A. Théorie de G. Kurth97.
Cet auteur se base sur les faits suivants :
a) Il est impossible qu'aux Vème et Vlème
siècles les Saxons aient essayé d'arracher aux Francs
"alors dans le premier feu de leur expansion" une partie du littoral
boulonnais.
b) Pourquoi les Saxons auraient-ils divisé leurs
forces, la conquête de la grande île étant loin d'être
une promenade militaire ?
Ergo, les Saxons étaient déjà en
place au Vème siècle. Or précisément, on assiste,
durant tout le Bas-Empire, à des incursions incessantes de pirates
saxons sur les côtes de la Gaule. La Notitia Dignitatum ne
parle-t-elle pas d'un rivage saxon, sur lequel on trouve
précisément trois colonies saxonnes attestées, celles de
la Loire, de Bayeux et de Boulogne ? Selon notre auteur, il n'est pas difficile
de savoir à quelle date ce peuple a occupé le Boulonnais :
à l'époque de Carausius. Celui-ci ayant le plus grand
intérêt à être maître du rivage continental, il
y aurait installé ces barbares devenus ses alliés.
N'était-il pas, dès avant sa révolte, accusé de
pactiser avec l'ennemi ? Que l'on examine la situation topographique des
villages saxons : on les voit, dit-il, disposés en deux rangées
concentriques formant une véritable ceinture stratégique autour
de Boulogne98 ; ils trahissent une "volonté intelligente".
On voit que Kurth fait un peu flèche de tout bois, sans
parvenir à se montrer tout à fait convaincant. Il a
peut-être raison... d'autant plus que quelques menus faits, inconnus de
lui, viennent à l'appui de sa thèse.
Pour lui, une alliance entre Carausius et les pirates n'est
qu'une conjecture, qu'il juge plausible à partir du texte d'Eutrope. Or
les panégyriques la dénoncent nettement : Carausius avait des
alliés barbares, en particulier des Frisons99. Cela dit, cette
amitié ne devait pas aller très loin. Nous avons de lui des
monnaies qui le glorifient comme vainqueur des Germains. Elles portent les
légendes suivantes :
VICTORIA GERM
GERMANICVS MAX V
VICTOR' CARAUSI
accompagnées d'un trophée entre deux
captifsl°°.
On possède par ailleurs quelques textes qui montrent, aux
alentours de l'an 400 -
97 G. Kurth, 1895 - La Frontière Linguistique en
Belgique et dans le Nord de la France p. 530-537. A cette se rattache
celle de I. Taylor : voir plus bas, p. 33.
98 C'est un peu vrai si l'on restreint l'examen aux villages en
-thun. L'impression disparaît si on leur ajoute les toponymes en
-brique et en -inghem.
99 Panégyrique de Constantin V, ,p. 163 ;
Panégyrique de Constance VII, p. 135 et 136. Voir plus haut,
p.
4.
100 P. Webb, 1907 - The reign and coinage of
Carausius.
30
époque de la Notitia Dignitatum - le pays
morin occupé par des Barbares. Il s'agit de deux lettres. L'une est de
Saint Paulin de Nole qui, écrivant en 399 à Saint Victrice de
Rouen, le félicite d'avoir converti la terre des Morins, que seuls
peuplaient "des étrangers barbares et des indigènes
brigands"i01. L'autre est de Saint Jérôme à une
jeune veuve ("de Monogamia", 409) : énumérant des
peuples barbares qui occupent la Gaule, il cite les Saxons ; et, quelques
lignes plus loin, évoque la Morinie parmi les ci-
tés "devenues gel tuniques"102. On peut imaginer que la
décision administrative ayant un jour démembré la
civitas Morinorum, pour en détacher la civitas
Bononien-sium (ex pagus bononiensis)103, n'a pas
intéressé outre mesure Saint Paulin et Saint Jérôme
: quand ils parlent de la Morinie, c'est probablement de la région toute
entière. Plus précis, le texte de Saint Jérôme est
pourtant le moins informatif. Il se place en effet après le passage du
Rhin par la grande invasion du 31 décembre 406: dorénavant, il y
avait des Barbares un peu partout en Gaule. Notons toutefois que les Francs
n'avaient pas pris part à ladite grande invasion. Ils étaient, en
effet, chargés de garder la frontière du Rhin, et c'est à
leur corps défendant que les autres tribus germaniques avaient
traversé le fleuve. Les Francs, qu'on croit partis des îles
zélandaises, occupaient à la fin du IVème siècle la
région de l'embouchure du Rhin et le nord-est du cours inférieur
de l'Escaut : cela à la suite d'un accord conclu en 358 avec l'empereur
Julien. C'est après la grande invasion de 406 qu'on les voit franchir
l'Escaut et remonter la Lys jusqu'à Courtrai, pour atteindre Cambrai
vers 430. Ils sont arrivés trop tard pour être les Barbares
germains que Saint Paulin signale en Morinie. Cela dit, on ne voit pas pourquoi
Saint Paulin aurait éprouvé le besoin de faire l'allusion
précitée si elle avait été pure imagination. M. de
Moreaul0} a développé l'idée que cet écrivain
était très au courant des faits et gestes de Saint Victrice, et
qu'il avait à ses côtés, lorsqu'il rédigea sa
lettre, deux clercs venus de Rouen.
