Chapitre 2: La coopération
socio-économique.
Depuis 1960 plusieurs accords ont été
signés entre les deux pays dans le domaine socio-économique. La
lecture et l'interprétation de ces accords montrent une assimilation
totale des nationaux des deux pays. Pour s'en rendre compte, nous avons choisi
l'accord de coopération en matière de marine marchande, la
convention d'établissement et enfin l'accord domanial.
L'article 3 de l'accord de coopération en
matière de marine marchande stipule que : « Les navires ayant la
nationalité de l'un des États jouissent dans les ports, les eaux
territoriales et les eaux réservées de l'autre État du
même traitement que les navires de cet Etat en ce qui concerne la
pêche et l'écoulement des produits.
L'organisation commune des campagnes de pêche et la
fixation des modalités d'écoulement de leurs produits font
l'objet de décision d'une commission technique administrative
composée des fonctionnaires des deux Etats »37.
Jusqu'à présent nous n'avons pas encore trouvé de trace
sur cette commission technique administrative. En revanche, nous savons que les
fonctionnaires sénégalais à l'époque ne sont autres
que les coopérants mis à la disposition du Sénégal
par le gouvernement français. Nous avons choisi d'aborder cet accord car
la pêche est l'un des secteurs clés de l'économie
sénégalaise. Nous allons en rendre compte que ce secteur demeure
totalement à l'écart de l'économie nationale mis à
part la fourniture de thon par l'armement français aux usines
sénégalaises de conserve dans les limites du contingent
fixé chaque année38. Pour étayer nos propos
nous allons analyser la principale société du secteur. Il s'agit
de la Société sénégalaise d'armement à la
pêche. Elle a été fondée le 23 octobre 1962 dans le
cadre du premier plan quadriennal. « Son objectif principal était
la constitution d'une flotte thonière destinée à
compléter l'activité saisonnière des thoniers canneurs de
pêche fraîche basques et bretons qui assurent pendant environ six
mois, par an de novembre à avril, l'approvisionnement des conserveries
installées dans le pays »39. Les orientations de cette
société sont tout à fait compréhensibles du fait
qu'elle est issue du plan
37 Idem.
38 Bonnardel Régine. Les problèmes de
la pêche maritime au Sénégal. In : Annales de
Géographie, t78, no 425,1969, pp 25-56
39 Domingo Jean. Deux expériences de
développement de la pêche maritime au Sénégal. In :
Cahiers d'outre-mer. N137-35e année, Janvier-mars
1982. P.37.
40 Idem.
42
quadriennal. En effet, le budget de ce plan est
élaboré en fonction de l'aide de la France à travers les
financements de la Caisse centrale de coopération économique et
du Fond d'aide et de coopération. Il faut aussi savoir que ces
organismes ont une réelle domination sur les sociétés dont
ils assurent le financement. C'est ce qui explique le fait que le secteur de la
pêche échappe totalement au gouvernement sénégalais.
Cependant, la situation ne perdurera pas car la société
évolue et des mesures sont préconisées par le
gouvernement. Les évènements de mai 1968 n'ont pas laissé
de choix à ce dernier. C'est dans ce cadre qu'une loi relative à
la pêche a été votée. Cette loi organise le
contrôle des ressources nationales et réservé en
priorité aux nationaux l'exploitation des ressources
halieutiques40. Elle a eu un impact sur la SOSAP qui en 1969
comptait 53 cadres européens et 140 employés et marins
sénégalais. Avec la sénégalisation, elle compte
désormais 590 salariés en quasi-totalité
sénégalaise. La sénégalisation sera
appliquée à l'ensemble de l'économie et des postes. Nous
en reviendrons plus amplement. L'analyse de cet accord de coopération
montre dans les débuts une présence française accrue,
voire un contrôle sur un secteur clé de l'économie. Par la
suite nous avons noté une évolution tendant vers la
libération du joug français afin de prendre en main les
commandes.
