A. Les noms de lieux en -thun.
Un substantif "tûn" est commun à toutes
les langues gettnaniques. Il signifie proprement "haie". C'est le sens qu'on
lui voit en vieil-islandais ("tûn") et en vieil-haut-allemand
("zûn") - d'où l'allemand moderne zaun. En bas-allemand
et en frison, il prend également le sens d'enclos. En vieil-anglais il
perd le sens de "haie" pour ne garder que celui de "lieu enclos de haies ou de
palissades", et en vient à traduite le latin villa. Ecrit
tan, tùn ou tuun, il devient plus tard tounne,
townne, et finalement town en anglais moderne. On sait qu'il est
très usité dans la toponymie anglaise, jusqu'à affecter 1
/ 10 du total des noms des lieux, alors qu'il est pratiquement inconnu dans
celle des autres pays de langues germaniques : en les réunissant tous,
pas plus d'une dizaine de cas, et toujours d'infimes lieux-dits. Plus
intéressant encore, le suffise composé -ington (-ing
marque une appartenance47), qui forme la majorité des noms anglais
en -ton, se rencontre exclusivement, d'un côté en
Angleterre, de l'autre dans le Pas-de-Calais, sous la forme
"-incthun"
On compte dans ce dernier département une cinquantaine
de noms de lieux en "-thun" ou en "-incthun" ; plusieurs
d'entre eux ont des correspondants de l'autre côté du
détroit. Le radical en est le plus souvent un nom d'homme anglo-saxon.
En voici la liste, avec leurs plus anciennes formes attestées98, leur
correspondant anglais le cas échéant, et la traduction du radical
quand elle paraît possible (carte n°4)
Liste des toponymes en -thun ou -incthun
1. Albinthun : écart disparu de
Wierre-au-Bois (arrondissement de Boulogne, canton de Samer) - Albinthon
ou Albincthon, 1769.
2. Alenthun : hameau de Pihen (Calais, Guines) -
Ellingatum 1084. De Ala, Alli, francique Alolf, latin
Alulfus, français Mon. Cf. en Angleterre Alenton
(comté de Winchester), et 1 article suivant.
3. Alincthun : commune (Boulogne, Desvres) - Alinthun
1173, Alinghetun 1199, Alingetuna 1208. Même
racine que le précédent. Cf. en Angleterre, de nombreux
Allington (Dorset, Wales, Devon, Hants, Middlesex, Wilts) et quelques Ellington
(Kent, Northumberland).
4. Audenthun ou Audinthun : hameau de Zudausques
(Saint-Orner, Lumbres) - Hodin-gentun en 1200. De Oddo, Auding. Cf.
Oddington (Gloucester).
5. Audincthun : commune (Saint-Omer, Fauquembergues) -
Odingatun 1016. Cf. n° 4;
6. Audincthun : hameau d'Audinghen (Boulogne, Marquise) -
Dodingthun XVIème siècle.
47 On dispute sur le sens exact du suffixe -ing. On a voulu le
rapprocher du mot "Jung" et le traduire par "fils de" : les
Carolingiens ne sont-ils pas descendants de Charles, et Witta Wecting le fils
de Wecta ? Mais Longnon (Les noms de lieux de la France, p. 175 et
176) a fait ressortir que les "Kerlingen" sont parfois les sujets des
Carolingiens, la Lotharingen le fief de Lothaire, le Mscopfingen
le diocèse ; il a donc voulu traduire -inga par "sujet de
", ce qui est peut-être trop précis. C'est un suffixe
d'appartenance, signifiant peut-être "relevant du clan Untel", comme
O' ou Mc' en gaélique, ius en latin, ibnS en
grec. Quoiqu'il en soit, c'est un des suffixes toponymiques les plus
répandus, tant aux Pays-Bas ("Flessingue") et en Allemagne ("Thuringe")
qu'en Lorraine ("Hayange" en Moselle), en pays burgonde ("Fareins" dans l'Ain)
ou wisigoth ("Conserans" dans l'Ariège)
48 Données d'après de Loisne (Dictionnaire
topographique de la France : Pas-de-Calais), et d'après Kurth (La
Frontière Linguistique en Belgique et dans le Nord de la
France).
13
Cf. n° 4.
