigrés
africains surtout dans le domaine de la santé et du logement.
En somme, la coopération
franco-sénégalaise a eu un impact sur le territoire
français. Les nouveaux accords de coopération relatifs à
la circulation des personnes et à l'établissement ont
réussi à limiter le nombre d'entrées sur le territoire.
Cependant, le système de regroupement familial a perturbé le
quotidien de certains nationaux français qui doivent cohabiter
désormais avec d'autres familles africaines, une cohabitation qui est
parfois mal perçue des deux côtés. L'adaptation du
travailleur sénégalais sur le territoire français
était difficile du fait de la culture et de la langue d'autant plus que
ces travailleurs sont majoritairement des ruraux et des analphabètes.
À travers l'exemple de Sally Ndongo, nous savons qu'ils ont dû se
battre pour leur existence et la reconnaissance de leurs droits. Ils ont
contribué à la fin de l'exploitation de certains travailleurs par
leurs patrons qui les gardent
117 Rygiel Philippe, Les politiques d'immigration en France des
années 1970 aux années 1990, Les cahiers de
l'institut de la Confédération
générale du travail d'histoire sociale, 2013, p.23.
118 Idem
119 Milza Olivier, op.cit., p.132.
120 Ibid, p.134.
121 Idem, p.136.
122 Le film a été tourné en langue wolof
que nous maîtrisons. Nous avons pris l'initiative de transcrire en
français certains extraits.
99
dans l'illégalité. Le Gouvernement
sénégalais aussi a modifié sa stratégie
vis-à-vis de ses ressortissants. D'abord en 1981, il signe un accord
pour le retour et l'insertion des travailleurs sénégalais
immigrés temporairement en France même si nous avons
souligné le caractère flou de cet accord plus haut. Puis,
dès 1983, un ministre délégué chargé des
immigrés est mis en place au gouvernement. Cependant, nous savons que
ces deux initiatives ont montré très tôt leurs limites,
particulièrement dans le cas du ministère qui a été
dirigé par une syndicaliste de la mouvance présidentielle
à savoir Fambaye Fall Diop dans le but de contrer les revendications des
Sénégalais de l'extérieur. Dans une démarche
similaire, nous analyserons dans cette sous-partie l'impact de la
coopération franco-sénégalaise sur la population
sénégalaise et la perception de cette population vis-à-vis
des Français installés au Sénégal.
Il est difficile de retrouver des traces écrites du
point de vue de la population sénégalaise sur la
coopération franco-sénégalaise. Néanmoins un film
de Sembene Ousmane sorti en 1992 sous le titre de Guelwaar, nous
permet d'appréhender ce point de vue. Nous avons à l'esprit que
ce genre de source n'est pas historique car relevant de la subjectivité.
De ce fait, il ne traduit pas fidèlement la réalité. Il
s'agit d'une comédie qui met en scène une famille catholique et
une famille musulmane pendant une période de deuil. Le personnage
principal, Guelwaar est un père de famille catholique qui est
décédé et son cadavre est sur le point d'être
enterré dans un cimetière musulman à la suite d'une erreur
administrative. À cette occasion, le chef major de la gendarmerie est
intervenu pour régler la situation. Or le gouverneur de la région
ainsi qu'un politicien sont également impliqués dans cette
histoire. Nous avons cité ces autorités représentatives du
Sénégal de l'époque car elles ont joué un
rôle dans la mort du personnage principal. Au-delà de cette
intrigue, le film relate la vie du défunt dans un contexte marqué
par une sécheresse et une famine chez les paysans. Le film montre bien
que ces derniers sont devenus dépendants de l'aide alimentaire qui passe
par les autorités politiques en l'occurrence, le député
maire Fall. Ce dernier l'utilise comme moyen pour se faire
réélire. Lors d'une réunion dans la famille du
défunt, l'une des femmes de l'ami de ce dernier avait déjà
dénoncé l'aide alimentaire en ces termes : « Jamais nos
parents n'ont attendu de personne, encore moins des toubabs, leur nourriture
pour eux et pour leurs enfants. Sans les toubabs, toi et tes semblables au
gouvernement vous crèverez de faim. Et tu parles d'Indépendance !
