4. Les invasions saxonnes.
Après la chute de l'Empire, on voit partout s'installer
des peuples germaniques , lesquels ne cessent pas pour autant d'exécuter
des raids, des "razzias", là où ils le peuvent. Les Saxons ne
font pas exception. Aux Vème et Vlème siècle, des textes
nous les montrent installés dans l'est de l'Angleterre, dans le Calvados
et dans la région de Nantes, ce qui ne les empêche pas de
continuer à piller les côtes et les estuaires, comme feront plus
tard les Normands. Il en date des portraits effrayés, haineux,
admiratifs aussi, telle cette célèbre page de Sidoine Apollinaire
écrivant à un Goth chargé de la lutte contre les Saxons :
"De tous les ennemis, c'est le plus terrible. Lorsqu'on ne l'attend pas, il
attaque ; si l'on est sur ses gardes, il se dérobe ; il dédaigne
qui le défie, et abat l'imprudent. S'il poursuit, il atteint ; s'il
fuit, il échappe. Les naufrages les instruisent et ne les effraient pas.
Non seulement ils connaissent les périls de l'océan, mais
même ils les aiment. Aussi lorsqu'une tempête se lève,
tandis qu'elle rassure les futures victimes, elle cache les assaillants qui
dans l'espoir d'une surprise se lancent au milieu des flots et des âpres
récifs". Voilà certes de hardis marins et une jolie page, plus
propre à faire briller les style de l'auteur qu'à rassurer le
destinataire. Il existe d'autres descriptions de pirates saxons de cette
époque. Le nom de "Saxon" devient presque un substantif désignant
un bandit cruel et invulnérable.
Sans abandonner le métier de pirate, ils deviennent
envahisseurs. Chacun sait qu'ils ont occupé l'Angleterre ; il est
intéressant de savoir à quelle époque. Autour de 400 leurs
pillages redoublent, les légions romaines, avec l'usurpateur Maxime
ayant quitté la Bretagne en 38736. Le premier royaume saxon, celui du
Sussex, est fondé en 477 par Aelle37. Les arrivées massives de
Saxons se sont produites entre ces deux dates. Il existe un texte curieux,
appelé "Chronica Gallica", qui date cette invasion saxonne : en
409 ils dévastent la Grande-Bretagne ; en 444, celle-ci tombe entre
leurs
34 Sid. Apoll. Epist. VIII, 6, sub finem (Monumenta Germaniae
Auctores Antiquissimi VIII, p. 132) : "Hostes est omni hoste
truculentior. Inprovisus aggreditur, praevisus elabitur; spernit objectos
sternit incautos; si sequatur, intercipit, si ft giat, evadit. Ad hoc exercent
illos naufragia, non terrent. Est eis quaedam cum discri-minibus pelagi non
noticia solum, sed fatniliaritas. Nam quoniam ipsa si qua ternpestas est huc
securos efficit oc-cupandos, ltuc prospici vetat occupaturos, in medio fluctuum
scopulorttm que confragosorum spe superventus laeti periclitantur".
35 Ammien Marcelin XXVIII, 2, 12 et XXX, 5, 8 ; Sidoine
Apollinaire Panegyricus dictas Avito Au-gusto V, 369-371 ; Claudius
Claudianus In Eutropium I, 5, v 391-393.
36 Wroxeter brûlée en 400, Silchester
abandonnée avant 420 (aucune monnaie n'y est postérieure) :
Cambridge Medieval History I, p. 381, 382.
37 Ibid.
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mains38 - Remarquons par ailleurs que c'est en 441-442 que les
Bretons commencent l'invasion de l'Armorique. Les Saxons mirent d'ailleurs
très longtemps à conquérir la Grande-Bretagne : au milieu
du Vlème siècle ils n'avaient pas encore dépassé
une ligne allant de l'embouchure de la Tweed à Salisbury.
Alors même qu'ils conquièrent l'Angleterre, les
Saxons apparaissent sur les bords de la Loire, probablement dans les îles
de son embouchure. Grégoire de Tours les cite plusieurs fois entre 463
et 471. Cn les voit attaquer Angers, mais se faire tailler en pièces par
les Francs qui prirent même leurs îles et les anéantirent39.
