Conclusion.
Si nous essayons de faire l'inventaire de cette étude,
nous compterons peu de certitudes historiques. Il n'y en a qu'une en
réalité : on a parlé un proche ancêtre du
vieil-anglais, 1' "englisc", dans la région de Boulogne au
début du Moyen-Age.
Allant plus loin, nous ne rencontrons plus que des
hypothèses. Voici celles qui me paraissent les plus plausibles. Au cours
du IVème siècle de notre ère, avec ou sans l'accord des
autorités romaines, quelques pirates saxons ont commencé à
installer sur les côtes de la Gaule des sortes de repaires,
peut-être des bases pour une piraterie laquelle est bien attestée.
Dès cette époque, sans doute, ils se sont fixés d'une
manière plus ou moins définitive dans le pays morin. On sait
qu'alors y vivaient déjà des gens parlant une langue germanique,
dans laquelle on est tenté de voir l'englisc.
Mais il fallut sans doute attendre le Vème
siècle et le début du Vème, pour que l'immigration des
Anglo-Saxons s'accélère. C'est à peu près à
cette époque, ou peu après, qu'ils commencent à
envahir sérieusement l'Angleterre. Dans le Boulonnais, leur maximum
d'expansion pourrait se placer au Vlème siède ; elle fut
bientôt contenue par l'arrivée des Francs Saliens, dont ils
paraissent avoir subi de plein fouet l'expansion. Sur leurs compatriotes de
Bayeux et de Nantes, ils avaient pourtant l'avantage de la proximité de
la grande île, avec laquelle les rapports étaient restés,
semble-t-il, assez serrés, si l'on en juge par l'orfèvrerie et
plus encore par l'évolution phonétique. En effet, si je ne me
trompe pas, la métaphonie en i s'est manifestée de part
et d'autre du détroit, cela certainement à la même
époque. Elle vient dater l'apparition des toponymes en -incthun :
soit vers la fin du Vlème siècle. Plus réduite que
l'aire couverte par les noms de lieux en -inghem, celle des noms en
-thun pourrait signaler un début de repli de la colonie
saxonne, devant une probable offensive des Francs. Ces derniers, si l'on en
croit la répartition des toponymes en -zelle, auraient eu soin
de couper les communications de nos Anglo-Saxons avec ceux de la grande
île.
Sur le plan linguistique, cette victoire fut
éphémère : l'extinction de l'englisc fut suivie
de près par celle du francique, l'un et l'autre remplacés par
l'héritier local du latin : le picard. Il ne restait de leur
règne que des noms de lieux.
49
Epilogue
A la conclusion qui précède, écrite en
1946, je n'ai pas changé grand-chose. Il existe pourtant un important
fait nouveau.
Dans sa thèse soutenue en 1988, mon ami Joël
Blondiaux présentait une demi-douzaine de cimetières
fouillés dans ce qui fut le Nord de la Gaulel27. Ces séries
anthropologiques sont, cela va sans dire, étudiées au moyen d'un
appareil statistique bien plus élaboré qu'à
l'époque du cimetière d'Hardenthun. L'auteur fait ainsi
apparaître qu'une nécropole du Bas-Empire dans les environs
d'Abbeville, celle de Vron, s'écarte des autres cimetière
gallo-romains de la région, et se rapproche de séries de
squelettes nettement plus septentrionaux, notamment de celle de Haithabu,
site du Jutland (dans ce qui aujourd'hui le Danemark). Comme écrit
J. Blondiaux "On peut donc, avec l'approximation grossière que
permettent les écarts-réduits, rapprocher le site de Vron des
Germains occidentaux, et plus particulièrement des Germains habitant un
quadrilatère situé entre la côte de la Mer du Nord, les
rives occidentales de la Baltique et le Rhin moyen". Nous avons donc là,
selon toute apparence, un spécimen d'une population anglo-saxonne
installée dès le IVème siècle sur le continent,
dans ce que les Romains appelaient le "littus saxonicum".
Vron (dépt. Somme, arrdt. d'Abbeville, canton de Rue),
à quelque vingt kilomètres au nord d'Abbeville est aux confins de
la Somme et du Pas-de-Calais. Elle est donc en dehors de la zone qui fournit
des toponymes anglo-saxons, mais elle est proche de la côte, à une
dizaine de kilomètres de celle-ci ; elle est donc bien dans un
"littus" : le "littus saxonicum". Datant du Bas-Empire, le
cimetière de Vron vient donc préciser la traduction de cette
expression latine qui posait problème (ci-dessus, p. 4 et suivantes) :
il s'agit donc bien d'une zone où existèrent dès le
IVème siècle, des établissement saxons. J'écrivais
plus haut, p. 9 : "Qui dira le nombre des colonies saxonnes dont aucun
écrivain mérovingien n'a parlé et qui ont sombré
dans l'oubli ?" Vron était sans doute l'une d'elles. Disparue trop
tôt pour laisser une trace dans la toponymie de la région, elle
illustre ce que dut être, à ses débuts, la colonie saxonne
du Boulonnais. Elle montre que cette dernière a bien pu exister
dès le IVème siècle, avant la Notitia Dignitatum,
donc bien avant la fin de l'Empire Romain.
127 BLONDIAUX, J., 1988 - Essai d'Anthropologie Physique et
de Paléopathologie des Populations du Nord de la Gaule au Haut
Moyen-Age. Thèse multigraphiée, Université de Lille
III, 2 vol., ensemble 520
pp.
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