L'Indépendance est valable pour le père de famille qui nourrit sa
famille. S'il ne le peut pas, il n'est pas indépendant. Des
épaves ! Aucune dignité ! »122. Cette femme
s'adresse à son mari qui est incapable de prendre soin de sa famille et
qui se permet
123 Même procédé.
100
d'épouser une seconde femme. Ces mêmes remarques
refont surface lors d'une cérémonie de distribution de dons
alimentaires qui réunit les donateurs, les autorités politiques
et le peuple, Guelwaar a pris la parole et dénoncé ce qu'il
appelle mendicité. Voici en résumé son discours : «
Un doigt pointé à l'horizon indique un chemin. Cinq doigts
tendus, adressés à un étranger signifie la
mendicité. Nos dirigeants nous ont réunis pour pouvoir
accéder à l'aide. Regardez nos dirigeants qui remercient sans
cesse à notre nom les donateurs. Nous, le peuple, qui n'avons pas de
parole et qui dansons pour l'aide. Aucune dignité! Il faut ouvrir les
yeux. Aucune famille ne peut se fonder sur une perpétuelle
mendicité. Depuis trente ans, les mêmes cérémonies
se passent ici et ailleurs. L'aide qu'on nous distribue va nous tuer. Elle a
tué toute dignité et tout courage. Est-ce que vous saviez que les
donateurs de l'aide se moquent de nous. Et que nos enfants qui vivent chez eux
ont honte. C'est nous seuls qui pouvons changer les choses. La
sécheresse, la famine sont accrues à cause du pays qui
quémande sa survie auprès d'autrui. Et leur seul mot sera merci !
Merci ! »123. C'est ce discours qui le conduit à la mort
car le député-maire souhaitait le faire taire à jamais.
Après que son cadavre fut déterré du cimetière
musulman pour le ramener dans sa «demeure éternelle», les
enfants de sa communauté arretent le camion chargé de dons
alimentaires sur le chemin du retour. Ils vont détruire tous les sacs de
riz, de farine et de maïs et les piétinent. Un tel acte symbolise
le boycott de l'aide et une prise de conscience vis-à-vis des
autorités politiques qui sont finalement dépendantes de
l'aide.
Il faut savoir que l'auteur de ce film, Sembene Ousmane,
à travers la littérature et le cinéma a mis en
scène de manière critique les rapports entre Européens et
Africains depuis son roman Le docker noir(1960) en passant par
Xala(1975) et Le Mandat(1968). De fait, pour nous ce film
constitue bien un document alternatif, aux textes officiels, pour pouvoir
comprendre les relations franco-sénégalaises.
L'aide et notamment alimentaire arrivant souvent par
l'entremise d'un intermédiaire, n'est pas nécessairement
illustrative du contact direct entre Français et
Sénégalais après les nouveaux accords de
coopération. Pour mieux saisir la cohabitation entre les deux peuples
sur le territoire sénégalais, il convient de s'intéresser
aussi aux coopérants.
Pour la majorité des Sénégalais, les
coopérants prennent la relève des fonctionnaires coloniaux
français dont un certain nombre les obligent à payer
l'impôt et, dans tous les cas, vivaient dans un certain confort.
L'application des nouveaux accords de coopération ne modifie pas
fondamentalement le train de vie des expatriés français. La
sénégalisation des
101
postes ne touche que des emplois subalternes et la direction
et le capital étant toujours dans la main des expatriés. Cette
situation a accentué la frustration des nationaux envers ces derniers.