7. Audinthun : village disparu, cité par
Gamillscheg49 (Saint-Orner, Lumbres). On pourrait supposer qu'il
s'agit du n° 4, ci-dessus, mais celui-ci est loin d'avoir disparu : c'est
un hameau important de la commune de Zudausques..
8. Baincthun : commune (Boulogne, Boulogne Sud) -
Bagingatun 811. De Baga (Baginus). Cf. en Angleterre Baginton
(Warwick) ; Bainton (York).
9. Baudrethun : hameau de Marquise (Boulogne, Marquise) -
Boudertun 1286. De Baldo, Balder (?). Cf Beddington (?).
10. Le Boutura : ancien hameau d'Outreau (Boulogne, Outreau)
- Le Bouteuns, XVème siècle ; Le Boutun
1506.
11. Caltun : lieu inconnu, près de Moyecques, hameau
de Landrethun-le-Nord (Boulogne, Marquise) ; cité par
Kurth50. Cf. Colton (Lancaster, Norfolk, Stafford, Worcester,
York).
12. Colincthun : hameau de Bazinghen (Boulogne, Marquise) -
Collingetun XIVème siècle. De Cola, Colinc (?). Cf.
Collington (Hereford) ; Collinstown (Westmeath) ?
13. Connincthun : hameau de Beuvrequen (Boulogne, Marquise) -
Coninghetun 1298. Cf. n° 11.
14. Dirlinggthun : ancien village sur la commune de
Harnes-Boucres (Calais, Guines) - Diorwaldingathun
865-86651, puis Dirlingatun 1107. De Diorwald (?), nom
propre inconnu qui paraît signifier littéralement "celui qui
commande aux bêtes sauvages" (!). Cf Dirleton (Had-dington) ;
peut-être Darlington (Durham).
15 Fauquetun : écart de Saint-Venant (Béthune,
Lillers) - Foukeston 1296, Foukestun 1307. De Folko (?).
Cf. Folkington (Sussex) ; voire Folkestone (Kent).
16. Florincthun : hameau de Condette (Boulogne, Samer) -
Florinthon 1165. Peut-être un combiné roman-saxon se
rattachant à Florus.
17. Fréthun : commune (Calais, Calais Nord-Ouest) -
Fraitum 1084. On a soutenu que ce n'était pas un nom saxon (qui
serait venu de Frith ou de Wulfer), mais un nom roman se rattachant
à fretum (détroit). L'accentuation rend cette
hypothèse peu vraisemblable (l'accent de fretum est sur la
première syllabe, celui de Fréthun sur la seconde) ; ajoutons que
Fréthun est dans l'intérieur des terres, à 18
kilomètres du cap Gris-Nez. De surcroît,
Rodière52 cite une pièce des Archives d'Artois qui
appelle une certaine dame tantôt dame de Fréthun, tantôt
dame d'Offerthun. En Angleterre, Frieston. Cf. n° 27.
18. Godincthun : écart de Pernes-en-Boulonnais
(Boulogne, Boulogne Nord-Est) - Godin-getuna 1208. De God, Godinc.
Cf. Goddington (Kent).
19. Guiptun : ferme à Tardinghen (Boulogne, Marquise)
- Guibbingatun 1130.
20. Hardenthun : hameau de Marquise (Boulogne, Marquise) -
Harden tuna 1208. De Heard, Heardinc. Cf. Hardington
(Sommerset).
21. Honnincthun : écart de Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est). Honingetuna 1208. De Huna, Huninc.
22. Huncthun : fief à Wavrans (Saint-Orner, Lumbres),
cité par Gamillscheg53.
23. Imbrethun : ancien hameau de Wierre-Effroy (Boulogne,
Marquise) - Imbrethun 1525. De Imma, Imper.
24. Landrethun-le-Nord : commune (Boulogne, Marquise) -
Landringhetun 1179. De Lan-derich (?).
25. Landrethun-les-Ardres : commune (Saint-Orner, Ardres) -
Landregatun 1084. Cf. n° 23.
26. Ledrethun : lieu-dit, commune de Beuvrequen (Boulogne,
Marquise) - Ledrethun 1491. De Ledi, Leod. - pas de forme ancienne
27. Offrethun : commune (Boulogne, Marquise) - Guelferton
1181 ; Wolfertun 1286. De Wulfere. Cf Offerton (Derby) ;
Wolferton (Bucks, Hants, Norfolk, Warvick).