Afin de démontrer que les rapports entre les deux pays
étaient très étroits, nous souhaitons faire le point sur
la convention d'établissement. Cette convention illustre bien
l'assimilation des nationaux des deux pays et a un impact considérable
sur l'économie du pays. Les articles les plus significatifs sont entre
autres :
« Article 2. En ce qui concerne l'ouverture d'un fonds de
commerce, la création d'une exploitation, d'un établissement
à caractère industriel, commercial, agricole ou artisanal,
l'exercice des activités correspondantes et l'exercice des
activités professionnelles salariées, les nationaux de l'une des
parties contractantes sont assimilés aux nationaux de l'autre partie
contractante sauf dérogation imposée par la situation
économique et sociale de ladite partie.
Article 4. Tout national de l'une des parties contractantes a
la faculté d'obtenir sur le territoire de l'autre partie des
concessions, autorisations et permissions administratives ainsi que de conclure
les marchés publics dans les mêmes conditions que les nationaux de
cette partie.
Article 5. Les nationaux de l'une des parties contractantes
seront sur le territoire de l'autre partie représentés dans les
mêmes conditions que les nationaux de celle-ci aux
43
assemblées consulaires et aux organismes assurant la
représentation des intérêts économiques
»41. Ces passages permettent de saisir les
intérêts français au Sénégal. Rappelons qu'au
moment de l'indépendance les Français détenaient 70% pour
les entreprises commerciales, 80% pour les industrielles et 56% pour les
banques. Quantitativement, le nombre des Sénégalais
résidents sur le territoire français n'était pas important
et leur place dans l'économie de ce pays est marginale. C'est la France
qui tire le plus d'avantage sur cet accord de coopération. Ce dernier
valide l'hypothèse de l'indépendance politique et la
dépendance économique. En effet, tous les secteurs de
l'économie du pays sont accaparés par les expatriés
français. La composition de la Chambre de commerce de Dakar en constitue
une parfaite illustration. Elle est dirigée depuis 1954 par
Henri-Charles Gallenca et compte huit Sénégalais contre
quarante-cinq Français. Voici ce que Françoise Blum, historienne
et auteur d'un article sur le mai 1968 au Sénégal, note sur le
président de cette institution : « Les secteurs clés de
l'économie de notre pays sont plus que jamais détenus par les
grands trusts internationaux, français en particulier [...] le nom de
Gallenca. Français, président de la chambre de commerce et
d'industrie de Dakar, administrateur de 16 sociétés au
Sénégal, membre du Conseil d'administration de 8
sociétés, directeur de la Compagnie des textiles de l'ouest
africain, président de la société des textiles
sénégalais, membre du Conseil économique et social du
Sénégal et enfin grand commandeur de l'Ordre national
»42. A cela, s'ajoutent les industries textiles et l'extraction
de phosphates qui demeurent des domaines importants. Un autre
secteur-clé sous contrôle français est celui de la banque.
Cependant, il faut nuancer cette analyse car la forte présence
française dans l'économie du pays comporte des avantages pour ce
dernier. En effet, la production d'arachide, qui a entraîné une
croissance moyenne du PIB de 3% par an, a bénéficié
largement du soutien de la France. Cette dernière assurait la garantie
de l'écoulement par le biais d'un prix soutenu. La fin de ce prix de
soutien ainsi que la concurrence d'autres oléagineux ont
entraîné une chute importante des apports arachidiers.
Néanmoins les secteurs clés de l'économie sont
restés dans les mains des expatriés français. Cela
constitue bien sûr une véritable entrave pour la promotion et
l'intégration des hommes d'affaires sénégalais. Par
conséquent, ces derniers vont mener des actions pour la
libération du secteur économique. Ce sont deux syndicats à
savoir l'Union nationale des travailleurs du Sénégal et le
l'Union des groupements
41 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché au ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
42 Blum Françoise, «[Et ce qu'il y a eu
de commun]».Révolutions africaines ? Congo,
Sénégal, Madagascar années 1960-1970, Rennes, PUR,
p.72.
43 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
44
économiques du Sénégal qui vont porter le
combat pour donner suite à l'appel des étudiants. C'est à
partir de ce moment que les événements de mai 1968 commencent au
Sénégal et ont pour conséquence majeure la
sénégalisation des emplois et de l'économie. Nous allons
traiter amplement ce phénomène après avoir
évoqué l'accord de coopération en matière
domanial.
