3. La Notitia Dignitatum.
Dans les dernières années de l'empire,
toutefois, nous avons un texte d'un haut intérêt car, à une
époque relativement très reculée, il semble faire allusion
à une instal-
14 Eutrope XI, 22 : "Cum Carausius tamen, quum bella frustra
tentata essent contra rerum rei militaris peritissimum, ad postremum pax
convenit...".
15 Eutrope IX, 22 ; Paneg. Constance 14 à 17 et Paneg.
Constantin 5. Eutrope ne parle que du rôle d'Asclépiodote.
16 A l'époque de la conquête de la Gaule, ce qui est
aujourd'hui le Pas-de-Calais était habité par les Morins à
l'ouest et par les Atrébates à l'est. Ces derniers ont
donné leur nom à l'Artois ainsi qu'à sa capitale, Arras.
En dépit de sa faible étendue, le pays des Morins se vit
divisé par l'autorité romaine en deux "civitates",
décision sans doute en rapport avec l'érection de Boulogne
au rang de capitale maritime. Autour de cette ville se trouvaient les
"Bononienses" (de Bononia : Boulogne) ; et, plus à
l'est, les "Morini" qui avaient gardé le nom primitif de la
région. Ces derniers avaient pour capitale Thérouanne, laquelle
fut détruite en 1553 par Charles-Quint, et son siège
épiscopal transféré à Saint-Orner.
17 Ammien Marcelin, Rerum Gestarum XXVII, 8 : "Picti,
Attacotti, Scotti... malta populabantur... Gallicanos vero tractus Franci et
Saxones, iisdem confines, quo quisque erumpere potuit terra vel mari, praedis
acerbis incendiisque, et captivorum fiineribus hominem violabant..."
18 Ammien Marcelin XXVIII, 5 : "Erupit Augustus ter cos,
Saxon= multitudo, et ocani difficultatibus permeatis, Romanum limiteur gradu
petebat intento..."
19 ibid, et Pacatus Drapanius, Panegyricus Theodosio Augisto
dicatus V
5
lation de tribus saxonnes tout le long de nos côtes ;
l'interprétation, hélas, n'en est pas très sûre.
Il s'agit de la "Notitia Dignitatum utriusque imperii"20,
texte dont la date, incertaine, doit avoisiner l'an 400 ; elle
paraît avoir rédigée dans une chancellerie
impériale, probablement celle de Byzance.
On y trouve plusieurs fois l'expression ' littus
saxonicum" (rivage saxon), appliquée tant aux côtes de la
Gaule qu'à celles de Bretagne, aux chapitres suivants :
$ XXV : Comte du Rivage Saxon en Bretagne :... sous les
ordres du comte du rivage saxon en Bretagne... suit une liste de 9
préfets et tribuns, accompagnés des 9 villes de garnison de leurs
troupes21. Ces villes, qu'on a assez bien pu identifier (J. Ramsey, the
Foundations of England I, p. 91), sont toutes côtières ou
proches de la mer ; elles représentent une bande de côtes allant
du Norfolk au Sussex. A savoir : une dans le Norfolk, une dans l'Essex, quatre
dans le Kent et deux dans le Sussex. L'importance de ce "rivage saxon" devait
être assez grande, car le comte du rivage saxon n'était pas le
subordonné, mais le collègue, du comte de Bretagne, l'un et
l'autre ressortissant directement du Maître des Soldats du Palais22.
En face de ce rivage saxon de Bretagne en existe un autre en
Gaule ; il est cité en deux endroits :
$ XXXVI : Duc du pays armoricain et nervien23 ; en haut de son
cartouche apparaît la mention "littus saxonicum Blabia". Blabia,
ou Blavia, est probablement Blaye, sur la Gironde. Le premier de ses
subordonnés tient garnison à Grannona, localité dont il
est précisée qu'elle est "sur le rivage saxon". Elle
apparaît plus loin au neutre ("Gran-nono"). Il n'a malheureusement pas
été possible de l'identifier. On a proposé Gué-
20 "Notitia Dignitatum et administratum omnium tam
civilium quam militarium in partibus Orientis et Occidentis"
21 XXV Cornes littoris saxonici per Britanniam... sub
dispositione viii spectabilis comitis littoris saxonici per Britanniam
:
Prepositus numeri Fortensiurn Othonae (Itanchester,
Essex)
Prepositus militum Tungrecanorum Dubris (Douvres,
Kent)
Prepositus numeri Turnacensiurn Lemannis (Lymne by
Hythe, Kent)
Prepositus equitunn Dalmatarznm Branodunensium Branoduno
(Brancaster, Norfolk)
Prepositus stablesianorum Grannonensium Gariannonorum
(Garrianonum : Burgh Castle on the Yar,e, Norfolk)
Tribunus cohortis primae Vetasiorum Regulbiae (Reculver,
Kent)
Praefectus legionis Secundae Augustae Rutupis (Rutupiae :
Riclnborough by Sandwich, Kent) Prepositus numeri Abulcorum Anderidas
(Anderida : Pevensey, Sussex)
Prepositus numeri exploratorum Portum Adurni (Portus
Adurni, lieu inconnu presque sûrement sur l'Adur, Sussex).
