C. Les noms de lieux en -ness.
Aux suffixes -thun et -brique on peut ajouter, avec peu de
chance d'erreur, un suffixe -ness, avec le sens de "pointe, cap". Le
fait qu'il n'existe pas en flamand mo-derne71 n'oblige pas à
préjuger du francique ; mais le fait est qu'il est absent de la
toponymie flamande, alors qu'il est fréquent de l'autre
côté de la Manche. On le trouve de ce côté-ci du
détroit dans les noms de lieux suivants :
Toponymes en -ness
1. Cap Blanc-Nez : sur Escalles (Calais, Calais Nord-Ouest) -
Hildernesse 1124.
2. Cap Gris-Nez : sur Audinghen (Boulogne, Marquise)-
Blacquenès 1546 Blacquenetz 1550. Cf. en
Angleterre Blackness.
3. Hernesse (La) : fief à Saint-Orner-Capelle et
à Sainte-Marie-Kerque (Saint-Omer, Au-druicq) - pas de forme ancienne
4. Lampernesse : lieu-dit de Tardinghen (Boulogne, Marquise)
- pas de forme ancienne
5. Longuenesse : commune, faubourg de Saint-Omer (Saint-Omer,
Saint-Omer Sud) - Lo-conesse 877.
6 Le Nez : hameau d'Audinghen (derrière le cap Gris-Nez
; Boulogne, Marquise) - Le Nesse 1312
7. Péternesse : ancien nom de Saint-Pierre-les-Calais,
à Calais - La forme hésite longtemps entre Petresse 962,
Petressa 1026, Pieterse 1227, et Piternesse 1093,
Pitarnesse 1093, Peternessa 1107 ; Seint-Pierre
1253-1270, Sanctus Petrus juxta Calesium 1307.
8 Selnesse : ancien château à Ardres
(Saint-Orner, Ardres) - Salunels 1148 ; Selnessa
XIIIème siècle.
9. Witternesse (Béthune, Norrent-Fontes) - Witernes
1119, Wautrenès 1365
Quelques noms de lieux contiennent le radical "Ingl-", sans
qu'on sache trop ce qu'on peut en tirer. Ce n'est pas le cas de
Saint-Inglevert, personnage qui n'a pas existé et encore moins
canonisé (Sontingeveld 1148)72. On peut citer :
1. Inglebert : hameau de Quelmes (Saint-Omer, Lumbres) -
Ingelberga 1149.
2. In linghem : hameau de Norbécourt (Saint-Omer,
Ardres). : Iglighem 1223, Inghelin-ghem 1338.
Il doit exister beaucoup d'autres noms d'origine saxonne dans
notre région ; au moins la majorité des noms germaniques du
Bas-Boulonnais (eux-mêmes plus nombreux que les noms romans). L'absence
de critères sûrs empêche d'y distinguer ce que nous devons
aux Francs et aux Saxons.
Il y a pourtant une classe de noms pour lesquels la philologie
n'apporte rien, mais dont la répartition est des plus suggestives.
Très nombreux, la plupart sinon tous sont, selon toute vraisemblance,
d'origine saxonne :
71 Le néerlandais emploie un mot "nes" dans ce
sens, mais ce mot est moderne, dérivé du moyen-néerlandais
"nasu" (nez). La même évolution sémantique s'est produite
à mille ans de distance en anglo-saxon et en néerlandais.
72 "Sontium campus vulgo Sontinghevelt" au
XIIIème siècle (en néerlandais, champ se dit
veld)... mais "Sanctus Ingelbertus" au XVlIème siècle !
- notre région connaît un autre cas de canonisation abusive :
"Saint-Denoeux" (Montreuil, Campagne-lès-Hesdin), lequel était
à l'origine Sendenodum (1170) ; il devint Saint-Denoes en 1431
en passant par Saindenoeuf en 1338... et même, sous la Révolution,
"Denoeux-l'Inflexible" !
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D. Les noms de lieux en -inghem.
On reconnaît dans cette terminaison la combinaison de
deux suffixes : -ing que nous avons déjà
rencontré au chapitre des toponymes en -incthun (plus haut p.