Le domaine constitue un enjeu de taille dans les relations
franco-sénégalaises. En effet, tous les bâtiments et
domaines étaient immatriculés au nom de l'État
français au moment de l'indépendance. Désormais, tout
devait être cédé au gouvernement sénégalais
tout en préservant certains acquis. Il ne faut pas perdre de vue que le
Sénégal en 1957 était constitué de quatre domaines
à savoir le domaine public de l'État français, le domaine
privé de l'État français, le domaine privé du
groupe de territoire et le domaine privé du territoire du
Sénégal. Si les domaines privés du groupe de territoire et
du territoire du Sénégal ont fait l'objet d'une
réglementation, les dépendances du domaine public ont
été incorporées de plein droit au domaine public du
Sénégal par application du principe de l'État successeur
sans indemnité. Cependant, le domaine privé de l'État
français a fait l'objet d'une convention. L'article 36 en matière
économique et financière stipule que : « La
propriété de toutes les dépendances domaniales
immatriculées au nom de la République Française sera
transférée à la Fédération du Mali. La
commission paritaire prévoit l'application en jouissance à la
République Française de celles de ces dépendances, ou
biens équivalents, qui resteront nécessaires aux services de la
République Française sur le territoire de la
Fédération du Mali
La commission déterminera la liste des fonds de terre
acquis sur crédits du budget de l'État français dont la
propriété sera reconnue à la République
française ainsi que la liste des constructions de toute natures
constituées au moyen de tels crédits, sur lesquels un droit de
superficie lui sera reconnu. Elle déterminera dans ce dernier cas les
compensations éventuellement dues au propriétaire du sol.
»43. D'une certaine manière, la France s'est
retirée et en même temps elle reste propriétaire d'un
nombre important de biens immobiliers au Sénégal. Ce dernier est
devenu locataire dans son propre territoire. L'accord domanial atteste de ce
fait, la persistance de l'influence française sur place.
Comme pour d'autres pays africains francophones et
anglophones, l'indépendance politique était acquise pour le
Sénégal. Pourtant, on l'a compris, l'économie restait
concentrée entre les mains des expatriés, surtout
français. Contrairement au Sénégal, le Mali s'est
montré radical à la politique française de
coopération depuis l'éclatement de la
45
Fédération. Il a adopté un socialisme
africain, inspiré de celui communiste. Jusqu'en 1968, sa politique
extérieure consiste à affirmer sa souveraineté vis
à vis de la France. Sur le plan national, cette propagande se manifeste
par une africanisation dès le début. Ibrahima Baba Sidibé
note à ce propos que: «En effet, l'indépendance a
été aussi synonyme de promotion sociale et d'avantages
matériels pour une certaine catégorie de la population issue des
villes. Cette élite de remplacement, attachée très
tôt à une politique d'africanisation des cadres, a pris les
commandes de l'Etat colonial sans annoncer de changements significatifs en
termes d'administration»44. Le gouvernement malien
concrétise sa rupture avec la France en créant en juillet 1962 le
Franc malien. Le choix de la voie malienne a eu des conséquences sur le
développement économique et l'enseignement du pays. Le commerce
extérieur du Mali transitant par les ports de Dakar et d'Abidjan fait
face au blocage de ses deux voisins qui sont les principaux alliés de la
France dans la sous-région. Le Sénégal a toujours compris
que l'aide française a été primordiale dans son
développement. Cependant l'intervention française était
devenue trop pesante pour les nationaux. Par conséquent, ces derniers
ont exprimé leur désir d'intégrer l'économie. Leur
combat fut facilité par les évènements de mai 1968
à Dakar. Abordons justement les facteurs qui ont été
déterminants dans la libération économique du pays.
À l'instar du mai 1968 français, celui du Sénégal a
été l'oeuvre des étudiants de l'université de Dakar
qui contestaient la réduction de leur bourse. En effet, celle-ci
était réduite de la moitié et versée sur dix
mensualités au lieu de douze. Par conséquent, les
étudiants vont déclencher une grève illimitée en
mai 1968. Même si le problème des bourses en est
l'élément déclencheur, les étudiants contestent le
fonctionnement de l'université mais aussi la présence
française dans le pays. « Dans le domaine de l'enseignement
supérieur, toute perspective d'une juste politique de formation des
cadres est annihilée par le fait qu'au-delà des
déclarations qui prétendent à l'université
sénégalaise à vocation universelle, le gouvernement
sénégalais n'effectue aucun contrôle sur celle-ci, qui
n'est en réalité qu'une Université française
installée au Sénégal »45. Pour
renchérir l'Union des étudiants du Sénégal(UDES)
notait dans son mémorandum que : « Nous voyons ainsi que la
politique de fractionnement des bourses et leur réduction à 10
mensualités au lieu de 12 ne peuvent trouver d'autres justifications que
dans le sabotage systématique de la formation des cadres indispensables
au pays en vue de maintenir en
44 Sidibé Ibrahima Baba, Les relations
franco-maliennes à la recherche d'un nouveau souffle, In GEMDEV
éd, Mali-France. Regard sur une histoire partagée,
Paris, Karthala, Hommes et sociétés, 2005,
pp.350-351.
