Depuis plus de trois décennies, les chercheurs n'ont
cessé d'interroger le fonctionnement inégalitaire des
systèmes éducatifs. Pour ce faire, « ouvrir la boîte
noire » (Haech, 1990) constitue la solution sine qua non
permettant de saisir, d'appréhender le système
éducatif par rapport à ses différents enjeux sociaux,
culturels, politiques et économiques. La boîte noire n'est autre
que l'école ou la classe. Cette boîte noire constitue un champ de
recherche intéressant bon nombre de chercheurs soucieux de la
problématique d'inégalités de chance face à
l'école. Une problématique qui reste inscrite à l'ordre du
jour dans les politiques éducatives. Les chercheurs ont souvent une
tendance d'aborder cette problématique « in vivo au coeur
même de l'enceinte scolaire » (Ibid., p. 151). Bien que les
systèmes scolaires soient démocratisés en grande partie,
dans les pays industrialisés et dans une moindre mesure dans les pays en
voie de développement (notamment le Maroc), ce qui a
atténué considérablement les inégalités
sociales en matière d'accès à l'éducation
(inégalité d'ordre quantitatif), nous assistons toujours à
une certaine inégalité de nature différente ;
inégalité des parcours (inégalité d'ordre
qualitatif) car « Il ne suffit donc pas de fréquenter
l'école pour éliminer les inégalités scolaires : il
faut aussi s'assurer que les chances de réussite ne sont pas
biaisées par l'origine sociale ». (Orivel en
préfaçant le document produit par Duru-Bellat, 2003, p.12). Pour
Duru-Bellat (2002), deux mécanismes expliquent ces
inégalités sociales de parcours scolaires. Le premier concerne
l'inégalité de réussite qui débute dès le
primaire et continue, en s'accumulant, tout au long de la scolarité.
Quant au deuxième qui vient accentuer les effets du premier, il
correspond aux inégalités de choix scolaires qui surgissent
à chaque palier d'orientation (à possibilités
équivalentes des élèves peuvent s'orienter
différemment).
Dans un article publié dans l'« Observatoire des
inégalités » 2 en novembre 2008, Duru-Bellat
réaffirme que dans les inégalités sociales de
carrières scolaires3, les inégalités de choix
et d'orientation pèsent autant que les inégalités de
réussite. Elle observe que des élèves, à
réussite scolaire identique, connaissent des destinées scolaires
très divergentes. Plus récemment encore, Caille (2005) a mis en
évidence qu'avec une moyenne comprise entre 10 et 12 sur 20 en
contrôle continu du brevet, presque tous les enfants des cadres demandent
une orientation vers la seconde générale et technologique. Par
contre, ce choix d'orientation ne
2
http://www.inegalites.fr/spip.php?article955&id_mot=31
consulté le 30/07/2012
3 A ce sujet Duru-Bellat, Jarrousse et Mingat (1993)
ont observé « un continuum entre les enfants d'ouvriers (qui
accèdent à un second cycle long à hauteur de 31,9%) et de
cadres supérieurs (pour lesquels le chiffre correspondant est de 86,8%)
» (p. 48)
12
concerne que les trois quarts des enfants des employés
et les deux tiers des enfants d'ouvriers. Il s'agit là d'une orientation
nettement différenciées socialement. Pour Duru-Bellat (2008), si
la méritocratie est respectée, seule la valeur scolaire
(réussite académique) décidera de l'avenir scolaire des
élèves. En d'autres termes, si deux élèves ont le
même niveau scolaire ils devront avoir la même destinée
scolaire. Mais la réalité semble différente. On voit bien
ici l'enjeu de l'orientation dans les inégalités sociales face
à l'école.
Sur cette thématique, les travaux de Duru-Bellat se
rapportent principalement au contexte européen. Dans le document produit
pour l'UNESCO en 2003, elle affirme que les conclusions auxquelles elle a
abouti ne peuvent pas être transférables dans d'autres contextes
très différents du point de vue culturel et économique.
