I. Un chemin vers la parité
Je pense que le plus important est de donner un maximum de
visibilité aux rappeuses et de féminiser l'industrie musicale
française. Assurer la parité dans l'industrie musicale et dans la
programmation, jusqu'à peut-être mettre en place des quotas,
pourrait créer un cercle vertueux qui aiderait les rappeuses à se
populariser auprès du public et ce, de la manière dont elles le
souhaitent.
1/ Plus de femmes dans l'industrie, pour un nouveau point de
vue
Les artistes féminines qui veulent réaliser
leurs projets musicaux se retrouvent dans une chaîne de production avec
bien souvent que des hommes impliqués dans la création et la
vente de leur musique. En studio, il y a encore trop peu de femmes
ingénieures du son ou beatmakeuses, les directeurs artistiques et
producteurs qui opèrent par la suite sont aussi bien souvent des hommes.
Si cela peut paraître anodin, la vision qui est portée lors de la
création de la musique et lors de la stratégie commerciale est
entièrement masculine, en plus de celle de l'artiste, et transforme la
vision de celle-ci. C'est un phénomène qu'on appelle le male
gaze. «Le procédé n'est
41
évidemment pas conscient (...) Le male gaze est l'un
des résultats d'une société sexiste dans laquelle les
décideurs sont trop souvent des hommes et où les femmes sont
avant tout considérées pour leurs attraits physiques»
(Clotilde Boudet)31. Avoir plus de femmes qui accompagnent les
rappeuses tout au long de la chaîne de production musicale permettrait
d'apporter un regard féminin, mais aussi que certaines artistes se
sentent plus à l'aise pour construire l'image qu'elles souhaitent
réellement projeter. J'insiste sur le fait que ce
phénomène reste très inconscient, peu de femmes par
exemple, font la demande d'enregistrer en studio avec une ingénieure du
son femme. Je pense pourtant, que cela peut être très
intéressant artistiquement, et amener les artistes à s'aventurer
vers des propositions que l'on n'a pas l'habitude de voir.
«Renouveler les gens qui ont la parole, qui sont
chroniqueurs ou animateurs, les producteurs ou réalisateurs, les
décideurs ... il faut un renouvellement de génération et
de point de vue. Il faut juste arrêter de mettre que des hommes à
tous les postes» (Mouv', Être une femme dans le milieu du rap
c'est pas gagné).
Ce n'est pas seulement dans la chaîne de production
qu'il faut plus de femmes, mais dans l'industrie en général,
à la tête de labels mais aussi de médias, invitées
sur des plateaux tv, des débats, des critiques musicales... Il faut
être intransigeant sur la parité en général, et
donner l'occasion aux femmes de s'exprimer, sur n'importe quel sujet, pas que
sur la place des femmes. «Les femmes sont surtout invitées pour
parler de sujets féminins, de rappeuses»32. Même
si c'est important d'en parler, il serait tant que la question «les femmes
ont-elles leur place dans le rap ?» devienne has been. Il faut
également en finir avec le terme de rap féminin, qui crée
une catégorie, qui, dans les esprits est inférieure au masculin
(foot féminin, artiste féminine de l'année...). En
Angleterre, les Brits Awards ont aboli les catégories genrées
pour l'édition 2022, c'est Adèle qui a remporté le prix
d'artist of the year et non female solo artist comme en
2016.
Il faut peut-être mettre en place des quotas de
parité. On se rend compte que les artistes femmes sont
sous-représentées dans les programmations de festivals. Certains
programmateurs utilisent
31 BOUDET Clotilde, On vous explique le male
gaze, Les Potiches, 2020
32 Radio France, Mouv', Être une femme dans
le milieu du rap c'est pas gagné, 2022
42
encore comme excuse qu'elles sont peu nombreuses ou
n'apportent pas le même public. En Suisse, elles représentent
entre 6% et 33% des programmations, selon la taille du festival. «C'est
quand même curieux de trouver encore si peu de femmes en 2022. J'estime
que la mission d'un directeur de festival est de chercher cette
diversité. On doit étendre son champ d'action, faire un effort
pour aller les chercher directement dans les labels ou dans les agences,
là où elles se trouvent» (Albane Schlechten, directrice de
la FCMA). Finalement, on ne leur donne jamais leur chance. De même, on
compte seulement 17 % d'auteures-compositrices enregistrées à la
SACEM, seules 16 % des Victoires de la Musique du meilleur album ont
été décernées à des femmes et les aides
accordées à des projets musicaux portés par des femmes
s'élèvent à 25 % du montant global des aides (MaMa
Festival 2019).