45 Blum Françoise «
Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève
générale », Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2012/2, (n 59-2), p 149.
46
permanence l'assistance technique »46. Ces
passages montrent que les étudiants sont alors préoccupés
par la trop forte présence française qui constitue un
véritable obstacle pour leur éventuel emploi. Il faut savoir que
cette remarque est antérieure aux événements de mai 1968.
Dans une dépêche du 21 septembre 1964, l'ambassadeur
français au Sénégal mettait en garde ses supérieurs
et écrivait à ce propos : « Les attaques des
étudiants dans ce pays visent, une fois encore, la politique de sabotage
menée par le corps enseignant français dans les
établissements supérieurs et secondaires du
Sénégal, pour empêcher la formation de cadres
qualifiés »47. Donc mai 1968 a
accéléré, voire rendu légitime ces revendications
estudiantines. Le mouvement universitaire gagna très vite de l'ampleur
avec le ralliement des élèves du secondaire et des syndicalistes.
Par conséquent l'UNTS (Union nationale des travailleurs du
Sénégal) qui souhaite une africanisation des cadres et le
remplacement des Français aux postes de direction profite du mouvement
pour lancer leurs revendications. Françoise Blum le souligne d'ailleurs
dans son article: «Comme les étudiants, les travailleurs sont de
plus en plus sensibles au thème et à la nécessité
de la sénégalisation des entreprises ou des administrations.
L'Union nationale des travailleurs sénégalais, la centrale
syndicale qui a obtenu 90,30% des suffrages lors des élections des
délégués d'entreprises, l'a inscrit au coeur de ses
revendications »48 Très vite, toutes les régions
du Sénégal baignent dans le mouvement du mai 1968. Le
gouvernement a pris des mesures drastiques en fermant l'université et
arrêtant des étudiants et des syndicalistes. Pourtant, il
était trop tard pour stopper ce mouvement qui gagne de plus en plus
d'ampleur. Ainsi, le gouvernement n'a d'autre choix que de négocier car
la stabilité politique du pays est carrément chamboulée.
Donc mai 1968 a été décisif dans la remise en cause des
relations franco-sénégalaises. Le gouvernement
sénégalais adoptera certaines mesures pour rendre plus souple la
présence française au Sénégal. C'est dans ce cadre
qu'est née la sénégalisation. Il faut savoir que les
idées d'une telle entreprise ont germé dans l'Union des
groupements économiques du Sénégal (UNIGES), la
première organisation des hommes d'affaires sénégalais
née de la fusion en 1967 de la Fédération des groupements
économiques du Sénégal(regroupant depuis
l'indépendance les opérateurs économiques:
commerçants, transporteurs, artisans, industriels) et la Chambre
syndicale du patronat sénégalais créée en 1964 par
des jeunes cadres rentrés de la france. Le premier congrès de
l'UNIGES s'est tenu les 22 et 23 mai 1968. Lors de ce congrès, les
membres ont souligné le fait que les secteurs économiques tels
que le commerce
46 Archives nationales, Paris, Enseignement
supérieur et universités, Direction générale des
enseignements supérieurs (1959-1969), cote 19770510/2.
47 Ibid.
48 Françoise Blum, op.cit., p.157.
47
et l'industrie, producteurs de richesses étaient
concentrés entre les mains des ressortissants de l'ancienne puissance
coloniale. De ce fait, ils désirent intégrer les circuits
économiques du pays. Nous pouvons retenir quelques passages importants :
« Les grands trusts qui contrôlent notre économie sont
dominés par les capitaux français dans l'ordre de 70% pour les
entreprises commerciales, de 80% pour les industrielles et de 56% pour les
banques. Les Français sont alors bien représentés non
seulement dans l'enseignement supérieur mais dans tous les secteurs, que
ce soit au plus haut niveau du pouvoir, des administrations ou des entreprises.