Il y avait sûrement des Germains dans la région
dès le IVème siècle : mais lesquels ? Sans parler du
"Marcae" évoqué à la fin du siècle par la
Notitia Dignitatum, on a signalé à Uzelot (hameau de
Leulinghen ; Boulogne, Marquise) un collier d'aspect tout à fait
germanique (cf. plus haut, p. 22 "Archéologie
funéraire"). Il se compose de 42 perles de verre, 9 d'ambre et 10
pièces de monnaie. Ces dernières, en bronze, sont à
l'effigie de Constantin (306 à 337), de Constance II (337 à 361)
et de Crispus (César de 317 à 326).
101 Sancti Paulini Nolani episcopi epistola XVIII,
colonne 239, t. 61 de la Patrologie : Ita est nunc in terra Morinorum,
situ orbis extrema, quam barbaris fluctibus fremens tondit Oceanus... ubi
quondam deserta sil-varum ac littorum punter intuta advenue barbari aut
latrones incolae frequentabant, nunc venerabiles et angelici sanctorum
chori..."
102 Sancti Eusebii Hieronymi epistola CXXIII; Patrologie
t. 22, colonnes 1057 et 1058 : "innumerabiles et ferocissimae nationes
universas Gallias occuparunt. Quidquid inter Alpes et Pyrenaeum est, quod
Oceano et Rheno incl ulitur, Quadus, Vandalus, Sarmata, Halani, Saxones,
Burgundiones, Alamani... Vangiones longa ob-sidione deleti.. Remum urbs
praepotens, Ambiani, Atrebatae, extremi hominum Morini, Tornacus, Nemetae,
Argentoratus, translatae in Germanium".
103 Cf. plus haut, note 16.
104 E. de Moreau, 1926 - Saint Victrice de Rouen,
apôtre de la Belgica Secunda.
31
Je viens d'indiquer des faits qui viennent à l'appui de
la thèse de G. Kurth. D'un autre côtés, on peut-être
assuré que si Carausius avaient installé des Barbares saxons dans
les environs de Boulogne, les panégyriques n'auraient sans doute pas
manqué de les dénoncer, au lieu d'aller chercher ses
alliés jusque en Frise. Quant à la répartition des
villages en -thun en deux rangées concentriques autour de
Boulogne, j'ai indiqué plus haut la raison pour laquelle je crois que
c'est une illusion d'optique. Ajoutons que la transformation sémantique
qui a affecté le mot thun en vieil-anglais paraît assez
tardive, ne pouvant guère être antérieure au VIème
siècle (plus bas, p. 33. Les Saxons auraient donc observé pendant
près de trois sièdes les emplacements attribués par
Carausius ?
