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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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2.2. -Une police politique compatible avec la République ?

Si l'affaire de La Lanterne entraine la démission du ministre de l'Intérieur et du préfet de police en 1879, ceci n'empêche pas le gouvernement de chercher par tous les moyens à faire de faire de l'institution policière une administration au service de la République. L'opposition des radicaux à la Chambre, le développement d'un mouvement ouvrier dans les usines et l'affirmation du mouvement anarchiste représentent une menace pour les opportunistes d'après l'appareil policier. Une idéologie du renseignement politique se développe au sein des institutions républicaines dans le but de protéger le nouveau régime mais favorise dans le même temps des pratiques que l'on peut qualifier d'antilibérales.

Avant toute chose, il est important de s'intéresser à la notion de « police politique républicaine » qui détermine les moyens de répression de l'anarchisme par l'administration de la Troisième République. Cette notion paradoxale interroge les historiens qui se demandent quelle nécessité il y a pour un régime démocratique de posséder un organe de renseignements politiques. Jean-Marc Berlière et Marie Vogel formulent ainsi ces questions :

« La police politique a-t-elle une fonction, un rôle à jouer dans un régime où, par définition, le gouvernement représente la volonté de la majorité des citoyens ? Doit-elle protéger une forme de gouvernement qui ne saurait s'imposer que par le consentement de la Nation ? Doit-elle surveiller l'opinion, les agissements des opposants alors que la liberté est la règle ? Un gouvernement émanant du suffrage universel a-t-il besoin, comme Napoléon III d'une police pour savoir « quel accord règne entre ses actes et les voeux de la Nation » alors que la presse, les élections permettent aux citoyens d'exprimer leur opinion et leurs choix politiques 35 ? »

35Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 09 avril 2018., p. 5.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 70

Émile de Marcère, ministre de l'Intérieur du gouvernement opportuniste défend pour sa part l'existence d'une telle institution lorsque le scandale de la Lanterne éclate publiquement : « Est-ce que, enfin, il n'y a plus de partis adversaires de la République ? Certes, ces partis sont impuissants, ils le savent bien ; mais vous admettrez bien avec moi qu'il est utile qu'on les surveille, qu'on sache ce qu'ils font 36». Si le ministre se retrouve dans l'obligation de démissionner notamment parce qu'il cautionne une organisation rejetée par les républicains les plus radicaux, les archives de la PP et les registres de correspondance de la DSG indiquent que les pratiques de police politique se poursuivent dans les années 1880.

A) La Direction de la Sureté Générale : une institution au coeur du renseignement républicain

Retrouvant son autonomie au milieu des années 1870, la Sûreté Générale tente de s'affirmer au sein de l'appareil policier maintenu par le nouveau régime. Pour ceci, elle doit démontrer qu'elle est nécessaire et efficace dans sa mission de protection de la République. Ainsi, il faut pour ses chefs, à l'instar d'Émile-Honoré Cazelles, développer une véritable idéologie favorisant la mise en place d'une police politique républicaine et redonner à la DSG une place centrale dans l'administration du maintien de l'ordre.

En effet, le directeur de la Sûreté Générale adresse le 30 juin 1880 à Ernest Constans, ministre de l'Intérieur, un rapport qui a fait date dans l'histoire de la police républicaine et dans lequel il défend la nécessité d'un service de renseignements politiques en République. Ce document auquel nous ferons à présent référence sous le terme de « rapport Cazelles », est selon Sébastien Laurent : « la vision (...) d'un haut-fonctionnaire républicain préoccupé en premier lieu de la stabilité du nouveau régime et donc de la nécessité de surveiller les ennemis politiques37». Aussi, il est considéré par Jean-Marc Berlière et Marie Vogel comme le texte

36 Emile de Marcère à la Chambre des députés, séance du 3 mars 1879, Journal Officiel de la République, 4 mars 1879, p.1650.

37 Sébastien-Yves Laurent, Politiques de l'ombre: État, renseignement et surveillance en France, Fayard, 2009, p.262.

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fondateur de l'administration policière républicaine38. Il nous paraît alors nécessaire d'analyser ce rapport en détail pour comprendre en quoi il influe sur la politique du maintien de l'ordre au début des années 1880.

Tout d'abord le directeur de la Sûreté défend son administration en expliquant que ses agents assurent deux fonctions essentielles à tout gouvernement : « D'une part, ils veillent à l'exécution des lois et d'un certain ordre de règlements, de l'autre ils recueillent et portent à la connaissance de hauts fonctionnaires chargés d'exercer l'autorité, les renseignements qui doivent servir de base à la politique intérieure du Gouvernement39». Cazelles regrette que la mission d'information, réduite au rapport envoyé quotidiennement par le directeur de la Sûreté au ministre de l'Intérieur, ne jouisse pas des moyens dont elle a le besoin40. Ceci le mène à comparer son service à sa grande rivale :

« Tandis que la Préfecture de Police commande à un personnel nombreux et expérimenté, comme elle manie un budget considérable, la Direction de la Sûreté, comme si ce service n'était qu'un accessoire, n'a qu'un personnel peu nombreux, mal distribué, de capacité médiocre et un budget qui ne permet ni l'extension nécessaire du personnel officiel, ni le recrutement d'un personnel auxiliaire d'agents secrets 41