Cependant, un siècle plus tard, on en trouvait encore dans cette
région : le poète latin Fortunat félicite en effet
l'évêque de Nantes Félix d'avoir converti les Saxons. Ceci
entre 556 et 57340.
On les voit également s'attaquer à He de Jersey,
au Vlème siècle, du moins s'il faut en croire une vie assez
tardive de Saint Marcou, laquelle n'est pas antérieure à la
seconde moitié du IXème siècle. Mais la contrée
qu'ils semblent avoir habité le plus longtemps est la région de
Bayeux. Cette colonie ne nous est connue que par Grégoire de Tours qui
la cite deux fois, sous le nom de "Saxones Baiocassini" : en 578,
alliés de Chilpéric, ils sont battus par le duc de Bretagne
Waroch ; en 590, alliés de Waroch, ils sont battus par l'armée
franque de Gontran42. Aucun autre texte n'en parle ; mais au IXème
siècle on rencontre dans cette même région une division
territoriale, un "pagellus" du nom de Otlinga saxonia.
Malheureusement, cette appellation est inconnue avant 802 et après
860 ; aussi a-t-on soutenu43 que ce pagellus n'avait pas de rapport
avec les Saxones Baiocassini, et qu'il ne représentait que des
Saxons de Basse Allemagne qui auraient été déportés
par Charlemagne. II n'est pas possible d'arriver à une certitude,
malgré le caractère paradoxal de cette dernière
thèse.
Outre ces localités, on voit un chef saxon du nom de
Childéric apparaître à Poitiers, vers 584-58944; on voit
aussi une bande de Saxons entrée en Italie avec les Lombards, en 571,
revenir en Saxe en passant par la Provence et l'Auvergne45 ; mais peut-
38 Chronica Gallica (Monumenta Germaniae Auctores
Antiquissimi IX, p. 654, n. 62) : "Britanniae Saxo-num incursione
devastatae". C'est daté de l'olympiade 297, mais viennent ensuite
des faits correspondants à 409, 410, 411 ; et Chr. Gall. p.
660, n.126 "Britanniae usque ad hoc tempus varus cladibus eventi-busque
latae in dicionem Saxonum rediguntur" (olymp. 306) ; suit la pris de
Carthage par les Vandales.
39 Grégoire de Tours, Historia Francorum II, 19
(Mon. Germ. Scriptores rerum merovingicarum I, p. 83) : "Saxones,
terga venantes, multos de suis, Romanis insequentibus, gladio reliquerunt ;
insulae eorum cuum multo populo interempto a Francis captae atque subversae
sunt". G. des Maretz (Le Problème de la Civilisation
Franque et du Régime Agraire en Belgique) a soutenu que ces
"insulae" n'étaient autre que les ancienne îles de la
Flandre Maritime. Le texte suivant me paraît faire justice de cette
hypothèse.
40 Fortunat, Opera poetica III, pièce IX,
à Félix évêque de Nantes, pour la fête de
Pâques et la gloire du Christ Roi, vers 103 et 104 (Patrologie LXXXVIII,
p. 133) : "Aspera gens Saxo, vivens quasi more ferino, Te medicante, sacer,
bellua reddit ovem".
41 Vita Sancti Marculfi, AA. SS. ord. S. Benedicti,
saeculum I, p. 132, c. 15 et 16.
42 Grégoire de Tours V, 26 et X, 9 (Mon. Germ. script.
rerum merovingicarum. I, p. 221 et 416.
43 H. Prentout 1911: Littus saxonicum, Saxones
Baiocassini, Otlinga saxonia. Revue Historique CVII, p. 285-309
44 Greg. de Tours VII, 3 et X, 22.
45 Ibid. IV, 42.
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être s'agit-il de Saxons continentaux bas-allemands : le
nom de "Saxon", comme celui de "Franc", est une étiquette qui a servi
à désigner des peuples de langues différentes.
