2.2. -Une police politique compatible avec la
République ?
Si l'affaire de La Lanterne
entraine la démission du ministre de l'Intérieur et
du préfet de police en 1879, ceci n'empêche pas le gouvernement de
chercher par tous les moyens à faire de faire de l'institution
policière une administration au service de la République.
L'opposition des radicaux à la Chambre, le développement d'un
mouvement ouvrier dans les usines et l'affirmation du mouvement anarchiste
représentent une menace pour les opportunistes d'après l'appareil
policier. Une idéologie du renseignement politique se développe
au sein des institutions républicaines dans le but de protéger le
nouveau régime mais favorise dans le même temps des pratiques que
l'on peut qualifier d'antilibérales.
Avant toute chose, il est important de
s'intéresser à la notion de « police politique
républicaine » qui détermine les moyens de répression
de l'anarchisme par l'administration de la Troisième République.
Cette notion paradoxale interroge les historiens qui se demandent quelle
nécessité il y a pour un régime démocratique de
posséder un organe de renseignements politiques. Jean-Marc
Berlière et Marie Vogel formulent ainsi ces questions :
« La police politique a-t-elle une fonction, un
rôle à jouer dans un régime où, par
définition, le gouvernement représente la volonté de la
majorité des citoyens ? Doit-elle protéger une forme de
gouvernement qui ne saurait s'imposer que par le consentement de la Nation ?
Doit-elle surveiller l'opinion, les agissements des opposants alors que la
liberté est la règle ? Un gouvernement émanant du suffrage
universel a-t-il besoin, comme Napoléon III d'une police pour savoir
« quel accord règne entre ses actes et les voeux de la Nation
» alors que la presse, les élections permettent aux citoyens
d'exprimer leur opinion et leurs choix politiques 35 ?
»
35Jean-Marc
Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique
républicaine », Criminocorpus [En ligne],
Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008,
consulté le 09 avril 2018., p. 5.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 70
Émile de Marcère, ministre de
l'Intérieur du gouvernement opportuniste défend pour sa part
l'existence d'une telle institution lorsque le scandale de la
Lanterne éclate publiquement : « Est-ce que, enfin, il
n'y a plus de partis adversaires de la République ? Certes, ces partis
sont impuissants, ils le savent bien ; mais vous admettrez bien avec moi qu'il
est utile qu'on les surveille, qu'on sache ce qu'ils font 36».
Si le ministre se retrouve dans l'obligation de démissionner notamment
parce qu'il cautionne une organisation rejetée par les
républicains les plus radicaux, les archives de la PP et les registres
de correspondance de la DSG indiquent que les pratiques de police politique se
poursuivent dans les années 1880.
A) La Direction de la Sureté Générale
: une institution au coeur du renseignement républicain
Retrouvant son autonomie au milieu des années
1870, la Sûreté Générale tente de s'affirmer au sein
de l'appareil policier maintenu par le nouveau régime. Pour ceci, elle
doit démontrer qu'elle est nécessaire et efficace dans sa mission
de protection de la République. Ainsi, il faut pour ses chefs, à
l'instar d'Émile-Honoré Cazelles, développer une
véritable idéologie favorisant la mise en place d'une police
politique républicaine et redonner à la DSG une place centrale
dans l'administration du maintien de l'ordre.
En effet, le directeur de la Sûreté
Générale adresse le 30 juin 1880 à Ernest Constans,
ministre de l'Intérieur, un rapport qui a fait date dans l'histoire de
la police républicaine et dans lequel il défend la
nécessité d'un service de renseignements politiques en
République. Ce document auquel nous ferons à présent
référence sous le terme de « rapport Cazelles », est
selon Sébastien Laurent : « la vision (...) d'un haut-fonctionnaire
républicain préoccupé en premier lieu de la
stabilité du nouveau régime et donc de la nécessité
de surveiller les ennemis politiques37». Aussi, il est
considéré par Jean-Marc Berlière et Marie Vogel comme le
texte
36 Emile de Marcère
à la Chambre des députés, séance du 3 mars 1879,
Journal Officiel de la République, 4 mars
1879, p.1650.
37 Sébastien-Yves
Laurent, Politiques de l'ombre: État, renseignement et
surveillance en France, Fayard, 2009,
p.262.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 71
fondateur de l'administration policière
républicaine38. Il nous paraît alors nécessaire
d'analyser ce rapport en détail pour comprendre en quoi il influe sur la
politique du maintien de l'ordre au début des années
1880.
Tout d'abord le directeur de la Sûreté
défend son administration en expliquant que ses agents assurent deux
fonctions essentielles à tout gouvernement : « D'une part, ils
veillent à l'exécution des lois et d'un certain ordre de
règlements, de l'autre ils recueillent et portent à la
connaissance de hauts fonctionnaires chargés d'exercer
l'autorité, les renseignements qui doivent servir de base à la
politique intérieure du Gouvernement39». Cazelles
regrette que la mission d'information, réduite au rapport envoyé
quotidiennement par le directeur de la Sûreté au ministre de
l'Intérieur, ne jouisse pas des moyens dont elle a le
besoin40. Ceci le mène à comparer son service à
sa grande rivale :
« Tandis que la Préfecture de Police
commande à un personnel nombreux et expérimenté, comme
elle manie un budget considérable, la Direction de la
Sûreté, comme si ce service n'était qu'un accessoire, n'a
qu'un personnel peu nombreux, mal distribué, de capacité
médiocre et un budget qui ne permet ni l'extension nécessaire du
personnel officiel, ni le recrutement d'un personnel auxiliaire d'agents
secrets 41.»