La question économique est donc centrale au bon fonctionnement d'un service de police politique dont l'existence est justifiée par la présence de forces partisanes s'opposant au régime. Émile-Honoré Cazelles fait notamment référence à l'Internationale et ses motivations révolutionnaires sur lesquelles l'administration républicaine manque cruellement d'information :

« (...) au moment où un parti politique affiche le dessein de coordonner toutes les forces de la classe ouvrière pour en faire l'instrument d'une révolution sociale, et où un autre parti songe à exploiter le mécontentement des prolétaires pour les enrôler comme auxiliaires du césarisme, l'administration ignore le nombre et le caractère de ces associations appelées Chambres syndicales : elle ne saurait distinguer celles qui se renferment dans les limites légales tracées par leurs intérêts professionnels, de celles qui tendent à s'engager par une fédération dans la voie des agitations révolutionnaires. L'administration peut bien se douter qu'il y a là un danger mais elle ne

38 Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine », art.cit., p. 1.

39 Rapport Cazelles reproduit dans Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique républicaine », p. 6.

40 Ibid., p.6.

41 Ibid., p.6-7.

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peut dire avec quelle précision ni la proximité, ni l'intensité de ce danger, elle ne peut donner au gouvernement les renseignements qui le mettraient à même d'arrêter un plan de campagne rationnel et de chercher avec succès les mesures à exécuter42

L'appareil policier prend conscience de la menace venue de l'extrême-gauche qui remet en cause sur le plan doctrinal le régime de la République, mais manque de moyens pour en informer précisément sa hiérarchie. Par conséquent, le directeur de la Sûreté propose plusieurs pistes au ministre de l'Intérieur pour remédier à la faiblesse de son service. Il estime nécessaire d'augmenter le nombre de commissaires spéciaux qui pourraient selon lui « rendre plus de services comme agents d'information 43». Il estime que la Direction de la Sûreté possède 28 commissaires spéciaux sur l'ensemble du territoire français chargés de renseigner et prévenir la sécurité du gouvernement, même s'il reconnaît qu'ils sont aidés dans leur tâche par des agents de grades inférieurs. Pourtant, selon Cazelles le rôle des commissaires est essentiel puisqu'ils transmettent leurs rapports à la fois à la DSG et aux préfets départementaux qui s'appuient largement sur les informations recueillies pour réaliser au mieux leur travail de police. Le directeur de la Sûreté indique alors une solution pour améliorer leur travail: « A l'aide des fonds de police alloués aux Préfets, ou de quelque argent mis directement à leur disposition par l'administration centrale, il leur serait aisé d'organiser dans leur rayon un service de reconnaissance au moyen d'agents secrets 44». Par ailleurs, Cazelles se désole aussi que l'administration de l'État - les préfets, la DSG et donc le gouvernement - recueille la majorité de ses informations politiques dans la presse, outil peu fiable selon lui. « Un journal est une arme dont un parti se sert pour l'attaque et pour la défense » écrit t-il, c'est pourquoi le ministère de l'Intérieur a besoin d'employer des agents chargés d'analyser la propagande politique45. Enfin, Émile-Honoré Cazelles appelle à une réforme économique de l'administration policière : « Mais si l'administration ne peut armer le Gouvernement de la République de tous les moyens de défense, elle peut tirer meilleur parti de ceux qu'elle possède actuellement et du personnel qu'elle peut rétribuer avec les ressources

42 Ibid., p.7.

43 Ibid., p.8.

44 Ibid.

45 Ibid., p.9.

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des budgets de 1880 et 188146

Ce rapport insiste donc sur la nécessité de mieux armer, d'un point de vue financier et d'effectifs, la police spéciale des chemins de fer pour faire d'elle une police de renseignement nécessaire à la protection de la République. S'il est difficile pour le chercheur d'analyser l'impact doctrinaire de ce texte sur les institutions policières françaises, on peut néanmoins constater statistiquement si la situation a évolué. Pour aider à la compréhension et à l'analyse, nous reproduisons en partie un graphique concernant la police spéciale des chemins de fer47.

Graphique 3 - Evolution des effectifs de la « Police Spéciale », 1860-1900

900 800 700 600 500 400 300 200 100

0

 
 
 

1860 1870 1880 1890 1900

Source : Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France..., op.cit., p.308.

Nous constatons une baisse du nombre d'officiers de la police spéciale durant les années 1870. Mais à partir de 1880, à la suite du rapport Cazelles, les effectifs augmentent progressivement jusqu'aux années 1890, avant de connaître un véritable pic à la suite des

46 Ibid.

47 Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France..., op.cit., p.308.

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attentats de 189248. Cette mobilisation de l'appareil policier lors du passage à la République suppose que les structures de coercition légitime existantes contraignent le nouveau régime à développer une doctrine du maintien de l'ordre en insistant sur la menace anarchiste. Cela a permis à la machine d'État de se protéger et de développer à terme ses moyens financiers.

Par ailleurs, si la DSG semble être avant tout l'instigatrice d'une doctrine du renseignement politique en République, une autre institution a cherché à la mettre en oeuvre. La préfecture de police de Paris grâce à ses moyens ancre dans ses pratiques les méthodes de police secrète et s'en sert pour surveiller les anarchistes.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault