3. Du welfare au workfare : mise en place de politiques
d'activation et de responsabilisation des
pauvres
« Loin des réalités du terrain, les
politiques sociales élaborées dans les hautes sphères
gouvernementales subordonnent toujours plus le social aux impératifs
glacés de la compétition économique et enferment le
réel dans une logique de « choses mortes. » [...]
A quelques exceptions près, un consensus s'est
assez rapidement formé parmi les élites politiques nationales et
européennes pour considérer que la réduction des
inégalités n'était plus à l'ordre du jour ni
même du ressort de l'action gouvernementale. Mieux valait, plus
modestement, s'en tenir à ce qu'on appelle désormais, du fait de
la dégradation de la situation sociale, la lutte « contre la
pauvreté et les exclusions ». Dénoncé pour sa trop
grande « générosité », l'ambition sociale de
sécurité généralisée à l'ensemble des
populations a progressivement laissé la place à un système
de soutien parcimonieux réservé aux plus nécessiteux. Le
projet d'une couverture minimum pour (presque) tous a succédé
à l'idéal d'une protection sociale pour tous. » 53
Noëlle Burgi
1. D'une protection sociale universaliste...
Une protection sociale universelle érigée
après la Guerre
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les
réformateurs sociaux ont créé des systèmes
solidaires de protection sociale destinés « à
débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain » pour
citer Pierre Laroque, père fondateur de la sécurité
sociale.
Cet objectif n'avait pas été défini en
vertu d'une « vision compassionnelle des rapports sociaux
»54. Elle découlait d'une leçon
désastreuse de l'Histoire aux sociétés occidentales : ces
dernières venaient de connaître une période de
désintégration et de conflit allant de 1914 à 1945,
traversant la grande dépression des années 1930. Le
53 Burgi N., La machine à exclure. Les
faux semblants du retour à l'emploi, Paris, La Découverte,
2006, p.39-40.
54 Ibid., p.41.
22
système de protection sociale « devait avant tout
protéger d'un éventuel recommencement55 » par
peur de voir surgir à nouveau les mêmes causes et les mêmes
effets. Elle relevait avant tout d'un « devoir de la collectivité
à l'égard de ses membres56 ».
Schématiquement, ce système de protection
sociale faisait dériver les droits sociaux directement du contrat de
travail de l'assuré et s'étendaient indirectement à ses
proches et ses ayants droit. Quant aux pauvres situés à
l'extérieur du système productif, il appartenait surtout aux
familles, soumises à l'obligation alimentaire de les secourir. La
collectivité pouvait également intervenir auprès d'eux,
dans le cadre de l'action sociale et par l'intermédiaire des
travailleurs sociaux, si l'absence de relation avec le travail était
justifiée. Le principe de l'assurance sociale, construit dans un
contexte de plein emploi, couvrait les risques des périodes de rupture
avec l'emploi, car celles-ci étaient considérées comme
involontaires et transitoires.
Ainsi, après 1945 et durant une trentaine
d'années, « l'assistance a tendu à décroître
à mesure que l'Etat social s'édifiait autour de la notion
d'assurance57. »
2. ... à une protection résiduelle
centrée sur les exclus
La crise économique qui s'ouvre avec les chocs
pétroliers des années 1970 et l'arrivée concomitante du
chômage de longue durée vont changer radicalement la donne. La
société en sort transformée. Pour Duvoux «
l'individualisation a déstabilisé de concert ces deux
institutions que sont le marché du travail et la famille traditionnelle.
Cette crise est le creuset dans lequel la protection sociale se transforme.
»58
Crise des années 1970 et retour au premier plan du
néo-libéralisme
À partir de la crise économique des
années 1970, le néo-libéralisme s'est imposé de
force59 comme la seule politique possible60 puisque les
méthodes d'inspiration keynésienne n'ont pas permis de
résoudre cette crise. En effet, alors que les gauches
55 Burgi N., Op. Cit., p.41.
56 Ibid.
57 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.17.
58 Ibid., p.23.
59 Voir la « contre-révolution
économique et sociale » conduite par Margaret Thatcher lors de
la
grève des mineurs du 5 mars 1984 au 6 mars 1985 qui,
avec le concours de la « révolution conservatrice »
initiée aux Etats-Unis par Ronald Reagan, ouvrit la voie à la
globalisation du nouveau paradigme néolibéral (Burgi. N., La
Machine à exclure. Les faux-semblants du retour à l'emploi,
La Découverte, Paris, 2006, p. 31-32).
60 Le slogan martelé par Margaret Thatcher
était alors : « There is no alternative. »
23
européennes n'ont pas su proposer de projet commun pour
adapter leur théorie économique à cette crise, les
néolibéraux, eux, se tenaient prêts à revenir au
devant de la scène économique et politique. C'est ainsi que le
néo-libéralisme a pu petit à petit se propager à
l'ensemble des gouvernements et progressivement remplacer l'éthique du
pacte social par « un nouveau cadre redéfinissant les droits et
obligations des citoyens qui reposent maintenant sur les règles de la
concurrence61. » Il a défini comme priorité la
règle de transparence des coûts tout en mobilisant les
égoïsmes individuels, interprétant le chômage de masse
comme la somme de parcours biographiques. Les politiques sociales ont alors
progressivement fait le deuil des principes de solidarité tout en
empruntant le chemin d'une conception restrictive de l'efficacité
économique.