28. Olincthun : hameau de Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est) - Olinguetun 1367. De
49 E. Gamillscheg, Germanische Siedlungen in Belglen und
Nordfrankreich, p.160.
50 G. Kurth, La Frontière Linguistique en Belgique et
dans le Nord de la France. p 539.
51 Ce nom présente une "fracture" phonétique propre
à l'anglo-saxon, à l'intérieur du groupe an-glo-frison. Sa
première syllabe représente le saxon deor (bête
sauvage - fier, hardi ; anglais moderne deer). La "fracture" a
brisé, devant le r final, le e du germanique commun
(cf. allemand tier).
52 Rodière, Les Noms de Lieux de l'Arrondissement de
Boulogne. Etudes toponymiques.
53 Gamillscheg, op. cit. p. 160.
14
011o. Cf. 011erton (Cheshire, Nottingham).
29. Paincthun : hameau d'Echinghen (Boulogne, Boulogne Sud) -
Panningatum 1118. De Panno. Cf. Paington (Devon).
30. Pélincthun : hameau de Nesles (Boulogne, Samer) -
Panningetun 1112. Cf. n° 29.
31. Polincthun : ancien hameau de Verlincthun (Boulogne,
Samer) ; cité par Kurth54, donc pas de forme ancienne.
32. Raventhun : hameau d'Ambleteuse (Boulogne, Marquise) -
Raventurn 1084. Pour racine on a proposé Ravo55 ;
mais le spécialiste, Redin, ne connaît pas ce patronymes'.
Pourquoi pas (sous toute réserve !) Hrae (anglais moderne
raven : corbeau) : au lieu d'un hypothétique *Ravingtûn,
, ce serait H aefnûn. Il a été proposé de
l'assimiler à Ravenstone (Derby), lequel me paraîtrait
plutôt "La Pierre aux Corbeaux".
33. Rocthun : hameau de Leubringhen (Boulogne, Marquise) -
Rokethun 1297, Rocquethun 1550. De rock (rocher) ?
Pourquoi pas : le mot rocca, dans ce sens, est attesté en
vieil-anglais. A. de Loisne rapproche bizarrement Rocthun de la localité
irlandaise Rockstowns'. Cet auteur ne connaît pas cet hameau de
Leubringhen, et place Rocthun sur la commune de Longueville (Boulogne,
Desvres)S8. Y aurait-il eu deux Rocthun ?
34. Samblethun : ancien village sur la commune de CoyeccAues
(Saint-Omer, Fauquem-bergues) ; c'est aujourd'hui un lieu-dit "Le Grand
Semblethun - Senpleton 1120, Sempletun 1124.
35. Sodincthun : lieu inconnu cité par
Bückmann59. De Sodda - Donc pas de forme ancienne
36. Sombrethun : ancien hameau de Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est), plus connu sous le nom de Pichevert - Pissevelt et
Zummertun (même date) 1305 ; Sombreton 1339 ;
Zinbre-thun alias Pichevert 1603.
37. Tardincthun : ancien hameau de Tardinghen (Boulogne,
Marquise. Pas de forme ancienne. De Tardo ? cf. n° 38.
38. Terlincthun : hameau de Wimille (Boulogne, Boulogne
Nord-Est) - Telingetum 1208. De Tela, Tella. Cf. Terrington (York,
Norfolk, Devon, Oxford).
39. Todincthun : hameau d'Audinghen (Boulogne, Marquise) -
Totingetum in pago Bono-niensi 807: le plus anciennement cité
de tous les noms en -thun ou -incthun. De Theod, ou de Tota, Totta. Cf
Toddington (Bedford).
40. Totingetum : ancien hameau de Guines (Calais, Guines). -
pas de forme ancienne Cf. n° 39.
41. Tourlincthun : hameau de Wirwignes (Boulogne, Desvres) -
Tourlinctun 1699. De Tor-lo, Torro. Cf Torleton (Gloucester)
; Torrington (Devon).
42. Verlincthun : commune (Boulogne, Samer) - Verlingtun
1173. De Walla ? Cf Warlin-gham (Sussex).
43. Wadenthun : hameau de Saint-In Levert (Boulogne,
Marquise) - Wadingatun 1084. De Wada, Waldo, Walding. Cf
Waddington (York, Lincoln).
44. Waincthun : ancien écart de Saint-Léonard
(Boulogne, Samer) - Wainghetun 1340. De Waga. Cf Winkton
(Hants).
