A. Théorie de Ta Ior113
Sa thèse est assez étrange, car tandis qu'il
retarde l'occupation saxonne du Boulonnais, il recule le plus possible celle de
l'invasion de l'Angleterre, remontant presque jusque à César. Ses
arguments auraient donc pu servir indirectement à des auteurs tels que
G. Kurth. Nombreux, ces arguments ne sont pourtant guère probants. Il
avait, par exemple, découvert des Parisoi ("Parisoi") au
Ilème siècle dans le Yorkshire, dans le district de Holderness
(au nord de la Humber) ; il veut y voir des "Frisii", p aspiré
valant f La plupart des autres auteurs, y reconnaissent une fraction
de la tribu celtique des Parish, installée par ailleurs en
Ile-de-France (Parisii a donné Paris, étant
accentué sur le premier i, de même que Parisoi). Une semblable
division géographique pour un groupe celtique n'est pas un fait
isolé : avant d'apparaître en Gaule Cisalpine, les "Boii"
avaient donné leurs nom à la Bohême ; les
Atrébates, qui ont donné le leur à l'Artois, occupaient
aussi le nord-est du Wessex ; les Ménapiens
111 Ehmer - Scichsische Siedlungen.
112 J. Mansion, op. cit. p. 13. Il illustre cet axiome
de l'exemple frappant des Francs, dont les uns utilisaient un ancêtre du
bas-allemand et du néerlandais, tandis que d'autres parlaient vieux
haut-allemand. Le cas des "Saxons" est aussi probant, quoique en sens inverse :
ont été appelés de ce nom, aussi bien des populations
bas-allemandes (les "Saxons" soumis par Charlemagne) que des tribus parlant
vieil-anglais.
113 I. Taylor, 1882 - Words and Places, or Etymological
illustration of History.
33
sont connus en Flandre et en friande, et les Tectosages
à la fois dans les Cévennes et dans la partie "galate" (=
gauloise) de l'Asie Mineure.
I. Taylor conjecture que les pirates saxons se seraient
installés dans le Boulonnais parce que Carausius les auraient
empêchés de continuer à envahir la Grande-Bretagne. Pi
appuie son raisonnement sur l'absence, dans la région boulonnaise, de
noms en -ing, logiquement plus anciens que les noms en -incthun,
alors qu'ils sont assez fréquents en Angleterre (cf.
Hastings, Dorking...). Cette assertion repose sur une erreur. Le suffixe
-ing apparaît en effet dans plusieurs noms de notre
région, tels que Affringues (Saint-Omer, Lumbres), Autingue - proche de
Landrethun-lès-Ardres, etc. (on en trouvera la liste dans le chapitre
qui suit). Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi les noms en -ing
doivent être forcément plus anciens que les noms en
-ing-thun.
Si j'ai évoqué cette théorie, ce n'est
pas pour sa solidité, mais plutôt pour l'influence qu'elle a
exercé sur d'autres auteurs. Autrement sérieuse me paraît
celle de H. Ehmer.
B. Théorie d'Ehmer114 ; la
"métaphonie en i", et les toponymes en
-ingue
Comme la théorie de Hoops, celle d'Ehmer repose sur un
phénomène philologique ; avec toutefois cette différence
que la sienne parait solide. Les noms saxons en -ing-tùn ne
peuvent être antérieurs au Vlème siècle, dit-il,
tant en France qu'en Angleterre, pour la raison suivante.
Ces toponymes sont formés par la juxtaposition de ce
suffixe composé à un nom d'homme, avec un sens voisin de "le tan
du clan N". Ces noms propres sont pour la plupart reconnaissables, car on
connaît assez bien l'onomastique des Saxons. Ces derniers, en particulier
ceux du Wessex, ont écrit en effet très tôt dans leur
langue. Suivis du i du suffixe, ces noms d'homme doivent avoir subi la
métaphonie en ins (voir plus haut p. 10), à moins
qu'ils ne soient postérieurs à cette évolution
phonétique. Or cette transformation cessa son action à une date
que l'on peut fixer, avec une assez bonne approximation, au voisinage de la fin
du Vlème siècle116. Ce fait est à rapprocher de
l'époque de l'invasion de la Grande-Bretagne par les Angles, les Jutes
et les Saxons., invasion dont Bède la Vénérable rapporte
qu'elle prit place à partir de 449 sous la direction des frères
Hengist et Horsam.
114 H. Ehmer, 1937 - Die sachsische Siedlungen auf dem
franziisischen "littus saxonicum"
115 Transformation vocalique des syllabes suivies d'un i ou d'un
yod. Voir plus haut, p. 12.
116 Les philologues se divisent sur cette question, les uns
optant pour le début du Vième siècle, d'autres pour le
début du VIIème. Karl Luick, dans sa monumentale Historische
Grammatik der en-glischen Sprache, la place "dans le courant du
VIème siècle et plutôt dans sa première
moitié" Il est certain qu'elle est postérieure à la
conquête de la Grande-Bretagne par des populations qui parlaient
"englisc". En effet, le fleuve Sabrina devint Saefern
(aujourd'hui Severn), Cantiis devint Cent puis Kent; en
sens inverse, on sait qu'un des chefs de la conquête s'appelait Hangist :
plus récent, il se serait appelé Hengest.
117 Bède le Vénérable. Historia
ecclasiastica gentis anglorum. On trouve, paraît-il, la même
information dans une "Chronique anglo-saxonne", rédigée
par des mains anonymes au plus tôt au VIIIe siècle
34
Les noms en -ing-tùn ont-ils subi la
métaphonie en i ? Ehmer examine successivement ceux de France
et d'Angleterre. En France, sur 36 toponymes examinés, 10 ne sauraient
l'avoir, n'ayant que le suffixe simple -thunu18. Mais 19 ne la
montrent pas, et 7 l'ont peut-être mais peuvent s'expliquer sans elle. Ce
sont, selon Ehmer :
Sans métaphonie :
1 et 2. Audrethun et Audincthun : de Alda
3. Baincthun : de Baga
4. et 5. Colincthun et Connincthun : de Cola
6. Florincthun : de Florus
7. Godincthun : de Goda
8. Hardenthun : de Heard
9. Honnincthun : de Huna
10 et 11. Les deux Landrethun : de Landric
12. Olincthun : de 011a
13. Todincthun : de Tota
14. Tourlincthun : d'un abrégé de Tourlahom ?
15, 16 et 17. Wadenthun, Waincthun et Warincthun (de Wada -
peut-être, selon moi, de Waga pour Waincthun et de Wara pour
Warincthun)
18. Auquel s'ajoute Tardincthun, de radical inconnu, mais qui
ne semble pas avoir subi la métaphonie, sa voyelle étant
gutturale. Pourrait venir de Tardo, d'après de Loisne119
Douteux :
1 et 2. Alenthun (Ellingatum, Allingatum 1084), et Alincthun : de
Alla ou Aella 3. Guipthun : de Guba ; mais Cubbingetum 1103
4 et 5. Paincthun et Pélincthun : de Panno ou Falla ;
mais Panningatum 1118 et Panniga-turn 1112
6. Terlincthun (Telingetum 1208) : de Talla.., ou de Tella
7. Verlincthun (Verlingtun 1173) : origine inconnue,
peut-être une abréviation "Wern" de Wernbeald ou Wernbeorht ;
sinon Waer + suffixe.