Développement du workfare
Depuis trois décennies, en Amérique du Nord puis
en Europe, les pouvoirs politiques ont développé, sous des formes
plus ou moins atténuées, des politiques d'activation à
destination des catégories pauvres affectées par le
chômage. C'est ce qu'on a appelé la logique de workfare.
Elle fait référence à la « mise au travail des
pauvres », et succède aux politiques de welfare «
État de bien-être collectif » 62. Le but de la
manoeuvre ? Rendre le travail « payant63 » en accroissant
le différentiel de revenu entre l'assistance et l'emploi. Valérie
Pécresse, alors ministre du Budget et porte parole du gouvernement
français, exprimait cette idée on ne peut plus clairement le 22
février 2012 sur LCI : « L'idée c'est d'accroître le
différentiel entre les français qui vivent de revenus
d'assistance et les français qui vivent des revenus du travail.
»
Revenons un petit peu en arrière, au début des
années 1990. Le consensus, dit « de Washington »
développe une critique très forte de l'Etat social, et se donne
comme priorités « la privatisation, la contractualisation et le
ciblage des dépenses sociales64 ». Le chômage
devient dès lors un risque individuel, et non un risque lié au
contexte économique. A partir de là, le chômeur (ou le
pauvre) doit donc être « incité » à reprendre un
emploi , le travail étant présenté comme le « moyen
et le vecteur de l'insertion » tandis que « l'activation des
dépenses sociales (c'est-à-dire le fait qu'elles ne soient plus
simplement curatives, mais capables de sortir les assistés de leur
61 Burgi. N., Op. Cit., p. 27-28.
62 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.67.
63 Voir le slogan britannique en vogue dans les
années 1990 : « Making work pay. »
64 Duvoux N., Op. Cit., p.67.
24
situation, le plus souvent en les réinsérant sur
le marché du travail) s'impose partout sous des modalités
différentes65. »
« L'obligation à la citoyenneté
», selon Lawrence Mead
Cette profonde transformation de l'aide sociale n'a rien d'une
évolution naturelle ou structurelle. Burgi souligne qu'elle n'aurait pas
eu lieu sans l'intervention décisive de l'Etat, le redéploiement
du pouvoir aux instances supranationales et le travail de
réinterprétation du monde et des valeurs collectives « pour
faire adhérer, sinon consentir66. » À ce propos,
Loïc Wacquant, dans son ouvrage Les prisons de la misère
(1999) consacre quelques pages67 aux théories
défendues par Lawrence Mead, politologue conservateur de la New York
University, auteur du livre Au-delà des droits, obligation à
la citoyenneté (1986), qui a durement oeuvré auprès
des élites politiques occidentales pour l'adhésion de ces
dernières à la doctrine du workfare.
À l'occasion d'un colloque68 en Angleterre
en 1997, Mead expliquait que si l'Etat doit s'interdire d'aider les pauvres
matériellement, il lui incombe toutefois de les soutenir moralement en
leur imposant de travailler. Ce sont les fameuses « obligations à
la citoyenneté » (plus tard développées par la
politique de Tony Blair en Angleterre69) justifiant la mutation
du welfare en workfare. Selon lui, le modèle de
l'Etat-Providence a échoué à résorber la
pauvreté car trop « permissif » au sens où il
n'imposait pas d'obligations de comportements à leurs
bénéficiaires. Pour Mead, « Le chômage tient moins aux
conditions économiques qu'aux problèmes de fonctionnement
personnel des chômeurs », de sorte que « l'emploi, tout du
moins pour ce qui est des emplois « sales » et mal payés, ne
peut plus être laissé au bon vouloir et à l'initiative de
ceux qui travaillent » Il doit même être rendu obligatoire
« à l'instar du service militaire qui a permis de recruter dans
l'armée ». Pour lui, « Le non travail est un acte politique
» qui démontre « la nécessité du recours
à l'autorité70 ». Par ailleurs, il prône le
remplacement d'un Etat-Providence « maternaliste » par un état
punitif « paternaliste » : « Nous avons
65 Duvoux N., Op. Cit. p.67.
66 Burgi N., Op. Cit., p.40.
67 Wacquant L., Les prisons de la
misère, Raisons d'agir, 1999, p.36-42
68 Lawrence Mead (éd.), «From Welfare
to Work, lessons from America», Londres, Institute of Economic Affairs,
1997.
69 Mead est l'un des grands inspirateur
américains de la politique britannique de réforme des aides
sociales.
