Partie III - L'insertion par le sport comme
paradigme des politiques d'activation
Une action comme celle menée par « En Avant Toute
! » dans le Finistère sud, proposant des activités physiques
à des personnes éloignées de l'emploi, est moins
singulière et isolée que l'on serait tenté de le penser.
En effet, François Le Yondre, maître de conférences en
sociologie du sport à l'université Rennes 2, a mené
récemment une thèse124 sur des « stages de
redynamisation par le sport » destiné à des allocataires du
RMI.
Pour mener à bien son travail, il a
réalisé une observation participante au sein de deux stages de ce
type essentiellement financés par des Conseils Généraux
dans le cadre de leur politique sociale. La lecture de cette thèse a
joué un rôle crucial dans notre travail, puisqu'elle viendra
nourrir abondamment notre propre analyse de l'action menée par « En
Avant Toute ! ».
Avant de nous intéresser aux similitudes et
différences entre les stages étudiés par Le Yondre et
« En Avant Toute ! », et aux possibles effets de ces
dernières, nous tenterons de faire ressortir de manière
synthétique les grandes idées développées par Le
Yondre au cours de son étude. Celles-ci nous permettront ensuite de
formuler une problématique à laquelle nous tenterons de
répondre dans la quatrième et dernière partie.
1. Une convocation du sport par l'institution loin
d'être anodine
1. Rappel : l'assistance passe par l'activation des
publics assistés
Pour comprendre, pourquoi le sport est convoqué dans le
rapport d'assistance, il nous faut obligatoirement tenir compte du contexte
dans lequel nous sommes. Cela fait
124 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs.
Le sport face au chômage comme instrument disciplinaire ou support de
tactiques identitaires : des catégories sociales en jeu, 2009.
52
écho à ce que nous avons déjà
évoqué précédemment dans la partie intitulée
« Du welfare au workfare : mise en place de politiques
d'activation et de responsabilisation des pauvres ».
Ainsi, nous avons assisté ces dernières
années à un changement de paradigme puisque nous sommes
passés d'un Etat-Providence à un Etat social actif. Nous l'avons
vu, désormais les politiques d'assistance doivent inciter au travail. Ce
changement de paradigme se traduit par un principe d'activation mais aussi de
responsabilisation. Le Yondre explique que ce nouveau paradigme « promeut
la responsabilité individuelle au premier rang, au risque
d'accroître les sentiments de culpabilité chez les
bénéficiaires de la protection sociale, et au risque de minimiser
la dimension sociale du risque. Celui-ci ne serait plus subi par l'individu
pris dans la conjoncture défavorable des déterminants globaux
comme le suggérait l'État-Providence et sa protection
inconditionnelle. L'activation suppose un risque à gérer par
l'individu et qu'il doit dépasser en se mobilisant
lui-même125. »
Pour mieux saisir l'idée, relisons la définition
que donne Peter Abrahamson des politiques d'activation : « Retenons ici
l'idée du « donnant donnant » [qui] est au fondement du
principe de l'activation qui implique des droits et des devoirs. On peut
concevoir ce principe comme découlant d'une responsabilité accrue
de l'individu dans la mesure où c'est à ce dernier qu'il incombe
d'améliorer sa qualification en prenant part à différentes
mesures d'activation126. » Prendre part à
différentes mesures d'activation pour montrer sa volonté de
trouver un emploi est finalement devenu une condition de la perception du
revenu minimum. Ce principe est selon Morel « une façon de
contrôler l'action économique des pauvres « employables
» sous la forme d'une relation « contribution-rétribution
», conformément aux modalités de distribution du revenu en
vigueur dans la société salariale. En ce sens, lier la prestation
à l'insertion permet de préserver les fondements
de l'ordre social127. »
Si cette logique d'activation prédomine aujourd'hui
dans le traitement de la pauvreté par la société, Le
Yondre rappelle qu'elle n'existerait pas « sans le soupçon latent
d'assistés prêts à bénéficier des droits sans
en assumer de devoirs128. » Ce
125 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.230.