12, note 47 ; et -hem, -ham qui désigne un lieu de
résidence
Ce dernier vocable existe dans toutes les langues germaniques,
avec le sens d'habitation : anglais home, allemand heim. Il
est partout utilisé en toponymie, quoique de façon variable selon
les régions, le plus souvent en suffixe : le haut-allemand et le
francique ripuaire l'emploient souvent (cf. Mannheim) ; le francique
salien (celui qui intéresse notre région) en fait un moindre
usage, et l'écrit sans h : par exemple, Eerne-gem, Zedelgem
près de Bruges. On le rencontre assez fréquemment dans la
région boulonnaise (exemples : Audrehem, Dohem, Ostrehem, Westrehem...
etc), sans qu'il soit possible de l'attribuer à coup sûr au saxon
plutôt qu'au francique).
Si le suffixe -ing est employé un peu partout,
il n'en est pas de même du suffixe composé -ingham
lequel n'est utilisé strictement qu'en Angleterre (cf
Birmingham, Buckingham, etc.) et, de ce côté-ci du
détroit, dans la région qui fait face à la grande
île. Il apparaît en France sous la forme -inghem,
écrit aussi -inghen (carte n° 14 et 17) : à
Buckingham correspond chez nous Bouquinghen et, à Birmingham, Barbinghem
("Birminghaem" au Xlème siècle).
Les noms de lieux en -inghem, -inghen, sont presque
au nombre de 150 pour le seul département du Pas-de-Calais (on en
trouvera la liste en annexe). Ils fourmillent dans les arrondissements de
Boulogne et de Saint-Omer ; on en trouve dans ceux de Montreuil et de
Béthune, et sporadiquement dans ceux de Saint-Pol et d'Arras, ainsi que
dans le département du Nord, avec quelques enfants perdus au delà
de la frontière belge. On relève parmi eux plusieurs doublets ou
triplets, et même deux quadruplets (Matringhem, ainsi que Vaudringhem
auquel s'ajoute peut-être Waudrin-ghem).
Leur ligne de force est dirigée d'ouest en est comme
celle des noms en -thun, mais ils débordent assez largement
ceux-ci, et sont plus éparpillés. Doit-on penser qu'ils sont tous
de fondation anglo-saxonne, les gens qui parlaient cette langue ayant
manifesté - à la différence des Francs Saliens - un
goût prononcé pour les suffixes composés ? Plausible, voire
probable cette hypothèse se heurte à une difficulté des
plus sérieuses. Elle donnerait en effet à la colonie saxonne une
étendue telle, qu'on comprendrait mal le silence des textes. La colonie
saxonne aurait-elle été, à l'époque des toponymes
en -inghem, plus étendue qu'à celle des noms en
-thun ? Peut-être est-il permis d'envisager un effet de
contamination, sociale ou linguistique, dans les régions
franciques qui étaient les plus proches de celles occupées
par les Saxons ? En effet, bien que séparés, les suffixes
-ing et -ham y coexistaient déjà.
Peut-être y eut-il jadis des implantations de villages saxons plus ou
moins isolés, éparpillés en zone francique ? On ne le
saura sans doute jamais. De toutes façons, les toponymes en -in-ghem
sont tous évidemment, directement ou indirectement, d'influence
anglo-
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saxonne. Quand on les rencontre au voisinage de noms en
-thun, on peut être sûr qu'ils sont eux-mêmes
saxons. Et peut-être la colonisation saxonne fut-elle plus étendue
que la répartition des noms en -thun le ferait supposer.
Puisque ces deux sortes de toponymes pouvaient être
voisins les uns des autres, il devait bien y avoir entre eux une distinction
sémantique. A l'époque du Haut Moyen-Age anglais, Bède le
Vénérable assimile ham au latin civitas, et
tun à villa73. Ham paraît donc désigner quelque
chose de plus important que thun ; il aurait été ce que
nous concevons comme un assez gros village, et thun plutôt comme
un assez grand domaine, moindre toutefois que le ham.