22 Not. Dign. V : "sub dispositione viri spectabilis magistri
militum presentalis... Cornes Britanniarum
Cornes littoris saxonici per Britannias".
23 Not. Dign. XXXVI : Dux tractus armoricani et
nervicani... sub dispositione viii spectabilis ducis tractus armoricani et
nervicani :
Tribunus cohortis prirnae novae armoricae Grannona in
littore saxonico Praefectus militum grannonensium Grannono.
6
rande (Loire Atlantique), Château Grannon (à 4 km
de Guérande), Granville, etc. On l'a surtout cherchée dans le
Calvados et le Cotentin.
$ XXXVII : Duc de Belgique Seconde. En haut de son cartouche
apparaît à nouveau la mention "littus saxonicum", sans
nom de localité. Il a sous ses ordres des cavaliers dalmates (comme
à Brannodunum), lesquels cantonnent à "Marcae" sur le
rivage saxon24. Pour "Marcae" ont été proposées
trois identifications possibles, toutes trois assez voisines, à l'ouest
du Pas-de-Calais : Marquise, Marck, Mardyck. Marck, près de Calais, a eu
la préférence des érudits : son nom est le même,
elle a des restes de voie romaine, et au Xème siècle était
un lieu de fisc25 et le chef-lieu d'un "pagellus"26.
Personnellement, je pencherais pour Marquise. Cette dernière
localité a commencé par s'appeler "Marchia"
(Xlème siècle) pour ne prendre le nom de "Markisa"
qu'en 120827 - alors que Marck s'appelait "Merkisa" en 877 dans un
diplôme de Charles le Chauve.. Marquise a livré des bas-reliefs,
et était un carrefour de voies romaines.. Il suffit d'un coup d'oeil sur
la carte des voies romaines de la région (carte n°3) pour se rendre
compte de la supériorité de Marquise du point de vue de la
défense de la côte : de là il est facile de gagner
rapidement n'importe quel point du rivage morin, notamment rejoindre la flotte
de Bretagne à Boulogne, son port d'attache (cette flotte existait encore
en 368.. Ajoutons que les prairies herbagères de la Slack sont propres
à nourrir un corps de cavalerie. De nos jours, Marquise est un centre
d'élevage de chevaux boulonnais.
Que "Marcae" soit Marck ou Marquise, elle est proche
de Boulogne et "sur le rivage saxon".
Il y a donc eu un "rivage saxon" qui sétendait sur les
côtes de Bretagne (dans sa partie la plus proche du continent), et sur
les côtes de la Gaule. Cela signifie-t-il que, dès le IVème
siècle, il y ait eu des colonies saxonnes installées dans ces
deux pays ? L'expression "littus saxonicum" n'est pas univoque. Elle
signifie "rivage qui a rapport avec les Saxons" ; mais cela peut être
aussi bien "côtes occupées par les Saxons" que "rivage
défendu contre les Saxons". Les érudits se sont partagés
en deux camps sur cette question. Les partisans de l'interprétation la
plus naturelle ont voulu en général s'en servir pour
étayer des théories plus vastes, mais ont souvent
été conduits à donner un sens différent au rivage
saxo-breton et au rivage saxo-gaulois31. Les tenants
24 Not. Dign. X)OCVII : Dux Belgicae Secundae... sub
disposition viri spectabilis ducis Belgicae Secundae Equitus dalmatae Marcis in
littore saxonico
25 "Fiscus Mercki" (Cartulaire de Saint-Bertin p. 142,
année 933)
26 "Terra de Merck (1084) ; comitatus de Merck
(1141) (A. de Loisne, Dictionnaire Topographique du
Pas-de-Calais)
27 Au Xlème siècle : Dict. Topogr. du
Pas-de-Calais, article "Marquise" p. 247.