En Angleterre, sur 131 toponymes examinés, 110 ne
montrent pas de métaphonie en i (dont 58 sûrement pas),
et 19 seulement l'admettent, mais peuvent s'expliquer sans elle. Les
proportions sont donc les mêmes qu'en France. En conséquence, tant
en France qu'en Angleterre les noms en -ing-tun sont
postérieurs à ce phénomène phonétique,
quoiqu'on puisse admettre que les plus anciens en soient contemporains. Ils ne
sont donc pas antérieurs au Vlème siècle, et l'on peut
même admettre que la majorité en date du VIIème
siècle, voire du VILIème.
Ehmer a fait subir une contre-épreuve aux noms anglais
en -ing, considérés comme étant plus anciens.
Effectivement, sur 42 noms examinés de l'autre côté de la
Manche, il n'y en a que 9 qui n'aient sûrement pas subi la
métaphonie en i : 1/5 au lieu de 1/ 2 pour les noms en
-ing-ticn - alors qu'une dizaine la présentent "avec une grande
certitude". Il n'a pas fait la même recherche sur les noms en -ingue
de ce côté-ci du Pas-de-Calais ; peut-être ignorait-il
leur existence. Personnellement, sur 16 noms en -ingue dans la
région du maximum de densité des noms en -thun, j'en
ai
118 Baudrethun, Fauquethun, Fréthun, Offrethun,
Raventhun, Rocthun, Semblethun, Sombrethun, Witrethun, Zeltun.
119 A. de Loisne - La colonisation saxonne du Boulonnais
,p. 10
35
trouvé 6 qui ne la présentent sûrement
pas, 2 qui peuvent effectivement l'avoir subie, et 8 incertains. Il est vrai
que les résultats peuvent -être tant soit peu faussés par
la présence de noms flamands en -ingue (cf. Poperinge en
Belgique, Flessingue aux Pays-Bas). Les voici ci-dessous :
Liste des toponymes en -ingue Apparemment sans
métaphonie :
1. Affringues (Saint-Omer, Lumbres) - Hafferdinges
1182 et Arfrenges 1186 : de Arfra, Aerfre
2. Aingues, lieudit du Portel (Boulogne, Le Portel) -
Aingues 1389
3. Autingues (Saint-Orner, Ardres) - Altenges 1084,
Altinges 1122 : de Atta
4. Bonningues-lès-Ardres (Saint-Orner, Ardres) -
Bovengia 1069, Boninges 1084: de Beova ou Beonna
5. Bonningues-lès-Calais (Calais, Calais Nord-Ouest) -
Bonigues 1153, Boninghes 1084 : comme le
précédent
6. Haffreingue : écart de Saint-Etienne au Mont
(Boulogne, Samer) - Hafrengues 1231 : cf. n° 1.
6. Hazuingue : fief à Réty (Boulogne, Marquise)
- Asewinche 1157, Hasewinkel 1286, Has-sengues
XVème siècle
7. Hollingues : fief à Nordausques (Saint-Orner, Ardres)
- Hollinghes 1452
8. Noir-Bonningue : fief à Bazinghen (Boulogne,
Marquise) - Nort-bonningues XIIlème siècle
9. Rabodinghes : fief, à Wisques (Saint-Omer, Lumbres)
- Rabodenghes 1370... Raboudin-ghes 1456
10. Rabondingue : fief, à Zudausques (Saint-Orner,
Lumbres) - pas de forme ancienne 11 La Wambringue : hameau d'Audembert
(Boulogne, Marquise) - La Wameringue 1709
Pouvant avoir subi la métaphonie :
1. Beussingue : écart de Peuplingues (Calais, Calais
Nord-Ouest). De Bosa ? On pourrait considérer ce toponyme comme ayant
sûrement subi la métaphonie, si son ancienne forme Bissingehem
(1084) n'était explicable par Bisi. Cependant, il n'est pas facile
d'expliquer la transformation de Bissingehem en Beussingue en picard.
2. Leulingue : hameau de Saint-Tricat (Calais, Calais
Nord-Ouest). Leulingue 1584. De Lul, Love!.
? Peuplingues : voir ci-dessous
Incertains :
1. Aubingue : fief à Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est) - Hoilbinghes 1480
2. Audingue : ferme à Bazinghen (Boulogne, Marquise) -
pas de forme ancienne
3. Gontardinghes : ancien nom de Pontardennes ou
Gondardennes, hameau de Wizernes (Saint-Omer, Saint-Orner Sud) - Guntardinges
1227, Gontardinghes 1399
4. Herquelingue : hameau d'Isques (Boulogne, Samer), distinct
du précédent - Hel-keninges 1208 : de Hereca
5. Peuplingues : fief à Outreau (Boulogne, Outreau) ;
Le son ce peut venir de o par méta-phonie, mais je n'ai
trouvé aucun nom saxon qui corresponde.
6. Peuplingues (Calais, Calais Nord-Ouest). Ce Peuplingues-ci
- le plus important des deux - a commencé par s'appeler Peuplinghem (6
textes entre 1069 et 1179). Il n'est "Peu-plingues" que depuis 1254, aussi
vaut-il sans doute ne pas le retenir.
7. Poulaingue : fief à Zutkerque (Saint-Omer,
Audruicq)
8. Questelingues : lieudit d'Outreau (Boulogne, Outreau)
9. Rebertingue : hameau de Réty (Boulogne, Marquise) -
Rumertenges 1286, Robertengue 1492
10.
36
Relingues : fief à Delettes (Saint-Omer, Lumbres)
11. Relingues : fief à Lillers (Béthune,
Lillers) - Relengue 1298, Relenghe XIIIème siècle, et Relingue
1660
12. Sevelingues : hameau d'Essart (Béthune,
Béthune Est)) - Seveleng 1152, Sevelenges 1354
13 Wilbedingue : hameau de Wavrans-sur-l'Aa (Saint-Orner,
Lumbres) - Hilbudemghen 1119, Hebeldingehen 1157,
Wilbodinges 1175
14. Wulverdinghe (dépt. du Nord ; Dunkerque, Bourbourg
: à une douzaine de kilomètres au nord de Saint-Omer)
- j'exclue Hermeringues/Hermerangue (hameau d'Isques ;
Boulogne ; Samer) à cause de l'hésitation sur sa finale -
Hermerenges 1112, Hermarenghes 1199. A vrai dire, il pourrait
éventuellement s'expliquer par Haram métaphonisé si ce
prénom, dans les textes vieil-anglais, n'était toujours
porté par des Scandinaves
De ces considérations philologiques, Ehmer tire la
conclusion suivante : puisque la colonie saxonne du Boulonnais nous est connue
par les noms en -incthun, et comme ceux-ci sont postérieurs au
début du Vlème siècle, l'invasion saxonne ne peut
être antérieure à cette date.