De nos jours il en reste quelque chose. En effet, les noms en
-inghem du Pas-de-Calais sont un peu plus souvent des communes (50 sur
148, soit un tiers - alors que les noms en -thun sont pour la plupart
des écarts ou des hameaux (8 communes seulement sur 48 en tout, en
excluant les deux Warneton comme douteux) : soit un sixième au lieu d'un
tiers). De surcroît, on peut remarquer qu'après pourtant dix
à quinze siècles, les toponymes en -thun et -incthun
demeurent, statistiquement, subordonnés à ceux en
-inghem. En face de deux hameaux de Baincthun pourvus de noms de la
forme en -inghem (Macquinghen et Questinghen), auxquels s'ajoute un
hameau de Verlincthun (Mazinghen) on observe en revanche dix hameaux en
-thun situés dans l'orbite de communes en -inghem :
Audincthun, Todincthun et Warincthun pour Audinghen, Colincthun pour
Bazinghen, Pincthun pour Echinghen, Rocthun et Wi-trethun pour Leubringhen,
Guiptun, Tardincthun et Wincthun pour Tardinghen.
Ces recherches toponymiques donnent la certitude de
l'existence d'anciens établissements anglo-saxons dans cette
région assez vaste voisine du détroit, et centrée sur la
ville de Boulogne-sur-Mer. En dehors des noms de lieux, y eut-il d'autres
traces saxonnes dans la région ? Nous allons les rechercher en
interrogeant successivement les textes des vies de saints, puis
l'archéologie, l'anthropologie, l'onomastique, et les coutumes.
2. Les Vies de Saints.
Notre région a été christianisée
assez tard, malgré les efforts de Saint Victrice de Rouen au
IVème siècle.. Au VIIème siècle elle était
encore complètement païenne. Il y a donc peu de Saints ayant
vécu assez tôt pour avoir connu l'invasion saxonne, et même
pour avoir parcouru un pays encore saxon, et leurs vies sont trop
récentes. Il y a pourtant un petit groupe de Saints assez anciens : le
petit noyau qui a fondé l'abbaye de Saint-Bertin et qui a repris le
diocèse de Thérouanne. Des deux premiers évêques de
Thérouanne, Saint Antimond (512-549) et Saint Athalbert (549-552) on ne
connaît que le nom et la date, cela d'après les tableaux
chronologiques de l'abbaye de
73 Cité par Ehmer 1937 p. 15. Bède traduit
"inter civitates sive villas" par "betwih his hammum o##e hulule
.
74 E. de Moreau 1926 - Saint Victrice de Rouen, apôtre
de la Belgica Secunda. Revue Belge de Philologie et d'Histoire V, p.
71-79
21
Saint-Bertin. Nous sommes mieux lotis en ce qui concerne Saint
Orner, 3ème évêque de Thérouanne (633-668,
après une vacance de 80 ans), et Saint Bertin, premier abbé de
Sithiu. On n'a pas les vies des compagnons de ce dernier, Saint Mommelin et de
Saint Ebertran.
Rien dans la vie de Saint Bertin ne fait penser aux Saxons. Le
pays est païen, c'est tout ce qu'on apprend. A la lecture de la Vita
Sancti Bertini on a l'impression d'une époque calme. A leur
arrivée, dans la première moitié du VIIème
siècle, on les voit fonder un monastère, le
"vieux-monastère", aujourd'hui Saint-Mommelin près de Saint-Omer,
ainsi qu'une église ornée de pierres rares et de plaques
d'or,. On les conçoit mal bâtissant avec un tel luxe en
période d'invasion (que l'on pense aux déprédations, plus
tardives, des pirates normands !).
Dans la Vie de Saint Orner, on a cru trouver une allusion
à un territoire saxon sur la côté boulonnaise7b. Le texte
est malheureusement moins affirmatif qu'il n'y paraît. C'est le
récit d'un miracle. Saint Orner était allé à
Boulogne, lorsqu'un enfant de la ville, qui était monté par jeu
dans une petite barque utilisée pour la traversée de la Liane, se
vit soudain emporté par le vent vers la pleine mer. Terrifié, il
implora Dieu "par les mérites de Saint Orner" et fut
déposé "sur la terre saxonne"? la situation, pour s'être
améliorée, n'était toujours pas enviable, les habitants de
la région pouvant être animés de mauvaises intentions ;
aussi, dans une confiance parfaite en Dieu et en Saint Omer, il remonta dans
son bateau et fut ramené par un vent favorable sur une mer calmée
à sa cité natale.
