2. L'approche simmelienne de la pauvreté et de
l'assistance
« La pauvreté ne peut [...] être
définie comme un état quantitatif en elle-même, mais
seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte
d'une situation spécifique. [...] Ce groupe ne reste pas unifié
par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude collective que la
société comme totalité adopte à son
égard.40 »
Georg Simmel
Définition simmelienne de la
pauvreté
Georg Simmel, sociologue allemand, est le premier à
s'intéresser à l'assistance et au phénomène de
paupérisation du début du XXe siècle dans son ouvrage
« Les pauvres » (1907). L'idée principale qui ressort de cet
ouvrage pionnier en matière de sociologie de la pauvreté est que
« la pauvreté naît d'un rapport social41 »
auquel le sociologue doit avant tout s'intéresser plutôt que de
donner un apport qualitatif sur les définitions institutionnelles.
À ce titre, Paugam, adoptant la définition de Simmel, souligne
lui, que « la sociologie de la pauvreté ne peut se satisfaire d'une
approche descriptive et substantialiste des pauvres. Elle doit
privilégier l'analyse des modes de construction de cette
catégorie sociale et caractériser les relations
d'interdépendances entre elle et le reste de la
société.42 » Pour reprendre la définition
originale de Simmel : « Les pauvres en tant que catégorie sociale,
ne sont pas ceux qui souffrent de manque et de privations spécifiques,
mais ceux qui reçoivent l'assistance ou devraient la recevoir selon les
normes sociales. Par conséquent la pauvreté, ne peut dans ce
sens, être définie comme un état quantitatif en
elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale
qui résulte d'une situation spécifique. [...] C'est à
partir du moment où ils sont assistés, peut-être même
lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l'assistance,
même si elle n'a pas encore été octroyée, qu'ils
deviennent parti d'un groupe caractérisé par la pauvreté.
Ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction entre ses membres, mais
par l'attitude collective que la société comme totalité
adopte à son égard43. »
40 Simmel G., Op. Cit., p. 96-98.
41 Paugam S., Duvoux N., La régulation des
pauvres. Du RMI au RSA., Paris, PUF, 2008, p.10.
42 Ibid., p.17.
43 Simmel G., Op. Cit., p. 96-98.
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Dans cette définition que donne Simmel de la
pauvreté, il faut également prendre la mesure du caractère
culturellement relatif de la pauvreté puisqu'un pauvre est
considéré comme pauvre uniquement par la société ou
le groupe dans lequel il évolue « selon les normes sociales »
en vigueur. La notion de pauvreté n'est donc pas universelle. Le Yondre
résume très bien cette idée ainsi : « Un pauvre est
pauvre relativement à la culture de la société, au niveau
de besoin qu'elle génère44 ».
Paugam distingue lui plusieurs types de pauvreté selon
les sociétés : pauvreté « disqualifiante »
(France), pauvreté « intégrée » (pays pauvres),
pauvreté « marginale » (pays scandinaves)45. La
pauvreté intégrée décrit la situation de pays ou de
régions économiquement en retard. Comme cette dernière est
depuis longtemps largement répandue, les pauvres ne sont pas
stigmatisés et bénéficient de la solidarité
familiale ou de la socialisation par une pratique religieuse qui reste intense.
La pauvreté marginale correspond à la pauvreté d'une
petite partie de la population au sein d'une société
prospère. Ces pauvres, considérés comme des « cas
sociaux » inadaptés au monde moderne sont fortement
stigmatisés. La pauvreté disqualifiante concerne les
sociétés postindustrielles touchées par des
difficultés économiques. Les pauvres sont
considérés à travers l'image de la chute ou de la
déchéance. L'angoisse du chômage et de l'exclusion touche
une grande partie de la société.
Fonctions de l'assistance aux pauvres
A travers son analyse de la pauvreté, Simmel a
été le premier à déconstruire la vision
philanthropique que l'on est tenté d'avoir sur le traitement de celle-ci
par la société. Dans nos représentations, l'assistance
serait une pratique altruiste et vertueuse. Pourtant, il est aisé de
démontrer que l'assistance aux pauvres s'attache davantage à
satisfaire le donateur que le receveur, et ceci dans l'intérêt
premier de la collectivité. Simmel ne manque pas à cet effet de
souligner que « la collectivité sociale récupère
indirectement les fruits de sa donation46. »
L'intérêt pour la nation qui vient en aide aux pauvres est en
effet réel à bien des égards : « La fonction de
l'assistance est dans ce cas, tout à la fois, de réhabiliter leur
activité économique, de les rendre plus productifs, de
préserver leur énergie physique, de réduire le risque de
dégénérescence de leur progéniture, et enfin,
d'empêcher leurs impulsions à user de moyens violents dans le
but
44 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.163.
45 Paugam S., Les formes
élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005.
46 Simmel G., Op. Cit., p. 57.
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de s'enrichir. [...] L'assistance est un facteur
d'équilibre et cohésion de la société. Elle est un
moyen pour elle d'assurer son autoprotection et son
autodéfense47.»
Suivant l'analyse que fait Simmel sur les fonctions de
l'assistance, Paugam lui attribue également une fonction
économique, morale et culturelle. Au niveau économique,
l'assistance permet de préserver la société du «
risque d'abaissement des salaires que le pauvre pourrait engendrer en acceptant
de travailler pour trop peu »48. Quant à sa fonction
morale et culturelle, « l'existence des pauvres permet de garantir un
statut social à ceux qui ne le sont pas, ou pas encore. ». De plus,
l'existence de pauvres au sein de la société « encourage les
autres catégories à faire preuve de vertus morales comme le
travail, la constance dans l'effort, la volonté, la
responsabilité individuelle pour se tenir à distance de la
déchéance et continuer si possible à gravir
l'échelle sociale49. »
Plus désenchantant encore, Simmel n'hésite pas
à faire ressortir la fonction résolument conservatrice de
l'assistance : « L'assistance se fonde sur la structure sociale, quelle
qu'elle soit ; elle est en contradiction totale avec toute aspiration
communiste ou socialiste, qui abolirait une telle structure sociale. Le but de
l'assistance est précisément de mitiger certaines manifestations
extrêmes de différenciation sociale, afin que la structure sociale
puisse continuer à se fonder sur cette différenciation. Si
l'assistance devait se fonder sur les intérêts du pauvre, il n'y
aurait, en principe, aucune limite possible quant à la transmission de
la propriété en faveur du pauvre. Une transmission qui conduirait
à l'égalité de tous50. » En clair, c'est
bel et bien l'assistance qui permet de maintenir les inégalités
de la société. Pour Robert Castel dont le sens de la formule est
toute aussi désenchantant, on pourrait dire en fin de compte qu'il
s'agit de « faire du social pour éviter le socialisme51
».
À ce titre, l'analyse de Simmel renverse le rapport de
causalité généralement perçu entre la
pauvreté et l'assistance. Le Yondre le schématise ainsi: «
l'assistance n'est plus une réponse mais la cause de la pauvreté
dans la mesure où c'est l'action vers la pauvreté qui la fait
exister52. »
47 Paugam S., Duvoux N., Op. Cit., p.20.
48 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.167.
49 Paugam S., Duvoux N., Op. Cit., p.23.
50 Simmel G., Op. Cit., p. 49.
51 Cité par Vilbrod A. in Bouve C.,
L'utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un
pari sur l'enfant pauvre, Peter Lang, 2010.
52 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.166.
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