28 ibid. Introduction p. VIII.
29 Haigneré, Recueil Historique du Boulonnais II,
p. 380.
30 Ammien Marcelin, Rerum Gestarum XXCII, 8.
31 Pour le point de vue du littus saxonicum per Britannias :
Lappenberg, Geschichte von England I, p. 183 ; Schaumann, Zur
Geschichte der Eroberung Englands durcit germanische Stiimme p. 5 à
15 ; Taylord, Words and Places p. 92. Pour le littus saxonicum
gaulois, O. Bremer, Ethnographie der germanische Stamrne;
7
d'une notion "rivage défendu contre les Saxons font valoir
les points suivants :
1) L'interprétation directe, disent-ils, n'est pas
défendable pour l'Angleterre car aucun autre texte ne permet de croire
à une immigration saxonne avant le début du Vème
siècle (il est vrai qu'il est difficile de conclure de l'absence de
texte à l'inexistence d'un fait) ; ils ajoutent que plusieurs des villes
citées sont en pays angle ou jute (mais les Anciens savaient-ils
toujours faire la différence ? Zozime, par exemple, confond les Saxons
et les Quades, lesquels habitaient... la Bohême) ; et l'on sait qu'avant
Bède le Vénérable, tous les pirates de la Mer du Nord sont
indistinctement confondus sous l'appellation commune de Saxons.
2) Ils ajoutent qu'en ce qui concerne le littus saxonicum
gaulois, il n'est pas concevable qu'il ait eu une autre signification que
son vis-à-vis de Grande-Bretagne. Et si Marcae et Grannona paraissent
être en territoire plus tard saxon, on imagine mal qu'il en ait
été de même de tout un "littus" s'étendant
de Calais à Bordeaux : les envahisseurs eussent dû être bien
plus nombreux que ne le permettent de supposer l'archéologie et les
textes anciens. Enfin, que signifie "Marcae" sinon "marche" :
région frontière à protéger ?
Comment choisir entre deux sens opposés ? Aucun des
deux partis n'apporte d'argument péremptoire. On peut retenir
néanmoins deux choses : s'il y a eu des Saxons dans la région,
ils ne devaient pas être très nombreux ; d'autre part, le fait que
Mamie soit un nom germanique tend à indiquer qu'il y avait des
Germains dans la région, avant de préciser qu'il s'agissait d'une
marche.
Il me semble que, des deux côtés, on s'est trop
aventuré, cherchant à traduire en langue moderne une expression
latine d'un sens imprécis. Je crois que l'idée
éveillée par ce mot dans l'esprit du lecteur latin devait
ressembler à "rivage exposé aux incursions saxonnes" ; rivage
donc fréquemment pillé et qu'il fallait défendre, ceci
sans préjuger si les pillards quittaient toujours le pays ou s'ils
parfois s'installaient dans quelque site qui leur paraissait convenable. Ce
n'est pas forcément à une date déterminée que les
susdits pillards se sont transformés soudain en envahisseurs. Il est
donc fort possible que les Germains qui ont baptisé "Marcae" aient
été précisément des Saxons.
En conclusion, retenons que le pays qui devait devenir plus
tard la petite Saxe boulonnaise était, dès le Bas-Empire,
exposé aux incursions saxonnes -- voir aussi, plus loin : «
Epilogue ».
Nous avons suivi d'abord les Chauques puis les Saxons durant
tout l'Empire Romain, et constaté leurs rapports étroits avec le
pays morin. Comme le note l'auteur de
J. Hoops, Waldbâume und Kultuipfldnzen im germanischen
Altertum p. 580, 582 ; SchSnfeldt, Historische Grammatik van het
Nederlands, introduction ; G. Kurth, La Frontière linguistique
en Belgique et dans le Nord de la France p. 530-538.
32 E Lot, Les migrations saxonnes en Gavle et en Grande
Bretagne p. 37-39; H. Ehmer, Die sachsische Siedlungen auf dem
franzbsischen "littus saxonicum" p. 2-5.
33 Zozime, Histoires III, 5-8.
8
la Cambridge Medieval History, "Saxon attacks fell more
heavily on the Gaulish than on the British coasts" (I, p. 380). Pourquoi
ont-ils plus tard préféré la grande île à la
Gaule ? Sans doute à cause de la concurrence de ces puissants voisins
qu'étaient les Francs ? On est réduit aux conjectures.
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