Pour bien saisir le sens de ce raisonnement, il faut bien voir
qu'Ehmer n'envisage que deux théories ; celle de Hoops qu'il veut
réfuter (invasion venue du Pas-de-Calais vers la Grande-Bretagne) et
l'inverse, qui devient sa propre théorie : invasion venue de la
Grande-Bretagne en direction du littoral boulonnais. A priori, écrit-il,
avant toute recherche phonétique, trois cas étaient à
envisager :
1) Les noms des villages français en -incthun
avaient subi la métaphonie en i. Alors la théorie
de Hoops était admissible, ces villages ayant pu avoir été
fondés avant l'invasion saxonne en Grande-Bretagne.
2) Les noms français ne la montraient pas, mais les
noms anglais la montraient. Il était possible alors que les
localités françaises aient été fondées avant
l'invasion et la métaphonie, leurs homologues anglaises après.
Même conclusion que précédemment.
3) Ni les unes ni les autres ne présentaient la
métaphonie. La formation en -ing-tùn est donc
spécifiquement anglo-saxonne et insulaire, puisque postérieure
à l'invasion. Si donc on trouve en France des noms de lieux en
-incthun, ils ne peuvent avoir été apportés que
par une invasion anglaise, en provenance de la grande île,
invasion très ancienne puisque antérieure à la
métaphonie en i.
Ehmer a cherché d'autres témoignages. Il pense
en avoir trouvé un dans un texte de Procope, dont à vrai dire il
ne conteste pas le peu de valeur dans l'absolu, mais qu'il juge
intéressant de comparer à ses résultats philologiques.
Dans ce texte, Procope fait mention de migrations d'Angles, de Frisons et de
Bretons, en provenance de la grande Ile et venant s'installer chez les Francs,
avec la permission de ceux-ci, dans les terres les plus désertes... Il
ajoute que, chaque année, le roi franc, "par respect",
120 Procope -"YITEp TWV TtOXE1.AWV, t. VIII, 20. " BpLTTLIXv 5E
TnV vricrov EBvn TpLIX
TTOXUO(VBpwTTOTOETIX, paCTIXEUÇ TE EIS IXUTWV EKO(OTW
E(pEOTrjKE. KIXL OV0pOrra KELTIXI TOIS E8VE01 TOUTOLÇ AyytXOU TE I(IXL
(bpLO'0'OVES KOU 01. Tri Vri6W OI.IWVUtAOL BpITTOVES. TOOEO(UTrj SE r) TWVSE
TWV eerjwv TTOXuavepWTTLO( (P XLVETIXLODUIX WOEE 0(VIX TTIXV ETOS KIXTIX
TTOXXOU[ EOî9EV8e I.IETIXNLOTO(IIEVOL C,UV
37
envoie quelques Angles à l'empereur Justinien, avec
quelques uns de ses antrustions.
Quant aux témoignages, il n'en voit pas un seul pour
lesquels on puisse affirmer une antiquité très haute ; il est
d'ailleurs facile, dit-il, de s'appuyer sur le type kantien de la broche
d'Hardenthun pour étayer l'hypothèse d'une invasion venue
d'Angleterre.
Toutefois, si ses résultats philologiques
paraissent très solides, ses condusions le sont moins. Il lui
paraît aller de soi qu'une innovation linguistique survenue d'un des deux
côtés du Pas-de-Calais ne puisse avoir eu lieu pareillement de
l'autre côté du détroit : celui-ci serait un obstade, non
un lien ; or on sait que la mer unit autant qu'elle sépare. Trente-et-un
kilomètres de détroit auraient donc suffi, selon Ehmer, à
assurer une coupure linguistique entre les Anglo-saxons d'Angleterre et ceux de
France, alors qu'en Grande-Bretagne, entre le Kent et le Northumberland, six
cent kilomètres n'y ont pas suffi ? Durant toute l'antiquité, les
Saxons sont considérés comme un peuple qui vit sur l'eau (cf.
plus haut, p. 8, le portrait qu'en trace Sidoine Apollinaire). C'est cette
précondition, nécessaire à la théorie d'Ehmer, qui
ne me paraît pas s'imposer de façon absolue. Pourquoi une
innovation linguistique survenue d'un côté du détroit ne
pourrait-elle, en aucun cas, être apparue en même temps de l'autre
côté ?
Nous avons vu plus haut (p18) qu'il existe dans les noms de
lieux en -brique (qu'Ehmer n'avait d'ailleurs pas
repérés) au moins un cas de métaphonie en i
(Estiembrique ; et peut-être Dyébrighes) . Si je ne me suis
pas trompé dans mon analyse desdits noms en -brique, elle vient
contredire ce que notre auteur avait tiré des noms en
-ing-tùn. Ce qui me paraît le plus probable, c'est que
:
1) Des deux côtés du détroit, les noms en
-ing-tùn sont tardifs et, pour la plupart sinon tous,
postérieurs à la métaphonie en i.
2) Ladite métaphonie est intervenue, aux environs du
Vlème siècle, des deux côtés du Pas-de-Calais. Le
plus vraisemblable est qu'elle soit intervenue de façon
simultanée en Boulonnais et dans le Kent ; mais un léger
décalage ne me gênerait pas.
Même si nous acceptions l'hypothèse de Kurth
selon laquelle des Saxons se seraient installés dans notre région
à la fin du Vème siècle, d'autres Saxons occupant plus
tard l'Angleterre, on peut admettre que chez ces deux peuples de même
langue et se faisant face, l'évolution linguistique ait
été parallèle, et que la création de noms en
-ing-tùn y soit apparue pareillement. Je ne crois pas que l'on
puisse utiliser l'argument philologique pour établir l'origine de
l'invasion saxonne.
Quant au texte de Procope, il prête le flanc à
bien des critiques. Cet auteur affectionne les jolies histoires, sans accorder
grande importance à leur authenticité. Il a suffi qu'il ait eu
vent de l'existence de colonies saxonnes en pays franc (Nantes,
yUVIXI I KIXl TIIXIOIV ES OpayyOUÇ KWPOUOIV. OI SE 0(UTOUS
EVOIKICO0O1V ES ynç Tns vc)ETEPIXÇ TfV EPf pOTEP0(V SOKOOTOEV
EIVIXI, KIXl IXTt'IXUTOU T f V V fO'OV lTpOOTCOlElaeal (Da6IV"
38
Bayeux, Boulogne), pour qu'il ait pu l'expliquer de cette
façon ; les migrations frisonnes qu'il évoque ne correspondent
à rien qui soit connu par ailleurs ; quant à celles des Bretons,
personne ne soutiendra qu'elles ont pris place avec la permission des Francs.