Voir plus de femmes s'exprimer aura un impact sur le public
féminin et lui montrera qu'il est légitime pour les femmes en
tant que public aussi, d'exprimer leurs critiques, leurs avis, leurs
goûts en termes de musique. Voir plus de rappeuses et de femmes à
des postes de décision incitera aussi d'autres femmes à se lancer
dans le rap, en tant qu'artistes ou productrices, ou tout autre métier
considéré comme masculin. Le but en fait, est de créer un
cercle vertueux.
2/ Donner de la visibilité
Donner plus de visibilité aux rappeuses est
probablement la solution la plus basique et la plus efficace. Plus on montre
des rappeuses au public, plus le public en écoutera, et l'industrie
suivra. Il faut arrêter de penser que les femmes sont rares dans le rap.
La visibilité ça passe par mentionner les projets féminins
qui sortent, faire un portrait d'une rappeuse plutôt que d'un rappeur de
temps en temps. Il faut leur donner la parole sur des critiques, des
masterclass, des débats... La visibilité peut aussi être
donnée par exemple, sur des supports de communication, au lieu de
choisir un rappeur, on choisit une rappeuse. En clair, présenter une
artiste qui rappe comme normal et courant dans le rap pour faire évoluer
l'image du rap comme un milieu masculin. Il est important aussi de ne pas
parler des rappeuses par rapport à leur genre, ne pas les
présenter comme des exceptions et faire plus de sujets où on ne
leur demande pas simplement ce que ça fait d'être une femme dans
le rap.
43
«Les questions c'est soit tu penses quoi de Diam's, ou le
féminisme, être une femme dans le rap... Elles ont envie de parler
d'art, qu'on leur pose des questions sur leurs textes, leur clip, leur vision
du monde...» (Lola Levent, fondatrice de DIVA Management)33
«Si elles n'abordent pas le sujet, je n'en parle pas dans
mes articles, sauf si je sens qu'elles ont envie de s'exprimer sur le sujet,
alors on en discute» (Lise Lacombe, co-rédactrice en cheffe de
Mosaïque)34.
«Plus on mettra des personnes de genres, milieux
différents dans des postes à responsabilité, plus on
apportera de la diversité dans l'industrie et au public. S'il y a peu de
femmes DA dans les majors, ça veut dire que tous les artistes que l'on
voit sont choisis par des hommes» (Éloïse Bouton).
Pour contrer le déni d'antériorité, il
faut aussi rappeler l'histoire du rap, notamment que les femmes sont là
depuis le début, et pas que Diam's. Le média Mosaïque
préconise un travail d'archivage, retrouver les enregistrements de
rappeuses qui ne sont pas forcément sur les plateformes, les interviews
etc... C'est un travail nécessaire pour rappeler que les femmes ont leur
place dans le rap, en mettant en lumière les rappeuses d'hier, on donne
accès à celles d'aujourd'hui.
3/ For Us, by Us
«Il y a beaucoup de dispositifs de
révélation/accompagnement qui existent mais sont montés
par des hommes blancs cisgenres. Ça ne veut pas dire que ce n'est pas
une bonne chose, mais j'ai peur qu'à terme le business se fasse à
leur dépens. Donc plus d'initiatives faites par les femmes, for us by
us.» (Éloïse Bouton).
Si avoir plus de femmes à des postes de décision
dans les grandes entreprises existantes est important, on peut aussi
créer de nouvelles structures, par des femmes et pour des femmes pour
33 Lola Levent pour Aujourd'hui Demain, The
Red Bulletin podcast, 2022.
34 Intervention de Lise Lacombe lors de la
conférence Rapper au féminin, Upercut festival, 2022
![](La-place-des-rappeuses-dans-lindustrie-musicale-francaise7.png)
44
apporter un regard féminin neuf sur la production et
les artistes. De plus, il faut veiller à ce que les artistes se
développent de la manière qu'elles le souhaitent et en
sécurité tout au long du processus de création, production
et promotion. Pour cela, l'entourage professionnel compte
énormément. Comme pour tout artiste mais encore plus pour des
profils minoritaires qui connaissent plus de risques dans l'industrie, il faut
que l'équipe de l'artiste comprennent leurs enjeux, conscients ou
inconscients.
C'est ce que fait Lola Levent, une journaliste musicale qui a
fondé DIVA Management, pour les artistes qui s'identifient comme femme
ou LGBTQIA+. DIVA représente notamment les artistes Angie, Lazuli,
Joanna, Neslas, Lou CRL et Yanis. La boite propose aussi des rendez-vous pour
accompagner les artistes qui le souhaitent dans leur développement de
carrière, avec des conseils en stratégie image, media training ou
comment bien choisir ses partenaires business. DIVA défend la
diversité dans l'industrie musicale et le soutien entre femmes.
«J'essaye de mettre en valeur la prise de paroles des
femmes elles-même». «Les artistes que j'accompagne font la
musique que j'ai toujours rêvé d'écouter» (Lola
Levent).
|