L'opinion publique sénégalaise a pu voir le Sénégal
comme une province française dirigée par Senghor qui ne faisait
qu'obéir à des ordres venus de Paris. Nous nous permettons
d'employer cette expression car Senghor a toujours été vu comme
un Français d'une manière générale en Afrique et
particulièrement au Sénégal. Cheikh Faye, professeur au
département des sciences économiques et de l'administration
à l'université de Québec note dans son ouvrage
intitulé, Tutelle coloniale. Le Sénégal, 13e territoire
d'Outre-mer de la France: « De 1963 à décembre 1980, la
préférence française a guidé presque toutes les
décisions économiques importantes du Président Senghor,
même si les événements de mai 1968, qui ont
sérieusement ébranlé son pouvoir, étaient parvenus
à faire infléchir, tant soit peu cette
doctrine»124De plus, les Français qui résident au
Sénégal ne se mélangent pas avec la population. Ils
habitent dans les quartiers résidentiels(le quartier de Plateau ou
encore celui de Fann) de la capitale. Dans les provinces, ils disposent d'un
logement de service. Si en France les immigrés sénégalais
par leur habitat insalubre perturbent le décor des nationaux, au
Sénégal c'est l'habitat luxueux des expatriés
français qui révolte la population. Notre travail se limite
à l'année 1982, mais il faut comprendre que le rejet que les
Sénégalais ressentent vis-à-vis de la France, notamment au
sein de la jeunesse sénégalaise, tire son origine de la
période coloniale. Pour pouvoir comprendre ce phénomène,
il faut voir la structuration des villes coloniales du Sénégal
comme Dakar et Saint-Louis. En effet ces villes étaient divisées
en ville blanche et ville indigéne. Par conséquent, les
indigènes s'approprient la ville de leur manière en nommant les
rues. Pour un approfondissement sur le sujet nous pouvons nous
référer aux travaux d'Alain Sinou sur les Comptoirs et villes
coloniales du Sénégal. Saint-Louis,Gorée,
Dakar.(1993) ou encore les travaux d'Ousseynou Faye, Une enquête
d'histoire de la marge, production de la ville et population africaines
à Dakar, (tomes I et II 2000)Nous l'avons déjà
souligné, le fait que les programmes de développement soient
subordonnés aux appréciations des autorités
françaises et non aux besoins locaux ont mené le pays aux PAS.
Ces derniers ont gelé les emplois de la fonction publique et les
problèmes de l'enseignement dont souffre le pays encore aujourd'hui.
Même dans le jargon familial, nous retrouvons des expressions de rejet de
la France que nous prononçons inconsciemment. Par exemple en wolof :
« Dakar avancé, Paris délou guinaw » qui veut dire
littéralement : « vive l'avancement de Dakar et le recul de Paris
». Nous pouvons évoquer également les contestations de la
statue de Faidherbe à
124 Faye Cheikh, Tutelle postcoloniale. Le Sénégal,
13e territoire d'Outre-mer de la France, Paris, Harmattan, 2020, p.13.
102
Saint-Louis ou encore la place de l'Europe à
Gorée. Les autorités locales soutiennent que ces monuments font
partie du patrimoine historique du pays.
Il faut toutefois noter que dans les campagnes où les
coopérants sont en contact direct avec les populations, la perception
est différente. Les villageois le perçoivent comme l'encadreur
agricole ou l'infirmier qui les secourt ou encore l'agent qui a installé
la pompe d'eau potable. Ces réalisations ne laissent pas insensibles les
ruraux. La plupart des réalisations de la coopération
franco-sénégalaise est médiatisée par la presse
écrite et parfois l'Organisation de la radio-télévision du
Sénégal(ORTS). Cette publicité contribue à
préserver une meilleure image du Français chez les nationaux.
Nous pensons que cette meilleure image passe grâce aux autorités
religieuses qui jouent un rôle de canalisateur dans le pays. En effet,
depuis la colonisation, ces autorités religieuses étaient
devenues des partenaires économiques de l'administration coloniale.
Elles cultivaient l'arachide qui représentait le principal produit de
l'économie de traite. Après l'indépendance, cette place
fondamentale de l'arachide n'a pas disparu et les autorités religieuses
ont continué d'exercer un certain pouvoir et de disposer de revenus en
s'appuyant sur une main-d'oeuvre constituée de ses
talibés(disciples). Le Président Senghor avait compris leur
importance en passant une alliance avec eux. Cette stratégie lui a
permis d'obtenir l'adhésion des populations rurales à son parti.
Ce schéma est d'autant vrai avec la confrérie mouride dont le
deuxième khalif(successeur et guide) était un ami de Senghor:
« Durant le khalifat de Falilou Mbacké, Senghor pouvait profiter de
son amitié avec le khalif général et d'une conjoncture
politique et économique favorable pour punir les mauvais
paysans»125. Nous pouvons nous référer aussi aux
travaux de Jean Copans sur Les marabouts de l'arachide (1988) ou ceux
de Christian Coulan sur Le marabout et le prince(Islam et pouvoir
aSénégal) (1981) pour élargir ce point.