Pour soutenir ses affirmations, elle s'appuie, entre autres, sur les travaux de
Heyneman et Loxley (1983). Ces deux chercheurs ont montré que certaines
variables, telle que l'origine sociale, expliquant l'inégalité
sociale face à l'école dans les pays industrialisés, n'ont
pas le même pouvoir explicatif dans les pays en voie de
développement. D'autres variables doivent être mises en avant pour
expliquer ces inégalités, notamment les ressources
matérielles destinées à l'enseignement. Néanmoins,
Duru-bellat, souligne que les constats et les analyses réalisés
dans le contexte européen ne sont pas sans valeur au-delà de leur
contexte, notamment en ce qui concerne les choix de filière. A cet
endroit, Duru-Bellat observe que dans de nombreux pays « chaque fois que
des choix de filières ou d'orientation se présentent, qu'à
niveau scolaire comparable, les enfants de milieu populaire visent moins haut
(notamment quand ils sont de niveau scolaire médiocre), ou se rallient
plus volontiers aux conseils, par ailleurs plus prudents, de leurs enseignants.
» (Idem, p. 27). Dans le même document, elle estime qu'il
est impératif pour saisir les inégalités sociales face
à l'école de commencer par la détermination des
différents milieux sociaux qui l'entourent puis d'aller fouiller en
profondeur le fonctionnement de la famille, de l'école et de ses
classes. Pour Heyneman et Loxley (1983) cités par Duru-Bellat (2003),
les inégalités de la réussite scolaire, dans les pays en
voie de développement, s'expliquent beaucoup plus par les facteurs
scolaires que les facteurs familiaux.
C'est dans ce sens, et étant donné que le Maroc
est un pays en voie de développement, que nous envisageons, dans le
cadre de ce mémoire, d'aborder les inégalités face
à l'école et plus particulièrement les
inégalités face à l'orientation ayant un lien avec les
facteurs scolaires. Notre propos est que ces inégalités,
au-delà de leur genèse en contexte familial et social, se
présente avec acuité dans le fonctionnement même du
système éducatif et de ses différentes composantes.
L'orientation en est une de ces composantes qui semble incarner une part
13
importante des inégalités face à
l'école. Des inégalités irréparables puisqu'elles
touchent d'une manière irréversible l'avenir scolaire et
professionnel des élèves.
A ce sujet, Duru-Bellat (1986) constate que l'orientation
telle qu'elle fonctionne est sujette à beaucoup d'interrogations «
sur le bien fondé de décisions, aussi lourdes de
conséquences pour les élèves, porteuses
d'inégalités sociales spécifiques, assises sur des
critères aussi incertains » (p. 24). Pour en être convaincu,
il suffit de remarquer, comme on l'avait constaté au départ, que
l'orientation se base principalement sur des évaluations le moins que
l'on puisse dire est qu'elles sont faites à des fins autres que celles
d'orientation.
Par ailleurs, plusieurs travaux, notamment (Dumora et
Lannegrand, 1996, Channouf, Mangard, Baudry et Perney, 2005, Mangard et
Channouf, 2007), ont souligné l'existence des biais sociaux
(généralement des stéréotypes) affectant le
jugement professoral lors de décisions d'orientation des
élèves. D'autres expériences4, telles que
celles de Bodenhausen et Lichtenstein datant de 1987, appuient ce constat en
démontrant que lorsque le juge (le professeur) est amené à
effectuer une tâche complexe (par exemple la prédiction de la
réussite scolaire de l'élève) des
stéréotypes affectent son jugement même en présence
d'informations individuelles (dossier scolaire de l'élève), ce
qui n'est pas le cas quand il s'agit d'évaluer les acquis disciplinaires
de ses élèves (tâche simple). Les
stéréotypes, ici, permettent au professeur de simplifier la
tâche relative à l'inférence du devenir scolaire et
professionnel de l'élève. Ils jouent ainsi le rôle de
principes centraux d'organisation conduisant le professeur à retenir les
informations conformes aux stéréotypes en jeu et négliger
les informations non conformes. Ceci constitue un biais affectant ses
jugements. Merle (1998) cité par Annette Jarlégan et Youssef
Tazouti (2007) confirme lui aussi l'effet produit par les
stéréotypes sur le jugement des professeurs. Il avance que
lorsque les professeurs sont amenés à juger leurs
élèves, ils retiennent inconsciemment des informations
caractérisant leurs élèves telles que le sexe, l'origine
sociale ou le retard scolaire. En effet, plusieurs recherches ont
vérifié que la classe sociale influence le jugement des
professeurs ; plus elle est favorisée plus les jugements sont
favorables, à performance scolaire comparable des élèves.