Ajoutons que, ni le Bessin ni le Boulonnais ne sont des terres
déshéritées : il aurait donc fallu que les habitants de
ces deux régions aient été auparavant massacrés, ce
qui commence à faire beaucoup de conjectures. A la "polyanthropie"
manifestée en Grande-Bretagne (c'est le termes qu'utilise Procope)
aurait donc fait pendant une oliganthropie sur le continent ? On ne voit pas
trop pourquoi.
L'argument archéologique concernant la broche
d'Hardenthun n'est pas beaucoup plus solide. Ce bijou peut être un
vestige d'une invasion kantienne en Boulonnais, comme il peut tout aussi bien
refléter l'intensité d'anciennes communications de part et
d'autre du détroit.
Enfin, la théorie d'Ehmer présente le
défaut sérieux de séparer la colonie saxonne du Boulonnais
de celles de Nantes et de Normandie, connues l'une et l'autre dès le
milieu du Vème siècle. Dans ceux de l'embouchure de la Loire
Ehmer voit de simples bases de pirates, et non des établissements
d'agriculteurs installés là avec femmes et enfants. Il a
probablement tort, puisque on les y trouve encore à la fin du
Vlème siècle, le poète Fortunat évoquant leur
conversion au christianisme par l'évêque de Nantes (voir plus
haut, p. 8-9). H. Ehmer ignorait ce texte.
En ce qui concerne les Saxons de Bayeux, Ehmer ne sait s'il
faut les assimiler à ceux de Boulogne ou à ceux de Nantes. Il y a
pourtant près de Bayeux trois noms en -tun, mais tous trois ont
la même forme, "Cottun" et l'on n'y rencontre pas -incthun. On y
trouve aussi des noms en -brique, le plus souvent d'ailleurs en
composition du type "Bricquebec" (voir plus haut, chap. II, 1, B, p.14), mais
Ehmer ne les avait pas repérés. Le tout, joint au texte
de Grégoire de Tours (cf. plus haut, p. 9) laisse supposer une assez
forte densité. En dépit de l'absence de noms en -incthun,
le plus vraisemblable me parait d'atLtibuer des dates comparables à
l'arrivée des Saxons, tant en Bessin et dans les environs de Nantes ou
de Boulogne ; la principale particularité de cette dernière
région ayant été d'y voir la colonie saxonne
persister plus longtemps qu'ailleurs, en union sans doute plus étroite
avec l'Angleterre, et ayant perduré jusqu'à l'époque de la
formation des noms en -incthun.
De toutes les théories qui ont été
proposées, celle d'Ehmer est la plus solidement étayée et
la plus scientifiquement construite ; elle ne me satisfait pourtant pas.
Mais alors, d'où sont venus les Saxons du Boulonnais, et
à quelle époque ?
2. Essai de solution.
Malgré sa modestie, ce titre est encore trop hardi.
Avec les sources dont nous disposons actuellement, cette question ne peut pas
recevoir de réponse certaine, ni même très vraisemblable.
Néanmoins, nous possédons quelques éléments qui
39
peimettent d'envisager un certain nombre de
possibilités.
A. Lieu d'origine.
Sur le lieu d'origine, trois hypothèses sont en
présence : invasion venue d'Angleterre, migration arrivée par
terre d'Allemagne du Nord (théorie de l'étape), et enfin
occupation du Boulonnais par des marins "saxons" en même temps qu'ils
s'installaient en Grande-Bretagne (voire un peu avant). Aucune de ces trois
conjectures ne peut être rejetée à coup sûr. Les deux
premières, toutefois, manquent d'arguments vraiment solides. Ehmer,
après Lot et Mansion, a fait justice de la théorie de
l'étape, mais malgré ses efforts n'a pas pu établir sur
des bases bien assurées celle de l'invasion anglaise.
Reste la troisième hypothèse qui, à
défaut d'argument dirimant, a l'avantage d'être la plus
vraisemblable a priori. Qu'un peuple qu'on nous décrit comme
essentiellement marin ait commencé par arriver par voie de terre des
côtes du Jutland à celles du Boulonnais, cela paraît quand
même bizarre. Occupés comme on sait, avec bien des
difficultés, à vaincre la résistance des populations
brittoniquesl2l, qu'ils aient dispersé leurs efforts en
expédiant tardivement un rameau occuper le Boulonnais, n'est-ce pas
curieux ? S'il est permis d'assimiler les Chauques au Saxons (voir plus haut
chap. I, 1), on voit, depuis le premier siècle de notre ère,
l'Allemagne du Nord et le Jutland nourrir des populations qui s'adonnent
à la piraterie. Ces navigateurs ne se bornent pas à infester
l'Océan, ils pillent les côtes, remontent les fleuves, cela, nous
dit-on, plus encore en Gaule qu'en Grande-Bretagne. N'est-il pas vraisemblable
qu'ils aient installé quand ils le pouvaient des bases, des relais -
à l'image de ce que feront les Normands près de mille ans plus
tard. A la faveur des circonstances, certains de ces relais ont pu se muer
progressivement en colonies, plus ou moins éphémères, mais
pouvant parfois devenir de vrais centres de peuplement. Ce que je viens
d'exposer est un peu plus qu'une conjecture : nous assistons sur le vif
à ce processus dans le cas de la colonie saxonne des Îles de la
Loire : vers 465 ils attaquent Angers, un siècle plus tard ils se
convertissent au christianisme.
Si seule la Grande-Bretagne est devenue - en partie -
l'Angleterre, c'est sans doute par suite de causes indépendantes, au
premier rang desquelles l'absence d'autres envahisseurs germaniques. Les
Anglo-Saxons n'ont pas conquis la Grande-Bretagne en une seule bataille, comme
le fit plus tard Guillaume de Normandie. ils arrivèrent en petits
groupes au cours d'un siècle, non pas "vers l'Angleterre", mais vers les
terres bonnes à prendre plus loin en mer. Boulogne, Bayeux, Nantes
répondaient à leurs desiderata aussi bien que l'archipel
britannique. Reste à savoir à quelle époque.
B. L'arrivée des Saxons
Si l'on admet l'hypothèse formulée ci-dessus, on
est amené à envisager que la ré-
121 Rappelons qu'un siècle après le début
de l'invasion, ils n'avaient pas encore dépassé une ligne allant
de l'embouchure de la Tweed à Salisbury (plus haut, p.8-9)
40
gion boulonnaise a été conquise en même
temps que l'Angleterre. Des difficultés pourtant se présentent.
Bien qu'une tradition respectable propose une date précise, à
savoir 449 (ci-dessus,pp. 8 et 33, ainsi que la note 116), il est fort possible
que la conquête ait commencé petitement à une date plus
ancienne ; d'autre part, on sait que les différentes régions de
l'île n'ont pas été conquises en même temps. Par
ailleurs, certains indices pourraient faire conclure à une
antiquité plus grande pour le Boulonnais.
Rappelons que Notifia Dignitatum, rédigée aux
environs de l'an 400, parle d'un "rivage saxon" ("littus saxonicum ") -
expression qui n'est pas univoque - et y place "Marris", qui a un
nom germanique. Nous avons vu plus haut (chap. 29 III, 1, A, p. 29) qu'il
semble bien y avoir eu des Geintains dans notre région dès le
IVème siècle, et que ces derniers n'étaient pas des Francs
(voir plus loin « Epilogue »). Le Boulonnais aurait-il
été colonisé avant la grande île ? Pourquoi pas ?...
mais, d'un autre côté, pourquoi n'y aurait-il pas eu quelques
poignées de Germains en Angleterre bien avant Hengist et Horsa ? il y a
eu des auteurs pour le soutenir (cf. plus haut, chap. III, 1, B p. 31).
En sens inverse, associées à des bijoux d'allure
germanique, le cimetière de Ver-lincthun et d'Hardenthun ont
livré des monnaies assez tardives. Citons, à Verlinc-thun, un
triens particulièrement bien daté. A l'effigie de Julien
l'Ancien, (518 à 527), il porte au verso l'inscription :
VICTORIEAUGG
Plus d'un Auguste : cela suppose un Auguste associé ;
la chose est arrivée du 1er avril 527 au 1er août de la même
année, date de la mort de Justin. Ledit Auguste associé
était son neveu, le grand Justinien.
Encore plus récent, un triens du cimetière
d'Hardenthun porte l'inscription : CHAR.IVIVNDV
C'est le nom d'un monétaire de la seconde moitié du
VIlème siècle.
En résumé, mon hypothèse est que le
Boulonnais et ses environs immédiats ont vu - comme peut-être la
Grande-Bretagne - arriver quelques Anglo-Saxons dès l'époque du
Bas-Empire romain ; l'essentiel de la colonisation s'étant faite,
toutefois, au Vème siècle et peut-être encore au
début du VIème.
41
IV. Histoire des Saxons du Boulonnais
après l'invasion.
En l'absence de textes, l'existence de notre micro Angle-Terre
n'est avérée que de façon indirecte. Il est donc
difficile de reconstituer son histoire. Aussi ne peut-on guère faire
mieux que passer en revue les problèmes qui se posent, trop heureux de
pouvoir hasarder des hypothèses dans les cas les plus favorables.
1. Extension maximale.
Il
n'est pas certain que cette extension maximale coïncide
exactement avec celle de la répartition des noms en -thun :
nous avons vu que l'époque de la création de ces toponymes
est relativement tardive : on pourrait même admettre que la
majorité en date du VlIème siècle, voire du VIIIème
siècle (plus haut, p. 31). On ne peut donc exclure l'idée
qu'à cette date, la colonie saxonne ait déjà
dépassé son apogée. C'est un peu l'impression que donnent
les colonies de Nantes et de Bayeux ; il pourrait en être de même
de la nôtre.
Si l'on imagine que le suffixe -tun a
précédé dans le temps le suffixe composé
-ing-tun - ce qui n'est que plausible - il peut être
intéressant d'en observer la répartition (cartes n° 6
à 9). Un problème se pose toutefois en ce qui concerne six noms
terminés par "-inthun" ou "-enthun", sans la gutturale
c ou g: à savoir
Toponymes en -inthun ou -enthun
'
Albinthun - Albinthon ou Albincthon 1769"
Alenthun - Elingatum 1084, Allingatum 1119, mais Allantun
XVIIIème siècle)
Audenthun - Hodingentun 1200 mais Odenten 1401 ; à
nouveau Audincthun 1623-1634 puis Odinthun 1739
Hardenthun - Hardentuna 1208, Harlentun 1305
Raventhun - Raventum 1084, Raventun 1208, Ravetun
1340
Wadenthun - Wadingatun 1084 Wadingetuna
1208
Quatre d'entre eux présentent d'anciennes formes en
ing, avec toutefois un certain flottement pour Albinthun et Audenthun.
Doit-on les assimiler aux toponymes en -incthun ? Mais alors, comment
ont-ils pu perdre leur gutturale ? Il n'est pas défendu d'imaginer aussi
des particularités orthographiques, effets de scribes ayant subi la
contamination des noms en -incthun...
Un coup d'oeil sur les cartes n° 6 et 8 montre une petite
différence de répartition entre les noms en -thun seul
et ceux en -incthun seul : ces derniers sont plus occidentaux, ils
tendent davantage à se regrouper derrière la côte. Quant
aux noms en -in-thunl-enthun (cartes 7 et 9), ils tendraient, me
semble-t-il, à accompagner ceux en -thun seul plutôt que
ceux en -incthun. De toutes manières, ces différences
sont trop faibles pour que l'on puisse en tirer grand chose en ce qui concerne
l'histoire des
42
Saxons du Boulonnais.
D'un autre côté, rappelons que les noms en
-inghem peuvent être tous saxons. Très nombreux en
Angleterre, ils ne sont représentés en France que dans une petite
partie du territoire national, la plus voisine de la région boulonnaise,
de surcroît centrée sur l'aire de répartition des noms en
-thun. On observe une extension supérieure à celle de
ces derniers. Paradoxalement, la difficulté vient ici du très
grand nombre des noms en -inghem (cartes 14 et 16) : il vont si loin
qu'il devient difficile de les attribuer tous à la présence sur
place de colonies d'Anglo-Saxons. Celle-ci eût été si
vaste, qu'on a du mal à imaginer qu'elle ait pu autant prospérer,
sans qu'aucun texte n'en ait fait mention. Peut-être s'était-il
agi d'une simple influence, presque d'un effet de mode, sur des populations
franciques voisines ?
Quoiqu'il en soit, là où se rencontrent des noms
en -thun ou en -incthun, on trouve toujours dans leur
voisinage des noms en -inghem : cartes 16 et 17.
2. De quel groupe ethnique s'agit-il au juste Angles,
Jutes ou Saxons sensu stricto ?
Jusqu'à présent, nous n'avons pas essayé
de les distinguer, vu qu'ils parlaient à peu de chose près une
même langue : l'englisc, langue non écrite, ancêtre du
vieil-anglais, lequel nous est connu par quelques textes, notamment
l'épopée du Beowulf. Lors de la conquête de la
Grande-Bretagne, les trois peuples nommés plus haut se sont
partagé la grande île ; Bède le Vénérable
nous en précise la répartition.