45. Warincthun : hameau d'Audinghen (Boulogne, Marquise) -
Wadingetuna 1208, Wan-dinghetun 1297, et encore
Waudingthun 1491. De Wara, Warinc (?). Cf Warrington
(Lancaster).
46 (?). Warneton. Sous réserve, à cause de sa
finale qui toutefois est récente ; ajoutons que sa situation est
franchement excentrique, voisine toutefois d'un petit groupe de toponymes en
-inghem dont l'ascendance saxonne est plausible (voir ci-dessous H. 1
D : "Les noms de lieux en -inghem"). Warneton es trouve à la
fois en France dans le département. du Nord (Lille, Le
Quesnoy-sur-Deule), et en Belgique (Province du Hainaut, arrondissement de
Mouscron, commune "Comines-Warneton") ; en flamand : Waesten - Warnasthun
1007, Gar-nestun 1119.
54 op. cit. p. 293.
55 A. de Loisne, La colonisation saxonne dans le Boulonnais
p. 9.
56 M. Redin, Studies on uncompounded personal names in old
English.
57 op. cit. p. 10.
58 Dictionnaire topographique du Pas-de-Calais, p.
326
59. Bückmann, Die germanische Ortsnamen bis zum 50
Breitengrad ; cité par H. Ehmer, Die sachsische Siedlungen auf
dein franztisischen "littus saxonicum" p. 16.
47.
15
Wincthun : fief à Tardinghen (Boulogne, Marquise) -
Waynghetun 1326. Cf n° 44.
48. Witrethun : hameau de Leubringhen (Boulogne, Marquise) -
Westretin Xfflème siècle, Westretun 1496. De
Witta, Withere. Cf WiddringtonNorthumberland).
49. Zeltun : hameau de Polincove (Saint-Omer, Audruicq) -
Sceltun 1084. De Zello ? Cf. Scelton (York).
A cette liste il faudrait peut-être ajouter Verton
(commune : Montreuil, Montreuil - Vertunum 856, Vertum
Xlème siède) et Béthune. Leur situation, à
l'un et à l'autre est excentrique et leur finale peu satisfaisante,
surtout celle de Béthune avec sa forme féminine - Bitunia
VIIIème siècle. Il est vrai que certains des noms saxons
cités plus haut ont parfois une finale en a (Alingetuna,
Godingetuna, Hardengetuna, Honingetuna, Wadingetuna) ; mais c'est une
seule fois dans leur histoire, et tous dans le même texte, une charte de
Notre-Dame de Boulogne de 1208. En sens inverse, il y a lieu de noter, sur le
territoire de Béthune, la présence d'un lieu-dit qui pourrait
bien être d'origine saxonne60.
Leur répartition est intéressante. Ils sont
massés dans l'arrondissement de Bou-logne61 (38 sur 47
localisés), et surtout dans l'ouest de celui-ci, parallèlement
à la côte quoique toujours à une certaine distance de
celle-ci, avec une préférence pour le canton de Marquise, qui en
possède la moitié. Ensuite vient l'arrondissement de Saint-Omer
où ils sont assez dispersés ; ils s'y trouvent surtout dans sa
partie occidentale, mais sa partie la plus à l'ouest en est presque
dénuée : zone de plateaux secs tardivement peuplés ?
Quelques enfants perdus semblent se manifester dans l'arrondissement de
Béthune (Fauquetun ; Béthune ?), et peut-être dans celui de
Montreuil (Ver-ton ?) et dans la Belgique voisine (Warneton ?).
On ne connaît pas en France d'autre toponyme analogue en
-tun. Le Calvados fait exception. On y trouve dans l'arrondissement de
Bayeux - ancien territoire des Saxones Baiocassini - trois
localités du nom de Cottun, dont l'une présente en 1036 la forme
Coltun (cf. Caltun en Boulonnais, et de nombreux Colton en
Angleterre). Il s'agit d'une commune du canton de Bayeux, un écart de
Barbeville (même canton) et un écart de Tournières (canton
de Balleroy).
B, Les noms de lieux en -brique
Le suffixe -thun n'est pas la seule trace saxonne
dans la toponymie du Pas-de-Calais : il y en a d'autres, dont l'une au moins
semble égaler -thun en certitude : le suffixe -brique.
Ici, il ne s'agit plus de sémantique, mais de phonétique :
la "métapho-nie en i". Le germanique commun, pour
désigner un pont, avait un substantif féminin : *bruggjo62.