126 Abrahamson P., « La fin du modèle scandinave ?
La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques »,
Revue française des affaires sociales, 2005/3 n° 3, p.
105-127.
127 Morel S., Les logiques de la réciprocité.
Les transformations de la relation d'assistance aux Etats-unis et en France.
Paris, PUF, 2000, p.210.
128 Le Yondre F. « Des corps incertains. Redynamisation
des chômeurs par le sport. », Le sociographe, n°38,
2012, p.88.
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soupçon latent qui pèse sur les assistés,
et que nous avons déjà évoqué plus haut, a
certainement contribué au développement des formes de «
contractualisation » au sein du travail social. Celles-ci permettent de
mettre en avant à la fois les droits, mais aussi (et surtout) d'insister
sur les devoirs. C'est cette philosophie qui caractérise les «
contrats d'insertion » qu'ont dû signer tous les allocataires du
RMI129 qui ont participé aux stages de redynamisation par le
sport étudiés par Le Yondre. Ces stages font ici figure de «
démarche d'insertion » et se présentent comme une obligation
contractuelle conditionnant la perception du revenu minimum.
De fait, si ces stages de redynamisation par le sport
existent, pour Le Yondre « il s'agit bien de réactiver l'individu
en le relançant dans un rapport social de réciprocité
où l'obligation envers autrui redevient motrice de l'activité,
voir de l'action. » 130
Le Yondre interprète cette activation sportive comme un
« analogon du travail ». Il précise sa pensée : «
Disons brutalement que l'allocataire paie de son corps, en l'activant
sportivement à défaut de pouvoir l'activer professionnellement,
afin que la relation assistancielle demeure une relation réciproque, et
surtout afin d'attester, auprès de tous et de façon ostensible,
sa conformité à la norme de l'individu dynamique, entreprenant et
responsable, voire de la norme du travail. Le sport interviendrait alors comme
un analogon du travail dans une situation où, celui-ci fait cruellement
défaut, sous forme d'emploi. »131
Toutefois, la convocation du sport pour ce type d'action
d'insertion ne s'arrête pas à ces explications.
2. Lien établi entre corps inaptes et
chômage prolongé, une déviance à
corriger
Le Yondre fait apparaître une autre logique qui vient
expliquer en partie le recours au sport pour ce type de public : il s'agit de
responsabiliser leur rapport au corps.
En effet, Le Yondre met en avant un dénominateur commun
aux publics des stages qu'il a observés : quasiment toutes les personnes
sont caractérisées par une « problématique de
santé », dixit le jargon des travailleurs sociaux. En fait, il
s'agit une « difficulté du rapport au corps » qui est
perçue par ces derniers comme un obstacle au
129 RMI : Revenu Minimum d'Insertion
130 Le Yondre F. « Des corps incertains... », Le
sociographe, n°38, 2012, p.88.
131 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.201.
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retour à l'emploi. Le Yondre évoque les
différents cas : « Dans ces problématiques sanitaires, on
retrouve essentiellement des cas d'obésité ou de surpoids,
d'alcoolisme et plus marginalement, de toxicomanie, d'anorexie ou
d'agoraphobie132. »
Le Yondre a relevé cette intention de
responsabilisation du rapport au corps au sein même des
énoncés de présentation des stages observés. Ces
énoncés font clairement le lien entre pathologie et
responsabilité individuelle puisque les assistés sont
jugés trop négligents vis-à-vis de leur corps. Ces courts
extraits d'énoncés recueillis sur des documents de
présentation du stage et commentés par Le Yondre permettent de
mieux saisir cette responsabilisation (en italique, les extraits directement
issus des énoncés des stages) :
« À l'origine de ces problèmes de
santé, « certains bénéficiaires du RMI
négligent la représentation de leur corps ». Face aux
conséquences de cette négligence, la pratique sportive se
présente comme un remède : « les activités
sportives nécessiteront une acquisition de réflexe de
propreté et d'hygiène par des changements de vêtements, des
temps de douche... ». Le sport serait donc le support d'un
apprentissage des normes corporelles basiques liées à
l'hygiène ou à l'équilibre alimentaire. La
responsabilité individuelle est clairement ciblée. Malgré
la problématique de santé, la logique du soin (médical)
est associée à celle de l'activation de la responsabilité
individuelle133. »
En clair, pour Le Yondre toutes les personnes en
problématique de santé ciblées par ces stages sont
définies par l'institution comme « les victimes et les responsables
de leur pathologie134. » Au-delà d'une logique de soin
médical, il fait observer que « ces maladies sont également
reportées sur la responsabilité de l'individu ; sa
volonté, son abnégation et son engagement seraient les conditions
de son rétablissement corporel et de sa réinsertion
professionnelle135. »
À qui s'adressent ces stages ? Pour lui, la proposition
de sport s'adresse à une catégorie de population que l'aptitude
corporelle incertaine situe à un intermédiaire entre employables
et inemployables. « Les assistés sportifs sont finalement à
la frontière entre les allocataires inaptes corporellement et
dédouanés du devoir de contribution par le travail et les
allocataires aptes enjoints à se prendre en charge. Toutefois, en
ayant
132 Le Yondre F. « Des corps incertains. Redynamisation des
chômeurs par le sport. », Le
sociographe, n°38, 2012, p.88-89.
133 Ibid.
134 Ibid., p.90.
135 Ibid.
intégré le dispositif RMI et ce stage de sport,
ils sont bien catégorisés comme des assistés aptes
à travailler à condition d'un rétablissement corporel qui
passe par un rétablissement éthique136. »
Il s'intéresse également à la
terminologie des termes employés dans les énoncés de stage
et s'arrête sur l'utilisation du terme « redynamisation » par
le sport qui figure dans l'intitulé des deux stages qu'il a
observé et qui selon lui témoigne d'une intention de transformer
la temporalité de l'assisté. Pour lui, cela « suggère
explicitement que le sport soit une activité propre à insuffler
un dynamisme à des individus qui en manquent137. »
Malgré la problématique de santé, la
logique de soin permettrait de corriger la déviance des individus
inaptes tout en s'associant à la logique d'activation de la
responsabilité individuelle déjà évoquée. La
proposition de sport s'érigerait alors comme « un moyen de lutter
contre ce que les économistes nomment la
dégénérescence du capital humain, soit la transformation
du corps des chômeurs de longue durée en corps
inaptes138. » Nous allons voir comment ces actions tentent de
lutter contre cela.
55
136 Ibid., p.90-91.
137 Ibid.., p.86.
138 Ibid., p.91.
3. Le sport comme dispositif
À travers sa thèse, Le Yondre fournit une
description très fine et détaillée des stages qu'il a pu
observer et étudier en s'arrêtant sur les modalités qui
encadrent la proposition de sport aux chômeurs. Il les analyse sous
l'angle d'un « dispositif » au sens foucaldien du terme
c'est-à-dire comme « un ensemble résolument
hétérogène, comportant des discours, des institutions, des
aménagements architecturaux, des décisions réglementaires,
des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques,
des propositions philosophiques, morales philanthropiques, bref : du dit, aussi
bien que du non-dit, voilà les éléments du
dispositif139. »
Utilisant cette perspective foucaldienne, Le Yondre formule
l'objectif que pourrait desservir ce dispositif d'activation sportive comme une
« reconstruction de l'employabilité du corps des assistés
afin de les rendre potentiellement productifs et d'éviter qu'il ne
menace les normes corporelles en vigueur et au fondement du système
productif140. »
À partir de ce postulat, Le Yondre a pu faire ressortir
la philosophie politique à l'origine de ces « lieux
stratégiques » en s'intéressant à leur «
architecture ». Dans la pensée de Foucault, l'architecture englobe
tout ce qui permet de faire fonctionner le dispositif tel qu'il fonctionne.
Ici, il s'agit par exemple du règlement, du type d'activités
physiques proposées, des procédures de recrutement qui
régissent ces stages, etc. Cela doit bien sûr être
analysé à la lumière des politiques sociales dans
lesquelles ils s'intègrent.
56
139 Foucault M., Dits et écrits. Tome II, 1976-1988.
Paris, Gallimard, 2001.
140 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs...,
2009, p.182.
57
Le Yondre a résumé les principales
caractéristiques des stages qu'il a observés sous forme d'un
tableau récapitulatif 141 :
Tableau 9 - Présentation des stages
étudiés par Le Yondre
Que peut-on observer à la lecture de ce tableau ?
Premièrement, on observe que les intitulés
mettent l'accent sur le « dynamisme » censé être
véhiculé par le sport. Pourtant, ils diffèrent
légèrement, le stage A faisant directement allusion à
l'insertion professionnelle tandis que le stage B ne parle lui que de «
vie sociale ». Néanmoins, de nombreuses similarités se
dégagent :
- Tous deux sont financés (quasi-exclusivement) par le
Conseil Général de leur département.
- Tous deux sont adressés en priorité aux
bénéficiaires du RMI.
- Tous deux demandent comme pré-requis une condition
physique acceptable (visite médicale ou test sportif)
- Tous deux sont destinés à des groupes d'une
douzaine de personnes.
141 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.161.
58
De plus, on apprend dans l'étude de Le Yondre que les
stagiaires doivent respecter un règlement intérieur, et se
présenter à chaque séance, comme l'indique un extrait du
règlement du Stage A142 :
I- ASSIDUITÉ
Les stagiaires sont tenus de participer à toutes les
activités correspondant à leur formation et aux applications qui
en découlent.
Les absences pour raison de maladie ou d'accident sont
justifiées par un certificat médical, ou cas de force majeur avec
justificatif transmis au responsable pédagogique sous 48 heures. Les
rendez-vous doivent être pris sur les temps libres
II- HORAIRES
Les stagiaires sont tenus de respecter strictement les
horaires du programme. En cas de retard, les professeurs et animateurs
refuseront l'accès au cours. Dès lors, le retard est
considéré comme une absence et prive des avantages liés
à la présence.
III- SORTIES
Les sorties pendant les heures de cours sont interdites
(sauf autorisations particulières justifiées) et accordées
par le responsable de l'association.
Tout stagiaire quittant les lieux sans y être
autorisé n'est plus sous la responsabilité de
l'association.
IV- EMPLOI DU TEMPS
Un emploi du temps est communiqué aux stagiaires en
début de cycle.
V- ÉVALUATIONS
Les stagiaires doivent se soumettre obligatoirement aux
obligations.
X- DISCIPLINE GÉNÉRALE
Pour répondre à l'objectif du stage, tout
stagiaire se doit d'effectuer en dehors des heures de cours, des actions de
recherches d'emplois.
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On observe également quelques différences
surtout en ce qui concerne le choix des activités sportives. Le stage A
propose de la course à pied, de la natation, de la musculation, et du
golf tandis que le stage B propose du stretching, du yoga, et de la gymnastique
douce en plus de la course à pied.
Reprenant une qualification établie par Bernard
Jeu143, Le Yondre fait la distinction entre deux logiques
représentées par les sports proposés par le stage A et B.
Le premier propose des sports « apolliniens », à l'inverse du
second qui propose des sports « dionysiaques ». Cette
dénomination mérite quelques explications.
Les sports « apolliniens » sont ceux qui valorisent
la force, la mesure, le courage et la recherche du dépassement de soi
(alors que le plaisir et l'esthétique restent secondaires). Les
stagiaires sont invités à formuler des objectifs personnels pour
ensuite tenter de les accomplir dans une logique de progression. Les
énoncés du stage mettent l'accent sur les notions
d'évaluation, d'objectif mais aussi d'apprentissage de l'effort.
142 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.216-217.
143 Jeu B., Analyse du sport. Paris, PUF, 1987.
59
Pour Le Yondre, cette notion « d'apprentissage de
l'effort » suggère précisément « d'une part, que
l'effort reste à apprendre et qu'il fait défaut aux
chômeurs et, d'autre part, que le sport (tel qu'il est conçu ici)
permet cet apprentissage144. » C'est bien les notions
d'apprentissage de l'effort, et de redynamisation des corps inaptes qui sont
visées par cette conception du sport.