Quid du Boulonnais ? Vu la proximité du Kent,
et les rapports étroits évoqués plus haut entre les deux
côtés du détroit (chap II, 3, A), on penserait
naturellement aux Jutes, puisque c'est à eux que Bède attribuait
le Kent.
Par ailleurs, des Angles semblent intervenir dans la
toponymie. Il existe en effet deux hameaux, dont l'un s'appelle "Inglebert" (Le
mont de l'Angle ?), et l'autre In-glinghem (Habitation du clan de l'Angle)ln
Cela dit, pour que l'on éprouve le besoin de remarquer la
nationalité de ces hameaux, il faudrait évidemment que la
population qui a procédé à ce baptême ait
été d'une autre origine : Jutes ? Francs ? - dans ce dernier cas,
ces hameaux auraient reçu leurs noms très tard, à une
époque où l'en-glisc était en train de disparaître.
On ne peut pas tirer grand chose de ces indices, sinon l'impression que les
Jutes (si c'est bien d'eux qu'il s'agit) n'étaient pas les seuls
Anglo-Saxons dans le Boulonnais.
En dépit de la communauté de langage existaient
cependant de menues différences dialectales. Par exemple, les Saxons, et
sans doute aussi les Jutes, brisaient l'a du verbe waldan (commander ;
allemand walten, anglais to wield), contrairement aux Angles
: ils en faisaient wealdan. Or ce verbe semble bien apparaître
en toponymie,
122 Le pays de l'Angle, dans le canton d'Audruicq au nord de
Saint-Omer, ne nous concerne pas. Il est appelé "Hooc" en
flamand (cf. néerlandais hoek : angle, crochet ; allemand Haken :
crochet) : "An-gulum quod dicitur Hoec" en 1242.
43
notamment dans "Dirlincthun" (Diorwaldingathun 865 ;
Calais, Guines), et aussi dans Vaudringhem (Vualdringahem 867 ;
Saint-Omer, Lumbres). On n'y constate pas de fracture : cela fait donc pencher
en faveur des Angles. Remarquons toutefois que le scribe audomarois,
écrivant en latin et pouvant très bien être de langue
maternelle francique, peut parfaitement n'avoir pas noté la fracture du
verbe wealdan, si même il l'avait entendue, ce qui n'est pas
sûr.
On voit que la question est difficile. On a un peu
l'impression d'un mélange - c'est peut-être, aussi, d'ailleurs, ce
qui se passait parfois en Angleterre. On ne connaît pas la valeur exacte
de la distinction établie jadis par Bède le
Vénérable.
3. Comment les envahisseurs ont-ils
pénétré la région?
La majorité des toponymes en -thun et
-incthun se regroupent dans la fosse boulonnaise, un petit nombre
escaladant au nord la cuesta. Un autre groupe, beaucoup moins dense, se
manifeste dans l'arrondissement de Saint-Omer, au voisinage de la Hem, de l'Aa
et de la haute Lys. Entre ces deux groupes s'étend une région
à peu près vide. Cela doit vouloir dire quelque chose, mais quoi
? On trouve, sur les plateaux crayeux, un certain nombre de lieux dits "Le
Wast" ou "La Wastine" (mot qui s'applique à des terrains
médiocres, voire incultes ou même inhabités). Est-ce
à dire que la colonisation saxonne tendit à éviter les
plateaux ? Peut-être, du moins en ce qui concerne les lieux d'habitation.
Cette impression s'atténue beaucoup si, aux noms en -thun, on
associe sur une même carte ceux en -brique et en -ness.
Elle disparaît tout à fait si l'on considère la
répartition de ceux en -inghem. Même si ces derniers ne
sont pas tous saxons, ils remontent en tous cas au Haut Moyen-Age, à une
époque où l'on parlait des langues germaniques dans la
région qui nous occupe. Il serait intéressant d'examiner,
toponyme par toponyme, comment se répartissent dans le relief les noms
germaniques (plutôt dans les vallées ?) et les noms romans
médiévaux (plutôt sur les plateaux ?). Ce serait un autre
travail. Pour se borner à la vallée d'un affluent de l'Aa, le
Bléquin, on trouve au voisinage de la rivière et de ses
tributaires les villages et les hameaux de Bléquin, Ledinghem,
Floyecques, Vaudringhem, Nielles, Laërt et Af-fringues : la plupart sont
germaniques, Floyecques et Nielles faisant exception. Sur les plateaux :
Watterdal, Le Mesnil, Drionville, Marie-Val, Cantemerle, Saint-Pierre : seul
Wattterdal est gemanique. A quelques exceptions près dans chacune de ces
deux listes, la première renvoie à la période des grandes
invasion, la seconde aux défrichements du Moyen-Age.
II n'apparaît d'association particulière, ni avec
les principaux cours d'eau, ni avec les voies romaines. On aurait pu s'attendre
à ce que ces hardis marins aient manifesté une
préférence pour les rivages. C'est le contraire que l'on
constate. Sur une douzaine de toponymes sûrement saxons le long de la
côte, tous se tiennent à bonne distance de la mer. Le plus proche,
Terlincthun (hameau de Wimille ; Boulogne, Bou-
44
logne Nord-Est) en est à un bon kilomètre, perdu
derrière la falaise. D'autres noms de lieux germaniques (Sangatte,
Wissant) peuvent aussi bien être d'origine fran-cique123 ; c'est
sûrement le cas d'Audresselles (ci-dessous, chap. IV, 4, même
page).
On peut penser qu'A l'époque de la mise en place des
établissements saxons, les questions de sécurité
primaient-elles : par mer pouvaient arriver d'autres pirates. Ils
étaient bien placés pour le savoir.
4. Comment a disparu la colonie saxonne ? - toponymes
en -zelle, en -brouck et en
-bègue
Plus précisément : comment s'est
résorbé le rameau qui chez nous parlait "en-glisc" , cet
ancêtre du vieil-anglais. Ce ne sont pas les gens qui ont disparu :
pareille extermination aurait laissé des traces écrites. Les
habitants de notre région ont simplement changé de langue.
Sont-ils passé directement de l'englisc au roman ? Dans
une partie au moins de l'aire qu'ils occupaient, ils sont sûrement
passé par le francique, cette autre langue germanique qui est à
l'origine du flamand. Ce fut le cas notamment de la région de
Saint-Omer, qui n'a parlé picard - puis français -qu'à
partir du XIlème siècle. On peut reconnaître plusieurs
toponymes saxons, notamment en -ness et en -brique (cartes 10
et 12), au delà de ce qui fut, au Xlème siècle, la limite
entre dialectes romans et germaniques (carte n° 2).