B. Théorie de l'étape, ou de T. Hoops.
Défendu par plusieurs auteurslc , elle a
été notamment défendue par J. Hoops'°, lequel a
découvert les phénomènes philologiques sur lesquels elle
repose. Il y a, dit-il, dans l'anglo-saxon d'Angleterre, un certain
nombre de mots d'origine latine qui désignent des objets d'usage
courant, et dont la phonétique dénonce un emprunt très
ancien, antérieur à l'invasion de la grande île. Ce sont,
par exemple, biscop, stroet, persoc (pêche), cealc
(chaux). De tels mots paraissent nécessiter, pour passer d'une
langue dans une autre, plus que de simples relations commerciales, mais une vie
côte à côte pendant un certain temps. Ils se retrouvent dans
d'autres langues germaniques, ce qui suppose, un temps d'emprunt commun. Pour
J. Hoops, ce terrain d'emprunt ne pouvant avoir été le Slesvig,
il faut chercher ailleurs. Sur la foi du témoignage de Zo-zime'°',
il le place sur le Rhin inférieur. Les auteurs qui ont adopté son
point de vue y verraient une bande côtière allant de l'embouchure
du Rhin à celle de la Canche, avec un maximum de densité dans le
Boulonnais.
F. Lote et J. Mansions' ont montré que ces arguments
sont bien moins solides qu'ils n'y paraissent. Les phénomènes
phonétiques latins sur lesquels s'appuie Hoopsll° sont mal
datés, et peuvent n'être pas antérieurs au Vlème
siècle. Il n'y aurait que 4 termes qui aient résisté
à cette contre-épreuve philologique. Ce sont walnut
(noyer) qui pourrait s'expliquer par des relations commerciales ;
soeterdaeg (latin : sabbati dies), assimilation qui peut
avoir été faite par un missionnaire érudit aussi bien en
Allemagne qu'en Grande-Bretagne ; enfin cleofa ( latin : cubile)
et miltestre (mere-trix), qui ne sont d'ailleurs employés
que pour rendre des passages de la Bible. Un long contact avec la culture
latine ne serait attesté que par les mots signifiant
105 0. Bremer - Ethnographie der germanischen Stiimme;
M. Schônfeldt - Historische Grammatika van bet
Nederlands
106 J. Hoops - Waldbkume und Kulturpflanzen in germanischen
Altertum.
107 Zozime, Histoires III, 5 à 8. Il raconte
que les Saxons chassèrent les Francs de l'île des Bataves et
furent soumis par Julien. Mais on sait le peu de créance que
mérite cet auteur : dans un passage voisin, il confoncd les Saxonx avec
les Quades.
108 J. Mansion - Le problème saxon.
109 F. Lot - Les migrations saxonnes en Gaule et en
Grande-Bretagne
110 Maintien de la tenue latine intervocale, de l'i bref, du
c dur devant voyelle
32
"chambre" et "prostituée" ?
On aurait sans doute tort de voir les Saxons se transportant
en bloc d'un endroit défini à un autre endroit défini. Il
suffit qu'un petit groupe d'émigrants soit venu de régions
romanisées ; ou que de jeunes Saxons aient servi dans l'armée
romaine11. Parmi les pirates germains qui ont conquis l'Angleterre, il pouvait
y avoir des gens venus de régions autres que celles où l'on
parlait "englisc" (l'ancêtre du vieil-anglais). On n'a pas le droit,
écrit J. Mansion, de conclure d'une unité politique ou
ethnographique à une unité de langage'l2.
Cette théorie de l'étape laisse donc à
désirer. Rien n'oblige à croire que ceux que les Romains
appelaient "Saxons" (l'ensemble de pirates germains, qu'ils soient Angles,
Jutes ou " Saxons" sensu stricto) n'étaient pas venus
directement en Angleterre en venant d'Allemagne du Nord et du Slesvig. Quant
à ceux qui vinrent un jour s'établir en Boulonnais et y fonder
des villages en -incthun, on est sûr que la plupart d'entre eux
parlaient "l'englisc" : le vieil-anglais.
2. Arrivée tardive.
A la différence des partisans d'une arrivée
ancienne, lesquels sont en désaccord sur le lieu d'origine de la
migration, ceux qui croient à une arrivée tardive la voient tous
venir d'Angleterre : il s'agirait donc d'une très ancienne invasion
anglaise en France. Cette théorie a été soutenue
principalement par deux auteurs, I. Taylor et H. Ehmer, qui s'appuient sur des
arguments très différents.
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