70 Mead L., Beyond Entitlement : The Social
Obligations of Citizenship, New York, Free Press, 1986, p.13, 200 et 87
25
besoin de savoir pourquoi et comment les pauvres sont
méritants, ou pas, et quels types de pression peuvent influer sur leur
comportement71 » explique t-il alors.
C'est à peu près cette philosophie de l'aide
sociale qui s'est développée, avec quelques exceptions et nuances
selon les pays, en Europe et en Amérique du Nord. Duvoux remarque que
« le point fondamental est que, même si les réformes sont de
natures différentes, voir opposées dans pays
socio-démocrates et libéraux, le niveau d'activation est
relativement identique. »72
Toutefois, la France, de par son héritage catholique et
républicain, et sa vision compassionnelle de l'exclusion est
restée étrangère à cette mise au travail des
pauvres jusqu'aux années 2000 (et la mise en place de nouvelles
politiques d'activation telles que la Prime pour l'emploi en 2001, le
RMA73 en 2003, ou encore le RSA74 en 2008).
Le bilan du workfare est cependant plus que
mitigé dans la plupart des pays : les politiques d'activation se sont
accompagnées d'un renforcement des inégalités75
tandis que se développait le phénomène de «
pauvreté laborieuse ».
Le phénomène de « pauvreté
laborieuse »
Ces politiques d'activation ont en effet largement
participé à la dégradation des normes d'emploi : « En
généralisant les emplois précaires et autres « petit
boulots », elles ont contribué à faire accepter
l'idée que certaines tâches étaient une chance pour les
populations pauvres et déqualifiées, considérées de
toute façon comme « inemployables » 76 ». Le paradoxe,
pour Duvoux est que ces politiques censées juguler la « nouvelle
pauvreté » ont accompagné son prolongement dans la «
pauvreté laborieuse » traduction du phénomène des
« working poor » connu de longues dates dans les pays
anglo-saxons77. Duvoux dénombre trois principaux facteurs
explicatifs pour expliquer le développement et la persistance de la
« pauvreté laborieuse » en France : les bas salaires horaires,
les faibles durées de travail et les emplois instables78.
Certains secteurs sont néanmoins plus touchés que d'autres par ce
phénomène de
71 Mead L., The New Politics of Poverty : The
Nonworking poor in America, New-York, Basic Books, 1992
72 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.69.
73 RMA : Revenu Minimum d'Activité
74 RSA : Revenu de Solidarité Active
75 Duvoux N., Op. Cit., p.83.
76 Ibid., p.40.
77 Ibid.
78 Ibid., p.42.
26
pauvreté laborieuse : hôtellerie, restauration,
nettoyage, service à la personne, agriculture ou encore le
commerce79.
Dualisation de la protection sociale
Dans ce contexte de transformation de l'Etat social, la
protection sociale s'est « dualisée ». D'un côté,
un système assurantiel qui continue de protéger ceux qui ont un
emploi et qui contribue à l'utilité sociale et à la
production de richesses. De l'autre, pour les non-contributeurs, elle devient
« assistancielle et compassionnelle, tout en se teintant d'un
procès culpabilisant à l'égard de ceux qui n'auront pas su
saisir leur chance. »80 Pour Duvoux, ces derniers subissent « une
double peine » puisqu'ils sont, de fait, mis à l'écart
à la fois du travail et de ses protections. Le décalage entre les
formes d'emplois précaires qui y sont proposées et les exigences
de continuité et de stabilité pour avoir droit à la
protection sociale exclut de plus en plus de personnes81.
Responsabilisation des pauvres
Le principe de l'activation introduit par la logique de
workfare est indissociable d'une certaine responsabilisation des pauvres.
Pour Peter Abrahamson, on peut concevoir ce principe « comme
découlant d'une responsabilité accrue de l'individu dans la
mesure où c'est à ce dernier qu'il incombe d'améliorer sa
qualification en prenant part à différentes mesures
d'activation82. »
Ainsi, on observe globalement que la pauvreté est
traitée de façon de plus en plus séparée de
l'évolution générale de la société. Les
problèmes des pauvres sont des problèmes spécifiques qui
ne concernent qu'eux et pas l'ensemble de la société.
Sous-entendu, c'est à eux de surmonter leurs problèmes, car ils
sont les propres responsables de leur situation.
Cette philosophie politique de mise au travail des plus
pauvres, ainsi que certaines évolutions sociétales, ont abouti
à établir un climat de suspicion et de stigmatisation des
personnes dépendantes de l'assistance de l'Etat.
79 Rapport de l'ONPES 2011-2012, p.41-42.
80 Lavoué J., « Face aux
souffrances sociales : évolution, enjeux et principes de
l'éducation spécialisée », in Le
métier d'éducateur spécialisé à la
croisée des chemins, Sous la direction de Conq N., Kervella J.-P.,
Vilbrod A., Coll. Travail du social, L'Harmattan, Paris, 2010, p.185.
81 Duvoux N., Op Cit., p.71.
82 Abrahamson P., « La fin du modèle
scandinave ? La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques
», Revue française des affaires sociales, 2005/3 n°
3, p. 105-127.
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