Ce mot a subi des évolutions différentes dans chacune des
langues germaniques. En francique, il a simplement perdu sa finale et assourdi
sa dernière consonne : *bruggjo, passant par *brug est
devenu bruk, noté brouck en flamand et en
60 cf. plus bas, p.171 n° 3.
61 Carte n° 4
62 L'astérique indique qu'il s'agit d'un mot reconstruit
d'après des langues postérieures ; le u se prononce
comme le français ou, et le j représente un
yod, c'est à dire un i consonne.
16
néerlandais (cf. en allemand le féminin
"Brücke"63). En anglo-saxon l'évolution a
été marquée par la "métaphonie en i", dont
nous avons vu qu'elle palatalise les voyelles précédent une
syllabe contenant un i ou un "yod" (i consonne) le u de
*bruggjo, passant probablement par ii, est devenu i,
et la finale s'est palatalisée : brycg, bricg en
vieil-anglais (plus précisément en west-saxon), bridge
en anglais moderne. En anglo-saxon du Vlème siècle, le mot
pour désigner un pont devait se dire à peu près *brig.
Le dialecte picard assourdit souvent les finales" : pour brig,
une personne parlant picard devait entendre, ou au moins prononcer,
brik, écrit brique. Nous sommes donc en possession
d'un critère excellent pour distinguer, en Boulonnais, entre le
francique et le saxon : selon qu'un pont s'appellera" brouck" ou "brique", il
aura été baptisé dans une langue ou dans l'autre.
Certains de ces noms sont composés, c'est à dire
que le mot signifiant pont prend la place d'un suffixe, en tant que
"déterminé" (ce système de composition est le même
dans toutes les langues germaniques) ; rarement il est déterminant.
Dans d'autres cas, l'on n'éprouvera pas le besoin de
donner un qualificatif au pont : on l'appellera simplement "le pont", "la
brique". Dans ce dernier cas, on s'interroger sur l'homonymie avec le mot
français - ou picard - désignant un matériau de
construction, mot qui est également du féminin. Est-elle
gênante ? A vrai dire, non, car ce dernier vocable n'est pas
utilisé en toponymie (sauf, le cas échéant, au pluriel
"Les Briques"). Sur 31 départements français, les 31 volumes
parus en 1946 du Dictionnaire Topographique de la France, je ne l'ai
trouvé qu'une seule fois ("Le Bois de la Brique", dans la Meuse"). Je
laisse de côté un autre cas dans le Gard, où "La Brique"
représente un ancien "L'Albric", et deux cas dans le Calvados, pays
saxonisé. Dans ce dernier département, ainsi que dans la Manche,
on trouve volontiers "brique" en composition : Bricqueville, Briquessard
(Calvados), et Bricquebec, Bricquebosc (Manche).
Dépassant de très loin les autres
départements, Pas-de-Calais fournit près de vingt exemples de
toponymes en "brique" : soit 11 isolés, 7 en composition et 3 douteux.
Dans plusieurs cas, il s'agissait effectivement de sites de ponts ; pour l'un
d'eux, Vebrighe (ci-dessous) ce caractère est même
précisé dans une charte : "ponton qui dici-tur Vebrighe".
Dans d'autres cas, il s'agissait d'écarts ou de lieux-dits dont le
nom pouvait évoquer un pont voisin, lequel n'avait pas besoin
d'être bien important. En voici la liste ; comme il s'agit le plus
souvent d'endroits peu habités, il n'y a guère d'anciennes
attestations.
1) Isolés :
1. A Brique : écart de Marck (arrondissement de Calais,
canton de Calais Est).
2. La Brique : château et écart de Bellebrune
(Boulogne, Desvres) ; dit aussi Cobrique -
63 La métaphonie en i se rencontre à des
degrés différents dans les différentes langues germaniques
; en anglo-frison, elle a été plus forte et plus rapide
qu'ailleurs. On voit que le haut-allemand l'a également subie, mais sans
dépasser le stade ü : *bruggjo > briicke.
64 Exemples : "cafe" pour "cave", "cuite" pour "cidre", "rosse"
pour "rose", "roite" pour "roide"...
17
Quodbrigge 1286, I<abrigue 1302,
Quodbrige 1652, La Brique XiXème siècle -
cf. en Angleterre Cobridge.