Remarquons qu'il peut y avoir eu bien d'autres colonies
saxonnes. Supposons, par exemple, que les Saxons de Bayeux n'aient pas eu
maille à partir avec Waroch, et qu'ils ne se soient pas
réconciliés avec lui quelques années plus tard : jamais
nous n'aurions connu leur existence. Quant à l'énorme colonie de
Grande-Bretagne, on compterait sur ses doigts les textes de cette époque
qui l'évoquent. Qui dira le nombre des colonies saxonnes dont aucun
écrivain mérovingien n'a parlé et qui ont sombré
dans l'oubli ?
Or il se trouve qu'une de ces colonies dont personne n'a
parlé fut suffisamment importante, pour laisser une empreinte durable
dans la région où elle s'était installée : la
colonie saxonne du Boulonnais.
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II. Les Saxons dans le Boulonnais.
Bien qu'aucun auteur, qu'il soit ancien ou
médiéval, n'évoque cette colonie, son existence est aussi
assurée que si nous possédions sur elle une abondante
littérature : paradoxe de l'Histoire du Haut Moyen-Age ! Il s'agit
essentiellement de noms de lieux, mais il y a également d'autres traces
: nous les examinerons plus loin.
1. Traces saxonnes dans la toponymie
La plupart du temps, il est difficile d'utiliser cette science
pour différencier des peuples germaniques, leurs langues - surtout aux
époques anciennes - étant trop proches voisines. Par chance, les
Francs de l'ouest et les Saxons maritimes parlaient des langues appartenant
à deux groupes linguistiques assez sensiblement différents, bien
qu'appartenant tous deux à la branche dite "germanique occidental"46.
Les premiers parlaient un dialecte bas-allemand, ancêtre du
néerlandais, et les seconds une variété d'anglo-frison",
à l'origine de l'anglais. D'autres Francs parlaient haut-allemand, et
d'autres Saxons bas-allemand. Il y a lieu de noter, en passant, que ces
expressions, "Francs" et "Saxons" ont recouvert des réalités
ethniques un peu différentes ; on peut le regretter, mais il faut en
prendre acte.
Notre chance est précisément d'avoir affaire
à des langues plus distinctes qu'on aurait pu le craindre. Il y a entre
elles des différences, notamment d'ordre phonétique ou
sémantique. On appelle "inguéonismes" (du nom de l'antique
confédération des "Ingueones") les particularités
phonétiques propres aux langues anglo-frisonnes (frison, saxon maritime,
angle, jute). Les principales sont les suivantes.
- La palatisationrimaire, ou fermeture des voyelles "non
protégées". Elle atteint son maximum sur le a qui devient ae
ou e : au bas-allemand dag correspond le vieil-anglais daeg
(de nos jours : day).
- La fracture des voyelles (en allemand "i-umlaut"),
qui diphtongue en certaines positions les voyelles a, e, i (a > ea,
e > eo, i > io) ; elle est plus fréquente en anglo-saxon
qu'en frison.
- La "métaphonie en i", qui palatalise les
voyelles précédent une syllabe contenant un
i ou un "yod" ("yod" veut dire i
consonne) : a > ae, ae > e, ea > le, o > oe et >
e, u > il et i.
- Propre à l'anglo-saxon est la palatalisation dite
secondaire, qui affecte les consonnes dites gutturales : g, k, h, sk.
Elle ne nous concernera pas.
46 Classement des langues germaniques :
1) Germanique oriental : gothique, burgonde, vandale, etc.
2) Germanique septentrional : suédois ;
dano-norvégien ; islandais
3) Germanique occidental :
Anglo-frison : anglais ; frison
Proto-allemand (urdeutsch, ou
germano-néerlandais) : Bas-allemand ("plattdeutsch") ;
Néerlandais
Haut-allemand
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Nous saisirons sur le vif, parmi les noms de lieux boulonnais,
quelques unes de ces transformations phonétiques. Mais la principale
preuve de l'immigration saxonne est d'ordre sémantique : c'est le
suffixe toponymique "-thun".
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