Au sein même de l'aire d'expansion de notre anglo-saxon
s'observent une commune et quelques hameaux, dont les noms, germaniques, sont
d'apparence francique. Ils sont en effet composés du mot "Selle"
(en suffixe : -selle ou -zelle), qui paraît
désigner une habitation seigneuriale par opposition au bain,
village de paysans121. Selle, en toponymie, est très commun en
Flandre et dans le Brabant alors qu'il n'a jamais été
rencontré avec certitude en Angleterre. Propre au francique salien, il
est exceptionnel en territoire ripuaire. Parmi les toponymes
évoqués ci-dessous, l'un d'eux, Audresselles, présente
d'ailleurs une caractéristique morphologique du francique : l'r de
flexion au nominatif singulier, r qui n'existe pas en vieil-anglais :
Audresselles - Older seele - est le "vieux manoir", comme Audruicq,
autre toponyme francique - 01-der wick - est le "vieux bourg"
(Saint-Omer, Audruicq). On peut y adjoindre Audre-hem (Saint-Orner, Ardres :
"le vieux village").
Voici la liste des toponymes en selle-zelle, en se
limitant bien entendu à l'aire qui fut par ailleurs plus ou moins
saxonisée. Les toponymes de ce genre fourmillent au delà de l'Aa,
dans la partie flamande du département du Nord. Dans notre
région, on
observe que ce suffixe prend la foi me -zelle
après une voyelle ou une consonne so-
123 Sangatte : La porte du sable "Arenae foramen, vulgo
Sant-Gata" au XIIième siècle ; quant à Wis-sant :
probablement "Le sable blanc" : "Whit-Sant".
124 C'est le sens du mot sala en latin
médiéval (dérivé de cella ?). Son
dérivé saliens s'applique aux Francs "Saliens".
45
pore, -selle à l'initiale ou après une
consonne sourde - Audresselles et Strasselles paraissant faire exceptions.
Toponymes en -selle ou zelle
1. Audresselles (Boulogne, Marquise) - Odersele 1150,
Odressele 1208
2. Fauquezelle : ancien hameau de Clerques (Saint-Orner, Ardres)
- Fauquezelle 1467
3 Floringzelle : hameau d'Audinghen (Boulogne, Marquise) -
Floringesele 1107
4 Framezelle : également hameau d'Audinghen (Boulogne,
Marquise) - Flamersele 1198, Flamezelles 1248
5. Framezelle : fief à Fruges (Montreuil, Fruges) -
Framerselle 1759
6. Haringzelle : encore hameau d'Audinghen (Boulogne, Marquise)
- Haringzelle 1480
7 Hinguezele ou Linguezele : lieu-dit de Quelmes (Saint-Orner,
Lumbres) - Henguezele 1411
8 La Seille (sous réserve ; je la cite, sans plus,
à cause de ses anciennes formes) : fief à Baincthun (Boulogne,
Boulogne Sud) - Celles 1208 ; Celle 1285
9. Selles (Boulogne, Desvres) - Selae 826
10. Selles : hameau d'Audresselles (Boulogne, Marquise) -
Selles 1208
11. Strasselles : fief, à Rackinghem (Saint-Omer,
Aire)
12. Vincelles : écart de Bazinghen (Boulogne, Marquise) -
Strasse11759
13. Waringuezelle : encore hameau d'Audinghen (Boulogne,
Marquise) - Waringuezelle 1456
14. Watrezelle : écart de Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est) - Westrezelle 1525
A cette liste, il n'y a sans doute pas lieu d'ajouter les "La
Salle", dont on sait qu'on en trouve dans toute la France ; dans le
Pas-de-Calais on en rencontre un peu partout, aussi bien autour d'Arras qu'aux
environs de Boulogne.
Sur cette dizaine de toponymes en selle, -zelle, une
demi-douzaine forme un groupe compact, en arrière du cap Gris-Nez : dont
quatre hameaux de la seule commune d'Audinghen. S'agirait-il d'un hasard ?
D'après G. des Maretzt26 il existe d'autres exemples de pareils
groupements, toujours aux frontières du pays salien. Cet auteur propose
d'y voir des sortes de postes frontières, affermissant des
conquêtes et protégeant l'arrière-pays contre les
contre-offensives de l'ennemi. Pourquoi pas ? notre petit groupe de villages
pénètre comme un coin au coeur de la colonie saxonne...
A ces noms francs on peut évidemment ajouter les sites
de ponts en "brouck", puisque dans notre colonie saxonne les sites de
ponts sont en -brick, -brique (plus haut, chap. II, 1, B) p.14.
-Brouck est presque aussi fréquent que -brique, avec
une répartition naturellement plus orientale (cartes 12 et 13) :
Toponymes en -broucq
1. Ambrouck fief à Audinghen (Boulogne, Marquise) - pas de
forme ancienne
125 Cette constation me permet d'exclure (à tort ou
à raison) une dizaine de toponymes, d'ailleurs situés pour la
plupart en dehors de notre région. A savoir : 4 "Courcelles"
(respectivement" : fief à Béalencourt, à T"mques, Verquin
et Noeud-les-Mines, et hameau de Rollencourt), 1 Courcelles-le-Comte", 2
"Estracelle" (ferme à Aire et écart de Beuvry). "Frammeselle",
lieudit d'Amettes (Béthune, Auchel) pourrait être une variante
orthographique ; mais elle est, elle aussi, assez éloignée de la
zone qui nous occupe. Peut-être aurais-je dû garder deux
"Maisoncelle" ; mais elles sont passablement excentrées : l'une est
près d'Arras et l'autre de Hesdin (hameau de La Capelle)
126 G. des Maretz - Le problème de la colonisation
franque et du régime agraire en Belgique.
2.
46
Aubrouck : hameau de VVisques (Saint-Omer, Lumbres) - pas de
forme ancienne.
