2/ C'est plus dur pour une femme de se lancer dans le
rap
Je me suis en grande partie basée sur des
témoignages pour écrire cette partie.
Les rappeuses subissent la même pression que les femmes
dans la société en général, et
particulièrement que dans tous les corps de métiers d'expertise,
bien souvent considérés comme masculins. La plupart des chefs
étoilés sont des hommes, la plupart des stylistes haute couture
sont des hommes... De même dans la musique, les femmes sont peu
présentes dans l'électro ou le rock par exemple. Combien de
grandes DJs ou guitariste est-on capable de citer? «C'est
déjà difficile pour un homme de se faire une place, alors une
femme c'est pire» (Gauthier Benoit, fondateur de Rappeuz). Ce parcours du
combattant inclut souvent de nombreuses réflexions qui n'ont pas de
rapport avec la musique des artistes féminines. Trop grosses ou trop
maigres, trop jeunes ou trop âgées, trop masculines ou trop
vulgaires... Beaucoup ont témoigné avoir connu ce
27
genre de discours durant leur carrière, et ont du mal
à trouver des professionnels qui les comprennent et les accompagnent.
«Être une femme et a forciori une femme noire dans
le milieu de la musique c'est difficile. On doit rentrer dans une case. Les
mecs du milieu n'ont pas à répondre à ces limites. La
façon dont on s'habille, ce qu'on dit envoie un message selon la
société. Si on essaye de répondre à ces limites
notre musique sera très bridée» (Maud Elka,
rappeuse)16.
«Des paroles chantées par un artiste homme
n'auront pas le même effet que les mêmes paroles prononcées
par une artiste femme. Idem pour le timbre de voix ou encore la
musicalité, dont certaines caractéristiques sont associées
au masculin, d'autres au féminin» (Éloïse
Bouton)17. En fait, à toute époque et dans tout style
musical, on attribue certaines possibilités au masculin, et d'autres,
plus réductrices, au féminin. Par exemple, dans la musique
romantique du 19e siècle, les compositrices subissent le même
genre de réflexions que les rappeuses aujourd'hui. «La composition
c'est pour les hommes»; «c'est extraordinaire qu'une femme ait pu
composer quelque chose d'aussi solide et sérieux» (le violoniste
Joseph Joachim à propos d'une oeuvre de Clara Schumman). Même dans
la composition, un concerto de piano pouvait être tolérable pour
une femme, mais les compositions à cordes étaient
considérées comme masculines, car trop expansives pour les
femmes. Pourquoi les compositrices Clara Schumann, Fanny Mendelssohn ou Ethel
Smyth ne sont-elles pratiquement jamais programmées en concert, et
pourquoi Beethoven, Mozart (qui avait une soeur tout aussi talentueuse), Bach,
Berlioz... Font partie de notre culture au point qu'on les connaît tous
au moins de nom, même si l'on ne consomme pas de musique dite classique ?
On peut parler du même déni d'antériorité et
d'invisibilisation que pour les rappeuses, que ce soit à l'époque
ou encore aujourd'hui, puisque les médias ne font pas de travail
d'archivage et de mémoire. Sakira Ventura a créé une carte
du monde où elle recense les compositrices de toutes époques, de
la même façon que madame rap pour les rappeurs-euses femmes et
LGBTQ+.
16 Maud Elka, interview pour
RAPPEUSES, RiffX, 2019
17 BOUTON Éloïse,
Rap, Nos oreilles sont-elles sexistes?, 2021
28
Le métier d'artiste est un métier d'exposition.
Ainsi, les rappeuses subissent des critiques plus dures, voire souvent des
insultes uniquement à cause de leur genre. Les réseaux sociaux
permettent à chacun d'exprimer son avis. Cela entraîne pour les
rappeuses, de s'exposer souvent à beaucoup de haine, sur leur musique
mais souvent sur des éléments qui n'ont pas de lien comme leur
physique.
«Shay est d'assez loin celle qui obtient le moins de
likes et le plus de dislikes sur YouTube, ce que l'on pourrait lier à
des dispositions sexistes des publics et aux difficultés d'être
une femme dans des métier d'homme à l'heure des réseaux
sociaux (...) Le genre semble ainsi jouer sur le type de succès des
rappeurs» (Corentin Roquebert, 2020)18.
Les femmes et personnes LGBTQ+ peuvent subir du
harcèlement dans le milieu, du fait de leur genre. «Il y a parfois
un regard super violent, qui les sexualise, les diminue. J'ai eu des retours de
rappeuses qui allaient juste répéter en studio et qui ont
été découragées par ce que l'ingé son leur
faisait une réflexion, ou des groupes de mecs qui trainent autour.»