Les sports « dionysiaques » sont eux d'une autre
logique. Bien qu'ils interviennent sur le corps également, cela se fait
d'une façon plus douce ou sensible. Ces activités, comme le chant
ou le yoga, permettent d'explorer son corps, de le penser, de mieux le
connaître afin de mieux le maîtriser. L'idée, c'est que
penser son corps se poste contre un laisser-aller de soi, pour aller dans le
sens d'une « restauration d'un rapport responsable avec son
corps145. » L'objectif est « de se connaître et
utiliser ses pleins potentiels'46 » pour reprendre les
termes énoncés par le stage B. Pour Le Yondre, dans cette
proposition d'activité sportive, il y a quelque chose qui relève
d'une certaine instrumentalisation de l'intime.
Le Yondre observe un double temps dans cette
instrumentalisation : « Construction d'un corps comme matière
contenant l'identité substantielle de l'individu à qui il
appartient de se connaître d'abord, et mise en exergue (et à
profit) de cette connaissance dans la perspective de l'insertion
professionnelle ensuite. Il y a donc une conception du corps qui est
diffusée et qui associe le corps à la singularité de
l'individu. Le corps contient l'essence de chacun. Mais cette forme
d'intimité doit, dans un deuxième temps, être rendue
visible afin de passer de l'essence révélée à la
quintessence instrumentalisée (« utiliser ses pleins potentiels
»). Le sport est donc bien conçu comme une occasion offerte
à l'individu de se réapproprier son corps, mais l'usage qu'il est
enjoint à faire de cette propriété reconquise intervient
comme un contre-don répondant à la faveur qui lui a
été accordée'47. »
Pour Le Yondre, il y a ici intention de construire ou
renforcer l'intimité propre à chacun, avant de l'instrumentaliser
dans la perspective du maintien de l'ordre social. Pour lui, il s'agit bien
là d'une nouveauté ou d'une tendance récente des
politiques sociales dont le pouvoir institutionnel continue de s'exercer mais
devient de plus en plus invisible. En effet, « L'exercice du pouvoir
exercé de haut en bas et venant écraser
144 Le Yondre F. « Des corps incertains...», Le
sociographe, n°38, 2012, p.87.
145 Ibid.
146 Ibid.
147 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.234.
l'individu ouvertement laisse sa place à un pouvoir
plus médiatisé et privilégiant la stimulation de
l'individu. »148
Le Yondre dénonce donc à travers l'analyse des
dispositifs de ces deux stages une intention dissimulée de l'institution
de discipliner les corps et d'instrumentaliser l'intime des assistés.
Par une double-activation, aussi bien sur les valeurs de l'individu et que sur
le corps lui-même, le sport comme outil des politiques d'activation se
présente bel et bien comme paradigmatique de cette tendance des
politiques sociales actuelles.
60
148 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.234.
61
2. Problématique
Le travail mené par François Le Yondre nous a
permis de désenchanter à bien des égards notre vision de
la proposition sportive destiné à des publics chômeurs dans
le cadre d'un contrat d'insertion. À leur étude, il
s'avère que ces stages ne sont clairement pas conçus dans le but
d'une ouverture à la pratique sportive pour des publics démunis
dans une logique de sport pour tous.
Pourtant, la convocation du sport de plus en plus courante
dans ce type d'action d'insertion interpelle à juste titre, car loin
d'être anodine dès lors que l'on s'y attarde un petit peu. Comme
nous venons de le voir dans la troisième partie de notre étude,
l'institution y a recours dans un but précis, à savoir
reconstruire l'employabilité des stagiaires par la transformation des
corps et du rapport à soi. Ce type d'action incarne de façon
paradigmatique une logique d'activation des pauvres, issu d'un contexte que
nous avons longuement évoqué au cours de notre première
partie.