La question économique est donc centrale au bon
fonctionnement d'un service de police politique dont l'existence est
justifiée par la présence de forces partisanes s'opposant au
régime. Émile-Honoré Cazelles fait notamment
référence à l'Internationale et ses motivations
révolutionnaires sur lesquelles l'administration républicaine
manque cruellement d'information :
« (...) au moment où un parti politique
affiche le dessein de coordonner toutes les forces de la classe ouvrière
pour en faire l'instrument d'une révolution sociale, et où un
autre parti songe à exploiter le mécontentement des
prolétaires pour les enrôler comme auxiliaires du
césarisme, l'administration ignore le nombre et le caractère de
ces associations appelées Chambres syndicales : elle ne saurait
distinguer celles qui se renferment dans les limites légales
tracées par leurs intérêts professionnels, de celles qui
tendent à s'engager par une fédération dans la voie des
agitations révolutionnaires. L'administration peut bien se douter qu'il
y a là un danger mais elle ne
38 Jean-Marc Berlière
et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine
», art.cit., p. 1.
39 Rapport Cazelles
reproduit dans Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de
la police politique républicaine », p. 6.
40 Ibid.,
p.6.
41 Ibid.,
p.6-7.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 72
peut dire avec quelle précision ni la
proximité, ni l'intensité de ce danger, elle ne peut donner au
gouvernement les renseignements qui le mettraient à même
d'arrêter un plan de campagne rationnel et de chercher avec succès
les mesures à exécuter42.»
L'appareil policier prend conscience de la menace
venue de l'extrême-gauche qui remet en cause sur le plan doctrinal le
régime de la République, mais manque de moyens pour en informer
précisément sa hiérarchie. Par conséquent, le
directeur de la Sûreté propose plusieurs pistes au ministre de
l'Intérieur pour remédier à la faiblesse de son service.
Il estime nécessaire d'augmenter le nombre de commissaires
spéciaux qui pourraient selon lui « rendre plus de services comme
agents d'information 43». Il estime que la Direction de la
Sûreté possède 28 commissaires spéciaux sur
l'ensemble du territoire français chargés de renseigner et
prévenir la sécurité du gouvernement, même s'il
reconnaît qu'ils sont aidés dans leur tâche par des agents
de grades inférieurs. Pourtant, selon Cazelles le rôle des
commissaires est essentiel puisqu'ils transmettent leurs rapports à la
fois à la DSG et aux préfets départementaux qui s'appuient
largement sur les informations recueillies pour réaliser au mieux leur
travail de police. Le directeur de la Sûreté indique alors une
solution pour améliorer leur travail: « A l'aide des fonds de
police alloués aux Préfets, ou de quelque argent mis directement
à leur disposition par l'administration centrale, il leur serait
aisé d'organiser dans leur rayon un service de reconnaissance au moyen
d'agents secrets 44». Par ailleurs, Cazelles se désole
aussi que l'administration de l'État - les préfets, la DSG et
donc le gouvernement - recueille la majorité de ses informations
politiques dans la presse, outil peu fiable selon lui. « Un journal est
une arme dont un parti se sert pour l'attaque et pour la défense »
écrit t-il, c'est pourquoi le ministère de l'Intérieur a
besoin d'employer des agents chargés d'analyser la propagande
politique45. Enfin, Émile-Honoré Cazelles appelle
à une réforme économique de l'administration
policière : « Mais si l'administration ne peut armer le
Gouvernement de la République de tous les moyens de défense, elle
peut tirer meilleur parti de ceux qu'elle possède actuellement et du
personnel qu'elle peut rétribuer avec les ressources
42 Ibid.,
p.7.
43 Ibid.,
p.8.
44 Ibid.
45 Ibid.,
p.9.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 73
des budgets de 1880 et
188146.»
Ce rapport insiste donc sur la nécessité
de mieux armer, d'un point de vue financier et d'effectifs, la police
spéciale des chemins de fer pour faire d'elle une police de
renseignement nécessaire à la protection de la République.
S'il est difficile pour le chercheur d'analyser l'impact doctrinaire de ce
texte sur les institutions policières françaises, on peut
néanmoins constater statistiquement si la situation a
évolué. Pour aider à la compréhension et à
l'analyse, nous reproduisons en partie un graphique concernant la police
spéciale des chemins de fer47.
Graphique 3 - Evolution des effectifs de la « Police
Spéciale », 1860-1900
900 800 700 600 500 400 300 200 100
0
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|
|
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1860 1870 1880 1890 1900
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Source : Jean-Marc Berlière et René
Lévy, Histoire des polices en France..., op.cit.,
p.308.
Nous constatons une baisse du nombre d'officiers de la
police spéciale durant les années 1870. Mais à partir de
1880, à la suite du rapport Cazelles, les effectifs augmentent
progressivement jusqu'aux années 1890, avant de connaître un
véritable pic à la suite des
46 Ibid.
47 Jean-Marc Berlière
et René Lévy, Histoire des polices en
France..., op.cit., p.308.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 74
attentats de 189248. Cette mobilisation de
l'appareil policier lors du passage à la République suppose que
les structures de coercition légitime existantes contraignent le nouveau
régime à développer une doctrine du maintien de l'ordre en
insistant sur la menace anarchiste. Cela a permis à la machine
d'État de se protéger et de développer à terme ses
moyens financiers.
Par ailleurs, si la DSG semble être avant tout
l'instigatrice d'une doctrine du renseignement politique en République,
une autre institution a cherché à la mettre en oeuvre. La
préfecture de police de Paris grâce à ses moyens ancre dans
ses pratiques les méthodes de police secrète et s'en sert pour
surveiller les anarchistes.
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