(Éloïse Bouton).
«Lors d'un casting Buzzbooster, il y a une artiste
féminine qui est montée sur scène. Des gamins dans la
salle ont crié la fameuse vanne twitter, les femmes c'est à la
cuisine. J'ai du prendre le micro pour dire que c'est intolérable dans
la culture hip hop. C'était avant même qu'elle puisse commencer sa
prestation» (Mekolo Biligui).
Bintily est une artiste candidate au tremplin Rappeuz que j'ai
rencontré lors du casting à La Place Hip Hop. Inspirée par
Kery James, Diam's, Chilla ou encore ses récents coups de coeur Sopycal
et Kalika, elle m'a confié qu'on lui reprochait souvent que son projet
était soit trop pop pour le rap, soit trop rap pour la pop. Elle s'est
beaucoup demandé si 30 ans ce n'est pas trop tard pour se lancer en tant
qu'artiste. C'est sa propre vision et ce qu'on lui a fait ressentir. Les femmes
ont plus tendance à ressentir le syndrome de l'imposteur. De plus, il y
a une sorte de date de péremption qui plane autour d'elle, un âge
où elles ne sont plus «potables» pour la musique.
18 ROQUEBERT Corentin, Le capital social des
rappeurs : les featurings entre gains de légitimités et
démarche d'authentification professionnelle, 2020
29
«Un jour, un homme m'a dit cette phrase: Tu devrais
t'activer, dans 4 ans c'est fini pour toi ! Tu sais pour les femmes c'est pas
pareil... Cette phrase m'a hantée. Sans vraiment m'en rendre compte,
j'ai appréhendé les 30 ans comme si, passé cet âge,
je n'aurais qu'une option: mettre mon ambition et mes rêves aux
oubliettes. Heureusement, à bientôt 32 ans, tout me prouve le
contraire» (Ehla, chanteuse)19.
Pour une femme en général, tout est plus
scruté que les hommes, et souvent des choses qui n'ont rien à
voir avec leur profession (physique, âge, antécédants...).
Il n'y aucun doute qu'à cause des stéréotypes que subit le
rap, et des stéréotypes qui pèsent sur les femmes en
général, les rappeuses sont exposées à du
harcèlement du fait de leur genre. Tout cela met beaucoup plus de
pression sur les artistes féminines.
«J'ai déjà été en
présence de rappeurs que je trouvais moins fort que moi, mais en
général ils sont plus arrogants que les meufs. Enfin, ils ont une
confiance disproportionnée quand les meufs vont avoir tendance, de
manière générale, à plus se remettre en question et
à douter. On va se poser plus de questions parce qu'on sait qu'on est
plus scruté par la société. Mais c'est valable dans tous
les domaines « (Liouba, rappeuse)20.
Certaines artistes refusent cependant de se placer en victime
de leur genre, et apportent un point de vue différent, montrant
qu'être en minorité de genre constitue une différence
exploitable voire avantageuse. Pour elles, il ne faut pas avoir peur d'un
plafond de verre et se concentrer sur son projet.
«On sort du lot, quand on est une fille dans un milieu
d'hommes» (Fanny Polly, rappeuse)21.
«Y a des avantages et des inconvénients. C'est pas
un sujet que je relève, je fais juste de la musique» (LeJuiice,
rappeuse)22.
19 Interview pour le magazine Madmoizelle, 2020
20 Voir interview complète de Liouba en
annexe
21 Fanny Polly, interview pour
RAPPEUSES, RiffX, 2019
22 LeJuiice, interview pour
RAPPEUSES, RiffX, 2020
30
«Il y a une espèce de norme sur les rappeuses.
Soit t'es le cliché du petit mec, soit t'es la meuf méga
sexualisée. Moi je reste moi-même et j'assume autant ma
sexualité, j'ai pas peur d'en jouer, que le fait de vraiment
rapper» (Ekloz, rappeuse)23.
«Il y a souvent plus de mecs dans les
événements rap mais quand y a une meuf qui passe et qui
déchire tout le monde s'en rappelle. Je pense que c'est dommage de s'en
sentir victime, parce que c'est toi qui décide si tu es victime et
ça peut être une force aussi. Je pense que les filles qui veulent
rapper doivent simplement rapper et si elles se retrouvent face à un
connard soit elles font pas attention soit elles le remettent à sa
place. En tout cas j'ai l'impression qu'aujourd'hui le monde est avec
nous» (Liouba).
|