La plupart des cadres sont français et bien entendu même à
part équivalent ce qui est rare payés beaucoup mieux que les
natifs. [...]. L'Union nationale des travailleurs sénégalais
souhaite l'africanisation des cadres et le remplacement des français aux
postes de direction »49 . De fait, c'est la Chambre de commerce
de Dakar qui est visée. Elle fut l'institution symbolique pour
libérer l'économie nationale. Pendant cette période, elle
comptait huit sénégalais contre quarante-cinq français.
Pour remédier à cette situation, des élections sont
organisées et un Sénégalais du nom d'Amadou Sow devient le
président. Elle compte désormais soixante membres dont
trente-deux sénégalais contre vingt-huit français.
Toujours dans le même ordre d'idée, l'UNIGES réclamait
« une participation plus accrue des nationaux aux activités
commerciales, que ce soit dans l'import-export ou dans la distribution des
produits et marchandises aussi bien ceux venus de l'extérieur que ceux
du pays ainsi qu'aux activités industrielles »50. Au
sommet de l'économie sénégalaise se trouvait une
bourgeoisie française, ensuite une classe moyenne libano-syrienne et
enfin une paysannerie et une classe ouvrière51. Cette
structuration va subir d'importantes modifications sous l'initiative des hommes
d'affaires sénégalais. Face à la détermination de
ces derniers mais aussi à des craintes politiques, le gouvernement
sénégalais décide de les accompagner dans leur
intégration économique. C'est dans ce cadre qu'est né le
Groupement économique du Sénégal en 1970, issu de la
fusion de l'UNIGES et du Conseil fédéral des groupements
économiques du Sénégal (COFEGES). Ce groupement a
été créé par le gouvernement de Senghor dans le but
de déstabiliser l'UNIGES. En tout état de cause,
l'intégration des nationaux dans les circuits économiques du pays
est lancée. Par conséquent, on assiste en janvier 1969 à
la naissance de la Société nationale d'étude et de
promotion industrielle dans le cadre de favoriser le développement de la
petite et moyenne entreprise au Sénégal. En outre le gouvernement
applique les lois no 71-74 du 28 juillet 1971 qui organisent et
49 Blum, op.cit.
50 Labanté Nakpane, L'Etat
sénégalais face aux aspirations à une
sénégalisation plus poussée des entreprises commerciales
et industrielles :1968-1980, p.65
51 Idem
48
restructurent les secteurs du commerce et de l'industrie, no
72-46 du 12 juin 1972 encourageant la création ou l'extension des
Petites et moyennes entreprises(PME) ainsi que l'insertion des nationaux dans
les circuits économiques52. En parallèle, il entame
une sénégalisation des cadres et des entreprises. Cette
opération s'est déroulée par voie de dialogues. Cette
option peut être expliquée par le fait que le secteur privé
joue un rôle important dans l'économie du pays et que ce secteur
est en majorité détenu par les expatriés français.