Selon de Loisne, jamais un frêle esquif n'eut
traversé le détroit "en l'espace de temps assigné par le
récit", dit-il. Donc, selon lui, la terre saxonne ne serait pas
l'Angleterre, mais une autre portion de la côte française.
Construire un raisonnement en graduant le vraisemblable et
l'invraisemblable dans un miracle me paraît une entreprise bien
scabreuse, spécialement quand le miracle est raconté dans une vie
de Saint du début du Moyen-Age. Ajoutons qu'il est dit qu'à un
certain moment l'enfant ne voyait plus aucune terre : i1 était donc
déjà assez loin en mer, et si la violence du vent ne mollissait
pas, il pouvait fort bien être entraîné jusqu'à
l'Angleterre. Ajoutons que, pour l'avoir ramené en France, il aurait
fallu que, par la suite, ce violent vent d'est se transforme en gentil vent
d'ouest. Pourquoi
75 Cartulaire de Saint Bertin t. I, chap II, p. 17-18 : "Anno
incarnationis domini nostri Jhesu Christi DCXLV, qui est annus XI regis
Ludovici, filii Dagoberti" ; un peu plus tôt (626) d'après
les Acta Sanctorum, vita Sancti Bertini septembre II, p. 559.
76 A. de Loisne, la colonisation sxonne dans le Boulonnais
p. 3 et 4.
77 Vita Sancti Audomari (AA. SS. ord. Sancti Bernardi II
p. 561 A.). Quodam vero die Audomarus egre-gius Christi confessor, in
Bononia orbe perseverans... Ast ilium (juvenem) in pelagus rapuit vis valida
venti. Tunc subito surgens in fonte saeva tempestas, ipsa navicula undis
tumescentibus quassata, nec gubernacula nec gubernatorem habens, huc et
fluctibus errans natabat in mari, quod magno Britanniam gurgite secernit a
Francis, quod saepe fortissimis mersis hic navibus nocet. Ast miser nec
propriam cernens, nec alteram terram... tunc ilium per merita Deus Audomari
precantem trepidum saxonicam ilico deduxit ad terrain. Turn iterum stupidus
ignota cernens arva, raptores tremulus se denudare timebat, si solus diutius
illic expectare tentasset... Audoma-rum tremula clamans tunc voce patronum, in
Dominum fidens cito recurrit ad navem. Ilico Omnipotens yen-turn illi concedens
aptum, mitescere pelago jubens...
22
pas ? Il est vrai qu'au cours d'une tempête, le vent peut
tourner assez rapidement.
Le raisonnement de de Loisne exige que Boulogne n'ait pas
été peuplée de Saxons, alors que ses environs l'auraient
été. Cela n'est pas impossibles. Mais alors, comment l'auteur du
récit, le sachant, aurait-il dit du Pas-de-Calais qu'il "sépare
la Bretagne des Francs" ? ("Britanniam secernit a Francis").
Enfin, n'oublions pas que, si Saint Orner a vécu au Vlème
siècle, ce récit qui le concerne doit être daté du
début du IXème siècle : pour être assuré
d'être compris, il aurait fallu que la colonie saxonne existât
encore à cette époque, et fût même relativement
importante : nous la connaîtrions sans doute par d'autres textes. Aucun
de ces arguments n'est décisif, mais il me paraît vraisemblable
que l'auteur, en écrivant terram saxonicam, a voulu signifier
tout bonnement l'Angleterre.
Il n'y a rien à trouver dans les textes. C'est une
chose fort curieuse que personne n'ait parlé, ni directement, ni par
allusion, d'une colonie aussi importante. On doit en accuser le recul de
civilisation qu'avait subi le Nord de la Gaule à cette époque.
L'archéologie nous réserve une moisson plus
intéressante..
3. Autres traces saxonnes éventuelles.
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