3. Le Brouckwys, ou Brouchus : ancienne ferme à Arques
(Saint-Omer, Arques) - Le Brou-chus 1334, Le Broucqhuys
1566
4. Brouquestrate : hameau de Moulle (Saint-Omer, Saint-Omer
Nord) -pas de forme ancienne
5. Brouxolles : lieu-dit de Landrethun-le-Nord (Boulogne,
Marquise) - Brockeshole 1286
6. Brouxolles : ancienne ferme à Moringhem
(Saint-Omer, Saint-Omer Nord) - Brouxole 1296
7. Halimbroucq (identique à Hulimbroucq, même
commune ?) : fief, à Saint-Martin-au-Laërt (Saint-Omer, Saint-Omer
Nord) - Le Halincbrouc 1427
8. Hallinebroucq : également fief, à
Saint-Martin-au-Laërt (Saint-Omer, Saint-Omer Nord) - pas de forme
ancienne
9. Le Hallevinbroucq : fief, à Polincove (Saint-Omer,
Audruicq)- pas de forme ancienne
10. Hazebrouck : fief, à Saint-Venant (Béthune,
Liners) - pas de forme ancienne
11. Hazebrouck : lieudit de Wacquinghen (Boulogne, Marquise)
- Hazebreuc 1345, Asse-broec 1393
12. Hellebroucq : hameau d'Eperlecques (Saint-Orner, Ardres)
- Hairebreuc, Hairbrouck 1325
13. Herbroucq : ancien écart de Houlle (Saint-Omer,
Saint-Omer Nord) - Herbrouc 1330, Harbreuc XIVème
siècle
14. Lyselbroucq : écart et marais, à
Saint-Omer, au faubourg de Lysel - L'Iselebroucq 1428
15. Le Middelbroucq : lieudit à Ruminghem (Saint-Omer,
Audruicq) - pas de forme ancienne
16. Le Schoubroucq : hameau de Clairmarais (Saint-Omer,
Saint-Omer Nord) - Scoude-brouc 1264
17. Vincquebroucq : lieudit, à Saint-Omer -
Vinkebrouc 1394
18. Le Voorbroucq : lieudit à Ruminghern (Saint-Orner,
Audruicq) - pas de forme ancienne
19. Widdebroucq : hameau d'Aire-sur-la-Lys (Saint-Omer, Aire)
- Widebroc 1100
20. Zutbroucq : écart de Clairmarais (Saint-Omer,
Saint-Omer Nord) - Zutbrouc 1364
Si "Brouck" est n'est pas très commun,
-breucq en revanche est fréquent, mais sans
intérêt pour nous : s'agit-il d'un ruisseau ( anglais brook,
vieil-anglais broc), ou d'un marécage (néerlandais
broek, allemand Bruch) ? - ce n'est peut-être pas par
hasard, que sur une cinquantaine de lieux-dits "Le Marais", l'un des rares pour
qui on dispose d'une forme ancienne soit précisément "Brocus"
(marais en latin) , pour un hameau de Salperwicq (Saint-Omer, Saint-Orner
Nord), ce qui renvoie au francique (lequel est attesté à
Salperwick au Moyen-Age).
Il en est sans doute de même pour les quelque vingt-cinq
Becques appliqués à des ruisseaux : néerlandais
beek plutôt que vieil-anglais broc. Nombreux dans la
partie flamande du département du Nord, on en trouve aussi dans le
Pas-de-Calais, surtout du côté de Saint-Orner et d'Aire-sur-la-Lys
(ci-dessous, annexe 3). Il y en a pourtant trois ou quatre dans les environs de
Boulogne-sur-Mer, notamment le minuscule fleuve côtier qui, naissant sur
la commune de Condette, se jette dans la mer dans sa voisine d'Hardelot. Ils
apportent ainsi la même information que les toponymes en -broucq :
à savoir qu'on a parlé le francique, non seulement dans les
environs de Saint-Omer mais aussi, sans doute plus brièvement, dans ceux
de Boulogne-sur-Mer. Nous tenons là la trace d'une
éphémère conquête linguistique de la part de ce qui
de-
47
vait devenir le flamand. Éphémère, en
effet, car bientôt le dialecte picard vint re-romaniser toute la
région boulonnaise.
Quoiqu'il en soit, il paraît certain qu'il y a eu des
établissement francs au coeur de la colonie saxonne, et cela
antérieurement à la romanisation de la région. Peut-on
aller plus loin, et admettre que celle-ci a été
entièrement franquisée avant de devenir picarde ? Il n'est pas
possible de le savoir. Trop de toponymes germaniques peuvent relever tout aussi
bien d'une des deux langues que de l'autre.
La disparition de la langue saxonne se place
nécessairement entre le VIème siècle (date de la formation
du suffixe -ingatun) et le Xlème siècle (date de la
romanisation de la région de Guines). Il n'est pas possible d'en dire
plus.
Au VilIème siècle, la région parlait
encore une langue germanique, sans qu'on puisse savoir laquelle. C'est à
cette époque, en effet, qu'on voit le suffixe latin -acum
(resté -ac dans le midi : cf. Bergerac) devenir
é, -ay, -y dans toute la France du Nord ; plus
particulièrement - y en Picardie. Font exception deux régions
où l'on ne parlait pas encore une langue romane au moment où prit
place cette évolution phonétique : à savoir une partie de
la région boulonnaise ainsi que les confins de la Bretagne.
Là-bas, l'aire de répartition dudit suffixe (cf. Loudéac)
matérialise une ancienne extension de la langue bretonne. Chez nous, ce
suffixe, assez fréquent, apparaît sous la forme -èque,
écrit le plus souvent -ecques(cf. Senlècques,
Floyecques). On y parlait donc encore une langue germanique, francique ou
saxon, ce qui excluait cette évolution phonétique propre au
picard.
Sur la carte de répartition du suffixe -acum
au nord-ouest du Pas-de-Calais (carte n° 2), on se serait attendu
à observer une limite nette entre les formes picardes en -y et les
formes germaniques en -èque : cette limite aurait
été un instantané d'une époque où deux
langues s'y affrontaient. Il n'en est rien. On remarque, au contraire, sur une
bande large d'une trentaine de kilomètres, une juxtaposition de ces deux
types phonétiques : une sorte de patchwork, une espèce de peau de
léopard linguistique. Pour quelques noms de lieux on a même la
trace d'un flottement. Réty, par exemple, dans le canton de Marquise, a
commencé par s'appeler "Reetseke". Plus au sud, Embry et Renty
ont été jusqu'à présenter les trois formes,
respectivement : Em-briacum, Embreka, Embri, et Rentiacum,
Renteke, Renthi. On observe donc à cette époque une
étape de transition, étape préliminaire à la
victoire d'une des deux langues. Celle-ci s'est trouvé être le
picard. Pourquoi ce dernier ? on n'en sait trop rien. Sans doute pour la
même raison qui, plus au sud, assura dans quelques cantons le
succès de "breton gallot" (roman) aux dépens du "bas-breton"
(celtique).
Afin de préciser ce point, j'ai cartographié,
à la même échelle, la situation telle qu'elle se
présente aujourd'hui en Bretagne orientale (carte n°2 bis). On y
voit deux blocs s'affronter, quelques outsiders allant
néanmoins se manifester au sein du groupe d'en face. Point de magma
comme dans notre Pas-de-Calais. Je suppose donc que chez nous au
VIIIème siècle, plusieurs petits sous-groupes linguistiques se
côtoyaient dans
48
la région, la plupart des gens étant
probablement bilingues. Cette situation bizarre pourrait-elle refléter
la coexistence d'îlots saxons et franciques, encerclés les uns et
les autres par le picard ? il n'est pas possible de le savoir.
A la fin de ce VIIIème siècle, nous arrivons
à l'époque de Charlemagne. Il me semble que si la langue
anglo-saxonne perdurait alors dans notre région, au voisinage de
l'importante abbaye de Saint-Bertin, quelque texte en ait fait mention. Ce
n'est pas le cas, mais absence d'indice n'est pas forcément indice
d'absence...
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