3. La Brique : fief, à (Béthune, Béthune) -
Le Bricqueb5 XVIllème siècle.
4. La Brique : hameau et fief à Brunembert (Boulogne,
Desvres) - La Bricque, 1553.
5. La Brique : fief à Colembert (Boulogne, Desvres) -
Le Bricque 1631
6. La Brique : fief à Quercamp (Saint-Omer, Lumbres) -
La Bricque 1631.
7. La Brique d'Or : fief à Mentque-Nortbécourt
(Saint-Omer, Lumbres) - Le Bricke 1359 ; La Bricque d'Or
1739.
8. La Brique d'Or : ancien surnom de Galpanne, fief à
Racquinghem (Saint-Orner, Aire-sir-la-Lys) : "Galpanne dite La Bricque
d'Or" en 1759.
9. Pont-de-Briques : quartier de Saint-Léonard
(Boulogne, Samer) - Le Pont de le Brike 1203 ; Le Pont de le Bric
ques 1506 ; Pont de le Bricque 1525 . La présence de
l'article dans les formes anciennes suffit à démontrer qu'il ne
s'agit en aucun cas d'évoquer un pont qui aurait été
construit en briques. Il s'agit d'un pléonasme roman-saxon, datant
probablement de l'époque où l'on a cessé de comprendre le
saxon. Il est intéressant de remarquer que c'est
précisément à Pont-de-Briques que la voie romaine de Lyon
à Boulogne traversait la Liane.
10. Pont-de-Briques : à Coulogne (Calais,
Calais-Centre) - pas de forme ancienne
11. Pont-de-Briques : à Isques (Boulogne, Samer)
12. Pont-de-Briques : à Nortkerque (Saint-Omer,
Audruicq). Pour ces trois derniers cas, le manque d'anciennes formes
empêche d'être tout à fait sûr qu'il s'agit bien de
pléonasmes roman-saxons, comme dans le cas du quartier de
Saint-Léonard. Remarquons toutefois qu'il n'y a aucun "Pont-de-Briques"
dans les 30 autres départements français possédant un
dictionnaire topographique.
En Composition.
1. Briquecheul : écart d'Outreau (Boulogne,
Outreau)66
2. Cambrique : ancien écart de Saint-Léonard
(Boulogne, Samer) - La Gambrique 149267. Cf. n° 17, et en Angleterre
Cambridge.
3. Dyébrighes : ancien écart de
Marquise68 (Boulogne, Marquise) : Tiebrighe 1340,
Dyebri-ghes 1388.
4. L'Etiembrique ou l'Estiembrique : hameau de Wimille
(Boulogne, Boulogne Nord-Est) -L'Estiebricq 1492. Probablement
*stdn-brig, pont de pierres, devenu stênbrig par
métaphonie en i. En Pays de Galles Stembridge (Glamorgan).
?. Le Gambrique : lieu-dit inconnu 149169; sans doute
à assimiler à Cambrique (n° 13).
5. Lansbrighe : fief à Sainte-Marie-Kerque
(Saint-Omer, Audruicq) - pas de forme plus ancienne
6. Vebrighe70 : ancien lieu-dit à
Saint-Omer, connu par une charte de 1247 ; c'est elle qui contient le passage
évoqué plus haut : "pontera qui dicitur Vebrighe".
La répartition des noms de lieux en - brique est
semblable à celle des noms en -thon, avec cette différence qu'on
les voit déserter le canton de Marquise pour remplir ceux de Desvres et
surtout de Samer : régions plus argileuses, plus riches en ruisselets.
Dans l'ensemble, au moins dans la "fosse" boulonnaise, ils sont plus
également répartis, avec une préférence pour
l'est.
65 La forme masculine de I'article n'est pas gênante,
l'article picard étant neutre ; lorsque l'article a une forme
féminine, il s'agit de l'article français.
66 Kurth, La Frontière Linguistique en Belgique et
dans le Nord de la France p. 360.
67 A. de Loisne, La colonisation saxonne dans le Boulonnais.
Toutefois, Cambrique et Cobrique ne sont pas dans le Dictionnaire
Topographique de la France, Pas-de-Calais paru un an plus tard.
68 Kurth, op. cit.
69 De Loisne, op. cit.
70 Kurth, op. cit. p. 227, d'après Giry, Histoire de
la ville de Saint-Orner et de ses institutions.
18
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