Pour leur part, les hommes d'affaires sénégalais
adoptent des positions différentes vis-à-vis des expatriés
français. Ils les considèrent comme des concurrents qui pendant
longtemps les ont empêché de prendre en main l'économie
nationale. La phase de sénégalisation de l'économie n'a
pas entièrement changé la donne . En effet, le fait que le
capital de la plupart des entreprises au Sénégal est resté
étranger, amène les hommes d'affaires à partager avec les
expatriés ces sociétés. Par conséquent, ils sont
devenus des collaborateurs. Rappelons que les hommes d'affaires
sénégalais réclamaient leur participation dans
l'économie et non l'éviction totale des étrangers. Par le
soutien du Gouvernement, ils sont parvenus à détenir des parts
dans des sociétés mixtes. Donc pour les hommes d'affaires,
125 Diop Momar-Coumba, «L'Etat, la confrérie mouride
et les paysans sénégalais», In Travail, capital et
société, avril 1984, Vol 17, No 1, p.60.
103
les Français passent du statut de concurrents à
celui de partenaires. Pour les hommes politiques, en particulier ceux de la
mouvance présidentielle, les ressortissants français
étaient indispensables pour la marche du pays vers le
développement. Tous les cabinets ministériels fonctionnaient
alors grâce aux conseillers français. Ces hommes politiques
considéraient que les nationaux n'étaient pas à la hauteur
d'une telle tâche. A titre d'exemple, nous pouvons citer une note de
l'ambassadeur de France au Sénégal, à propos de l'Institut
national d'éducation populaire et sportive de Thiès. Selon ses
dires, «cet institut est composé de 12 membres dont seul le
directeur est Sénégalais. Or le Gouvernement comptait le
remplacer par un Français126». Ceci confirme une fois de
plus l'attitude du Gouvernement sénégalais en matière de
sénégalisation. Il estime toujours que les nationaux ne sont pas
assez formés pour prendre la relève. Pourtant, les
autorités françaises ont encouragé le Gouvernement
sénégalais à employer des nationaux. Jusqu'en 1981, la
France s'est engagée à verser au Sénégal une
subvention compensatoire pour faciliter l'africanisation des postes de
professeurs (7.020.000 F en 1975-1976 et doit diminuer chaque année). Il
n'était pas nécessaire de préciser les hommes politiques
car de 1962 à 1976, il y avait un parti unique au Sénégal.
Pourtant, certains partis politiques ont continué à vivre dans la
clandestinité. Ce qui fait qu'il est difficile de connaître leur
position par rapport à la coopération
franco-sénégalaise. Nous pensons que le point de vue des
partisans de Mamadou Dia127 peut nous éclairer sur le sujet.
Il faut savoir que Dia a cogéré le pays avec Senghor depuis 1958
dans le cadre de la Fédération du Mali, ensuite dans le cadre de
la République du Sénégal jusqu'en 1962. Il était
partisan du OUI malgré son idéologie indépendantiste et,
comme Senghor, considérait que le pays n'était pas prêt
pour une indépendance totale. Cependant cette phase
prématurée devrait aboutir au bout de quatre ans à une
autonomie complète. Donc Dia était tout à fait en accord
avec la coopération française. Cependant, il était clair
dans la définition de cette dernière : « Nous étions
adeptes d'une politique de coopération avec la France,
privilégiée du fait des liens historiques et linguistiques nous
unissant, mais dans le respect de notre indépendance que nous voulions
réelle. D'une manière générale, toute
coopération internationale devait s'inscrire dans le cadre que nous
avions conçu, en appoint aux objectifs nationalistes que nous nous
étions fixés, et dans le respect des règles de conduite
que nous avions édictées »128.
126 Archives nationales, Paris, Enseignement supérieur et
universités, Direction générale des enseignements
supérieurs(1959-1969), cote 19770510/2.
127 Mamadou Dia était sénateur de 1948 à
1956, député du Sénégal de 1956 à 1958,
premier ministre dans le cadre de la Fédération et
président du Conseil de 1960 à 1962 avant d'être
accusé de coup d'Etat et condamné de 1962 à 1974.