Le genre aussi influence le jugement des professeurs ; Duru-Bellat et
Jarlégan, (2001) cités dans Jarlégan et Tazouti
(2007) affirment que les professeurs ont des différenciations
sexuées concernant les performances des filles et des garçons
dans certaines disciplines : les mathématiques pour les garçons
(et c'est dû à leur talent et quand des filles excellent dans
cette matière c'est plutôt dû à leur travail) et le
français pour les filles.
4
http://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=127&Itemid=83
consulté le 01/08/2012
14
Globalement, les stéréotypes relatifs aux
classes sociales, au genre, au retard scolaire, à l'espace
géographique... affectent d'une manière ou d'une autre le
jugement professoral émis à l'égard des
élèves et surtout lors des décisions d'orientation. C'est
ce qui ressort d'un ensemble de recherches, y compris celles citées
ci-dessus, menées dans les pays industrialisés et qui
n'étudient les biais sociaux liés aux décisions
d'orientation qu'à travers les effets présumés des
stéréotypes. Or ces mêmes stéréotypes sont
des éléments parmi d'autres constituant les
représentations sociales (pour Moscovici (1976), le contenu d'une
représentation sociale est constitué de trois types
d'éléments ; les opinions, les attitudes et les
stéréotypes) qui, « en tant que systèmes
d'interprétation régissant notre relation au monde et aux autres,
orientent et organisent les conduites et les communications sociales»
(Jodelet, 1989, p.53). Suite à cela, il nous paraît judicieux
d'appréhender la pratique enseignante en matière d'orientation
sous l'angle des représentations sociales.
Nous nous demandons donc, dans un contexte
différent que celui de l'Europe en l'occurrence le contexte marocain,
quelles seraient les caractéristiques des représentations
sociales, que se font les enseignants à l'égard de l'orientation
de leurs élèves ?
Pour répondre à cette question centrale de
notre recherche, d'autres questions secondaires doivent aussi faire l'objet
d'une investigation particulière :
> Comment les enseignants se représentent-ils la
notion de l'orientation scolaire ?
> Pensent-ils qu'ils ont un rôle à jouer dans
l'orientation scolaire de leurs élèves ? Et comment ce rôle
se décline au niveau de leur pratique professionnelle?
> Comment se représentent-ils les
différentes filières scolaires après la troisième
collégiale ?
> Quelles sont les critères/indices que les
enseignants ont tendance à utiliser pour se prononcer sur l'orientation
de tel ou tel élève ?
Notre objectif opérationnel est donc de
déterminer les éléments constitutifs de ces
représentations et leurs structures. En d'autres termes, ce qui y fait
consensus, ce qui y est stable, collectif, individuel, ce qui y est le noyau
central, et ce qui y est périphérique.
15
Intérêts de la recherche :
Etudier les notions de représentations sociales et
d'orientation nous place de facto dans le cadre des études
interdisciplinaires. Des études qui se rapportent à la
psychologie, à la sociologie et à la psychologie sociale. Ceci
constituera, pour nous, une occasion d'élargir notre champ de
connaissances en sciences sociales.
Par ailleurs, notre recherche s'insère dans le cadre
de l'exploration des pistes permettant de réduire les
inégalités sociales face à l'orientation et ce, à
travers la mise en exergue et en suite la réduction des biais sociaux
lors des décisions d'orientation en conseil de classe. De ce fait, nous
estimons que notre recherche apportera sa petite pierre à
l'édifice concernant les problématiques théoriques autour
de ce sujet.
Plus pratiquement encore, notre étude permettra
d'éclairer les processus mis en oeuvre par les enseignants dans leurs
pratiques d'orientation. Ce qui constituera une première étape
pour l'amélioration et l'optimisation des décisions d'orientation
et par la suite veiller à une meilleurs justice scolaire et sociale.
Nous aurons aussi l'occasion, en tant que professionnel de
l'orientation, de saisir les résultats de cette recherche et de les
partager avec les enseignants pour les sensibiliser sur leur rôle
prépondérant dans l'orientation de leurs élèves.
Leur faire prendre conscience des facteurs qui agissent à leur insu lors
des décisions d'orientation.