Dès lors, l'institution détient un certain
pouvoir sur les assistés, même si celui-ci est moins perceptible
qu'un pouvoir de haut vers le bas, et si paradoxalement, il repose finalement
sur l'adhésion des assistés. Ces derniers adoptent des «
tactiques identitaires » en adhérant ou non à la vision du
sport contractuel puisque « au-delà du caractère injonctif
de cette pratique sportive, il y a non seulement une possibilité de
pratiquer une activité socialement (sur)valorisée, mais surtout
une possibilité d'être clairement identifié par
l'institution. »149 En s'accommodant de cet espace qui leur
permet d'accéder à une conformité apparente, certains
adoptent cette conception institutionnelle du sport afin d'en satisfaire une
autre plus personnelle en redéfinissant ainsi les façons
d'être un assisté. En étant « autrement » un
assisté sportif, ils sont différemment assistés et
négocient l'identification catégorielle dont ils sont l'objet.
C'est l'objet de la troisième partie de la thèse
de Le Yondre dans laquelle il distingue quatre grandes tactiques identitaires
employées par les stagiaires : l'adhésion, le retrait, le
renversement du stigmate, et le renforcement du stigmate. Il démontre
ainsi que les assistés détiennent une légère marge
de manoeuvre en choisissant d'adopter l'une ou l'autre tactique. Toutefois, Le
Yondre ne manque pas de souligner qu'il s'agit en fin de compte d'adopter l'un
de ces « rôles à création prescrite » (par
l'institution) au sens de Martucelli : « Bien entendu, il s'agit de
rôles et non pas de créativité ou de
149 Le Yondre F. « Des corps incertains...», Le
sociographe, n°38, 2012, p.88-89.
62
liberté. L'action est restreinte, encadrée, sa
signification ultime lui est octroyée de
l'extérieur150. » La marge de manoeuvre dont dispose les
assistés est donc très limitée.
À notre arrivée sur le terrain de stage, nous
avons tout de suite été frappés de constater un
décalage important entre ce que propose « En Avant Toute ! »,
et ce que semble proposer les stages décrits dans la thèse de Le
Yondre. Le caractère injonctif de la proposition sportive comme analogon
du travail y semble beaucoup moins prégnant. En effet, comme nous avons
déjà pu le percevoir au cours de notre deuxième partie, le
dispositif de l'action diffère sur de nombreux points : l'action n'est
pas uniquement destinée aux personnes allocataires du RSA dans le cadre
d'un contrat d'insertion, les personnes inscrites peuvent venir aux
activités qu'elles souhaitent (et à l'inverse ne pas venir quand
elles ne le souhaitent pas), et les activités proposées semblent
assez éloignées de celles observées par Le Yondre
(décrites comme des sports « apolliniens » ou «
dionysiaques »).
Ces différences vont susciter de nombreuses questions
tout au long de mon stage, questions auxquelles nous avons tenté
d'apporter des éléments de réponses par une enquête
aboutissant sur la réalisation de ce travail de mémoire.
Pourquoi ces différences ? Sont-elles le souhait de
l'institution, à savoir le Conseil Général du
Finistère ? Si oui, qu'est-ce qui la pousserait à proposer
à des publics assistés une action de redynamisation par le sport
sous les modalités d'« En Avant Toute ! » ? Et si non, comment
expliquer ces différences et qu'est-ce qui en est à l'origine
?
Et c'est par ce questionnement que nous en arrivons à
soulever une autre question tout aussi intéressante : quelle rôle
joue les encadrants dans ce type de dispositif et ont-ils une influence sur
l'impact de l'action ?
Cette hypothèse était déjà
suggérée de la manière suivante dans le travail de Le
Yondre : « Dans quelle mesure la logique de l'activation est-elle
nuancée par les encadrants ? 151 » même si peu approfondie
dans sa thèse dont l'objet d'étude porte davantage sur les
tactiques identitaires des assistés.
Nous verrons que ce questionnement s'impose telle une
évidence dans le cas de notre étude d'« En Avant Toute !
» tant le rôle des encadrants y est prégnant dans la mise en
oeuvre de la proposition sportive.
150 Martucelli D., Grammaire de l'individu, Paris,
Gallimard, 2002, p.156-157.
151 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.234.
63
Pour finir, nous nous demanderons quel est l'impact sur le
public de l'approche particulière développée par la
philosophie politique d' « En Avant Toute ! ».
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