128 Patrick Drama Bocar Niang, « Si vous faites
l'âne, je recours au bâton ! » Mamadou Dia et le projet de
décolonisation du Sénégal : lignes de force, limites et
perceptions (1952-2012), In Outre-mer, 2019/1, No 402-403,
pp.140-141.
104
Partant de cette définition, Dia comptait bien
l'appliquer à travers son programme de développement dont les
objectifs principaux étaient la diversification de la production,
l'autogestion à partir des communautés de base, en voulant
à travers les coopératives, libérer les paysans du
système de traite arachidière. Ce programme fut
développé dans le Plan quadriennal du Sénégal.
D'après Dramé et Niang : « Son objectif phare est, sur une
période n'excédant pas quatre années, de démanteler
l'économie de traite héritée de la colonisation et de
mettre fin à la monoculture de l'arachide par la diversification
agricole »129. Ces deux auteurs soutiennent que le projet de
Dia allait à l'opposé de la politique française de
coopération en Afrique : « Quant à l'aide publique au
développement, elle est difficilement conciliable avec les objectifs
socialistes définis par Dia, en ce sens que c'est la France qui
détermine des secteurs prioritaires vers lesquels celle-ci est
orientée ». Leur propos est tout à fait fondé car
Senghor l'avait déjà averti selon les dires de Dia en ces termes
: « Cependant, il faisait de temps en temps l'écho d'amis qui se
plaignaient que ma politique était en train d'apeurer les capitaux et
qu'à la limite elle les ferait fuir »130. Roland Colin,
qui était le chef de Cabinet de Dia et ami de Senghor depuis son
parcours universitaire, soutient que c'est son projet de développement
qui conduit à la crise de 1962. Par conséquent, il a
été écarté et emprisonné jusqu'en 1974.
Même si sa position vis-à-vis de la coopération
franco-sénégalaise est antérieure à la
période de révision des accords, elle reste valable et s'applique
à ses « héritiers ». Nous faisons
référence aux étudiants et syndicalistes qui sont devenus
l'opposition en quelque sorte après l'instauration du parti unique par
Senghor en 1963. L'hypothèse émise est que la politique
française de coopération a triomphé au
Sénégal car tous ses détracteurs ont été
écartés. En outre, c'est l'accord de Senghor qui consistait
à devenir réellement indépendant au bout de vingt ans a
été appliqué à la règle. De fait, son
départ du pouvoir en 1981 et le début de désengagement de
la France ont annoncé la fin du pacte néocolonial. Il faut
attendre l'alternance de 2000, avec le président Wade, pour pouvoir
parler d'un véritable retrait français. Celui-ci a
été symbolisé par le départ de la base militaire de
Dakar, l'arrivée de nouveaux partenaires, notamment les Emirats arabes
et la Chine, et enfin la libéralisation du port autonome de Dakar
d'où se désengage le groupe Bolloré. Cette période
nécessite une étude plus approfondie mais nous voulons
résumer l'évolution de la présence française au
Sénégal après Senghor.
129 Idem, p. 134.
130 Roland Colin, Thomas Perrot, Étienne Smith,
«Alors, tu ne m'embrasse plus Leopold?»In Afrique contemporaine,
2010, No 233, p.130.
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L'application des nouveaux accords de coopération
franco-sénégalaise ont modifié de façon partielle
les rapports franco-sénégalais. Les nationaux des deux pays
n'avaient plus le droit de circuler librement dans le territoire de l'autre
partie. Par conséquent, nous avons assisté à des incidents
diplomatiques à propos de refoulements de travailleurs
sénégalais résidents en France. De leur côté
aussi les expatriés français ont vu leur privilège
disparaître totalement sur le territoire sénégalais. Nous
avons également remarqué que les nouveaux accords de
coopération en essayant d'appliquer de nouvelles orientations de la
politique de coopération, ont conduit le Gouvernement
sénégalais dans le cadre de la globalisation dans un
déséquilibre économique important. À cela, il faut
ajouter la mauvaise gestion de l'aide et des projets d'investissement
inappropriés. Le bilan de l'intervention française est finalement
l'application des PAS en 1981 qui consacrent le début du
désengagement de la France en Afrique.
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