Comme nous l'avons évoqué en haut, l'assistance technique
française couvrait tous les secteurs et l'objectif était que les
nationaux puissent prendre la relève dès que possible. A ce
moment de la sénégalisation, le gouvernement a jugé
nécessaire que certains secteurs aient été prêts
à être gérés par les nationaux. C'est ce que nous
explique une note pour le ministre retrouvée dans les archives
nationales de Paris. Pour le gouvernement sénégalais, il s'agit
"d' accélérer le processus de transfert aux nationaux des
responsabilités économiques et par le biais d'une
sénégalisation des emplois étendus d'ici 1980 à
tous les postes « sénégalisables », en vue de laquelle
les entreprises ont été priées de présenter un plan
détaillé avant la fin de l'année du transfert au
Sénégal des centres de décision, une insertion progressive
des hommes d'affaires sénégalais dans les structures de
l'économie »53. Soucieux de préserver ses
relations étroites avec son ancienne métropole, le Gouvernement
sénégalais a proposé un accord de
sénégalisation des postes dont le nombre a été
évalué entre 1000 et 1200 sur 1700 détenus par les
expatriés. En contrepartie, « le Sénégal s'engage
à adapter la formation aux besoins des entreprises par le biais d'une
orientation prioritaire de l'enseignement supérieur vers les disciplines
techniques, octroyer des bourses de stage dans les entreprises où les
intéressés sont appelés à faire carrière,
campagne d'information visant à valoriser le rôle du secteur
privé dans la vie nationale, engagement à prendre par le
gouvernement du Sénégal d'ouvrir un quota supplémentaire
de postes d'expatriés pour les entreprises nouvelles qui s'implantent
d'ici 1980 »54. Par conséquent les entreprises
étaient priées de présenter des plans de
sénégalisation. Certaines l'ont fait mais d'autres n'ont
même pas fait d'effort et cela endurcit la position du gouvernement
sénégalais qui parle désormais
d'accélération de la sénégalisation. Son
président Senghor l'a exprimé dans le journal le Monde le 24
juillet 1973 : « Senghor a fait savoir qu'en matière de
sénégalisation des emplois, les élites de son pays avaient
de plus en plus le sentiment d'être mené en bateau. En
conséquence de quoi il a annoncé que désormais des mesures
d'autorités allaient succéder en ce domaine à la
politique
52 Idem
53 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/4.
54 Idem
49
conciliante de dialogue. En particulier, toutes les
entreprises sont obligées de présenter avant la fin de
l'année un plan de sénégalisation qui une fois
approuvé par le gouvernement aura ensuite force de loi ». Il faut
noter que ces propos expriment une sorte d'ultimatum face au refus des
entreprises. Rappelons que Maguette Lo, alors ministre, témoignait que :
« Fin juin 1970, je reçois les réponses des entreprises qui
dans une parfaite unanimité, propose un plan décennal de
sénégalisation pyramidal des emplois : les postes subalternes
seraient sénégalisés à partir du 1 janvier 1971
pour arriver progressivement au bout de dix ans à la direction de
l'entreprise. En réponse j'indique que chaque entreprise devra au 30
juin 1971 avoir à sa tête un sénégalais
»55. Cette décision n'a pas laissé
indifférent les entrepreneurs étrangers qui ont même
reçu une visite de l'inspection du travail pour l'application de ces
mesures. Ce fut le cas de Lesieur, une entreprise française
spécialisée dans la production d'huile d'arachide : «
Lesieur avait reçu une mission de l'inspection du Travail. Une des
observations dans son alinéa 2 comporte la sénégalisation
immédiate des postes occupés dont les noms suivants puis elle
enjoint d'avoir à engager dès à présent des
homologues sénégalais en vue de la sénégalisation
des postes occupés par des expatriés désignés et
fixe le délai limite à observer pour la
sénégalisation de chacun de ces emplois »56.
Décision prise en l'absence du président Senghor qui est
plutôt favorable au dialogue et il a justifié sa position
déjà en mars 1972 quand il parle de « tâche urgente de
résorber le chômage et de placer nos diplômés qui ne
sont pas orientés vers le secteur public dans les entreprises
installées au Sénégal »57. Cependant, la
position du gouvernement sénégalais reste difficile à
comprendre. Elle oscille entre prendre la position de ses partenaires
français et éviter un nouveau soulèvement politique et
social. Senghor a tenté de se justifier d'après une
dépêche de l'ambassadeur français au Sénégal
en date du 21 avril 1972 : « Dans l'exposé de ce qui constitue
désormais la doctrine du gouvernement sénégalais en ce qui
concerne la sénégalisation des emplois, le chef de l'État
a multiplié les mises en garde afin de dissiper tout malentendu tant
à l'égard de ceux qui lui reprochent d'être trop
timoré que de ceux qui surtout accusent le gouvernement de vouloir
brûler les étapes et de pratiquer une politique nuisible au
développement de l'économie nationale ». Ces propos sont
adressés d'une part aux jeunes diplômés et hommes
d'affaires sénégalais qui accusent au gouvernement son
caractère « néocolonial » et réclament la
libération de l'économie des mains des expatriés. D'autre
part, ces propos concernent aussi les partenaires extérieurs surtout
français qui détiennent la quasi-totalité du
55Camara Ousmane, Mémoire d'un juge africain.
Itinéraire d'un homme libre, Paris, Karthala, 2010, p.171.
56 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, chargé de mission
(1959-1985), cotes 20000137/1-20000137/4.
57 Le nombre de jeunes diplômés
s'élevait à 820.
50
secteur privé ainsi que des postes importants du
secteur public. Ces partenaires jugent qu'il est trop tôt pour
céder la place aux nationaux. Cette réaction rend dans le
même temps compréhensible le fait que le gouvernement
sénégalais n'ait cessé de se prononcer sur ce sujet, comme
nous l'avons souligné. Il est par exemple nécessaire de revenir
sur les principaux passages du discours du président Senghor du 21
juillet 1973 car la question y occupe une place essentielle : « La
sénégalisation des emplois, inéluctable car elle est une
des conditions de l'indépendance économique sera réaliste
et progressive. Elle portera sur les emplois sénégalisables ;
elle ménagera les réfugiés des deux Guinée et des
Îles du Cap-Vert ainsi que les nationaux des Etats africains avec
lesquels le Sénégal a conclu des accords de
réciprocité en matière d'emploi, elle respectera dans les
entreprises à capitaux étrangers, les postes légitimement
occupés par des ressortissants du pays investisseur, tels certains
postes de la technique et du secrétariat particulier ; elle se fera
enfin par le dialogue avec les responsables du secteur privé
»58. Cette décision du gouvernement
sénégalais a menacé les intérêts
économiques français, au point que son ambassadeur, La
Chevalière, n'a pas manqué de le souligner dans une
correspondance du 17 août 1973 : « le président du SCIMPEX,
syndicat des commerçants importateurs et prestataires de services et
exportateurs m'a confié son inquiétude en me remettant copie
d'une circulaire adressée aux employeurs par l'inspection
régionale du travail du Sine-Saloum à Kaolack en a noté le
ton impératif d'une part (délai de sénégalisation
ramené à la durée du préavis de licenciement
réglementaire c'est-à-dire de 1 à 3 mois) et surtout
apparemment discriminatoire : il s'agit en effet de
sénégalisation des emplois détenus par les
expatriés français et les libanais non naturalisés
sénégalais. Lors de notre entretien, il m'a paru pessimiste car
il croit que l'ampleur et l'accélération de la
sénégalisation porteront un grave préjudice à une
entreprise dont on sait la bonne place dans la hiérarchie des
intérêts économiques proprement français au
Sénégal et en France. Il en appréhende par ailleurs, les
implications sociales, selon lui la firme pourrait invoquer le cas de force
majeure pour rejeter sur le gouvernement sénégalais la
responsabilité du paiement des indemnités diverses dues au
personnel licencié »59. Ces passages montrent bien
l'inquiétude des chefs d'entreprise français. Par
conséquent, ils tentent de contrer cette entreprise du gouvernement
sénégalais mais aussi faire savoir à la France que c'est
un combat qui dépasse le secteur privé. Nous n'avons pas besoin
de rappeler le nombre important d'expatriés français qui occupent
des postes cadres au Sénégal. Leur
58 Idem.
59 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cotes 20000137/1-20000137/4.
51
remplacement par des nationaux pose le problème de leur
réintégration dans le territoire français, même si
les accords de coopération prévoient une pareille
éventualité. Ni le gouvernement sénégalais, ni
celui français ne s'attendaient à une accélération
de la sénégalisation. Cette dernière en grande partie due
aux conséquences du mouvement social de mai 1968 et la crainte du
gouvernement sénégalais d'un nouveau soulèvement.
Le bilan de la sénégalisation reste, on le voit,
mitigé. La contestation de mai 1968 a constitué un
déclencheur d'une sénégalisation de l'économie. Des
efforts ont été entrepris par le gouvernement
sénégalais dans le but d'intégrer les hommes d'affaires
dans les circuits économiques du pays, assurer la relève par les
nationaux des postes occupés par les expatriés, promouvoir les
petites et moyennes entreprises pour conquérir le secteur privé
concentré dans les mains des expatriés. Mais force est de
constater que cette entreprise n'a pas été évidente. D'un
côté, le gouvernement devait faire face à un risque de
soulèvement politique et social. De l'autre, il lui paraissait essentiel
de préserver de bonnes relations avec son ancienne métropole.
L'État sénégalais a donc essayé, par le biais de
négociations, de satisfaire les deux parties. Pourtant, malgré
ces efforts : « La sénégalisation a été mal
appliquée. En effet, dans les entreprises étrangères, les
postes ont été sénégalisés et non les
responsabilités. Dans ces conditions, on y a davantage assisté
à une concentration de ces dernières entre les mains d'une
poignée d'expatriés »60.
Certes les limites de cette politique sont évidentes.
En revanche, l'aspiration à une autonomie totale ne s'est pas tarie et
les Sénégalais sont parvenus à investir davantage
l'économie de leur pays.
Ce qu'il faut retenir dans cette première partie est
que les sources que nous avons consultées convergent pour confirmer la
persistance d'une hégémonie économique française au
Sénégal après 1960. Les secteurs les plus actifs de la
coopération franco-sénégalaise, à savoir
l'assistance technique et la coopération socio-économique, ont
contribué à maintenir l'influence et le contrôle de la
France sur le pays durant toute la première décennie de
l'indépendance. Dans le même temps, la coopération
franco-sénégalaise est elle-même remise en cause par une
partie de l'opinion. Ce mouvement s'est même amplifié en mai 1968
et a obligé le gouvernement sénégalais à prendre
certaines mesures dans le but d'intégrer les nationaux dans
l'économie du pays et assurer la relève des expatriés
français. Pour pouvoir
60 Diop Momar Coumba, La société
sénégalaise entre le local et le global, Editions Karthala,
Paris, 2002, p.36.
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exécuter de telles décisions, il était
nécessaire de revoir sa coopération avec la France. Par
conséquent, le gouvernement sénégalais demande
officiellement la révision de ses accords de coopération avec
cette dernière.
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DEUXIÈME PARTIE:
LA RÉVISION DES ACCORDS DE COOPÉRATION
FRANCO-SÉNÉGALAISE.
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« On a trop souvent fait des accords de
coopération un problème théorique, alors qu'il s'agit
surtout de morale ? en ce sens qu'il faut toujours tant qu'on ne les a pas
dénoncés, appliquer honnêtement les accords que l'on a
signés. C'est la position du Sénégal. Cependant, il ne
faut pas oublier le problème pratique : la loi reflète la
réalité en la devançant. Des accords qui ne
reflètent plus la réalité doivent être
révisés. Mais cette révision doit se faire dans
l'amitié, si l'on veut, du moins qu'elle réponde à ses
objectifs. Pour sa part, le Sénégal se refuse à suivre en
matière de révision d'accords avec la France, se soit par
complexe, soit par démagogie »61.
Cette déclaration a été faite à un
journaliste du Monde le 4 juillet 1972 par Léopold Sédar
Senghor. Elle peut être replacée dans le contexte des vagues de
contestation des accords de coopération franco-africains. Ces propos
peuvent nous aider à comprendre la position du Sénégal par
rapport aux événements de mai 1972 à Madagascar ainsi que
la sortie de la Mauritanie de la zone Franc. Le Sénégal fait
partie du groupe de pays des modérés vis-à-vis de la
politique française de coopération contrairement au groupe des
radicaux composé essentiellement de la Mauritanie et de Madagascar. En
outre, les radicaux en sortant de l'Organisation commune africaine et malgache
(OCAM), perturbe la cohésion du groupe établi depuis les
années 1960. Senghor tient beaucoup à cette organisation qui est
un substitut à la Communauté de 1958. Pour le président
sénégalais, il n'était pas question de faire
sécession mais plutôt de rediscuter de l'ancienne relation
coloniale. Il restera sur ses positions et en juillet 1973, son ministre de
l'information affirmait que « le président Senghor rencontrerait le
président Pompidou après les vacances et s'entretiendrait avec
lui de l'adaptation des accords franco-sénégalais ». Ici on
remarque qu'il n'est alors pas question de révision. Cependant, il
change rapidement de ton en octobre 1973 en demandant la révision de ses
accords de coopération avec la France. Dans cette partie nous aborderons
la phase des négociations des nouveaux accords d'abord et ensuite il
sera question de la mise en vigueur des nouveaux accords.
61 Archives nationales de Paris Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985),, cotes 20000137/1-20000137/4.
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