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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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B) La relative épuration des cadres de l'Empire : De la « promotion » des commissaires de Police à l'affaire de La Lanterne

« Les temps approchent où la loi sera supérieure à la police et où le respect de la liberté individuelle deviendra une réalité9. »

La République, régime synonyme de démocratie et de libéralisme, a conscience de la nécessité de réformer un appareil policier dévoué au pouvoir impérial et s'empresse donc de s'attaquer aux fonctionnaires bonapartistes. Cependant la tâche se révèle plus difficile que prévu à cause des soubresauts qui agitent l'installation de la République dans les années 1870.

8 Bélière et Lévy, Histoire des polices en France ..., op.cit. ,p.310.

9 Le « vieux petit employé », 33e lettre, La Lanterne, troisième année, n° 63, 13 janvier 1879.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 61

Les contraintes d'effectifs et la nécessité d'avoir des agents efficaces sur l'ensemble du territoire remettent en cause l'épuration des cadres de l'Empire.

A travers l'étude du « Fonds Moscou », Laurent Lopez montre l'impossibilité pour la République de se défaire de l'héritage impérial en étudiant le corps des commissaires de police10. Comme des contraintes purement matérielles empêchent les républicains de « purger » les cadres de la haute-police ayant servi sous le Second Empire, des fonctionnaires pas nécessairement ralliés au nouveau régime sont conservés par le gouvernement. L'historien s'attache alors à mesurer l'épuration des commissaires de polices durant les années 1870 en se basant sur les dossiers nominatifs qui ont été restitués par les russes dans les années 1990. Ces archives concernent donc les effectifs de la Sûreté Générale et non de la préfecture de police11. Aussi, pour des raisons de temps et de classement, Laurent Lopez s'est basé sur les trois premières boîtes - soit trois milles fiches de commissaires sur les douze-mille qui composent la série - et a fini par comparer 381 « carrières » séparées en trois groupes durant les années 187012. Nous reproduisons en partie le tableau réalisé par l'historien résumant les effectifs de chaque groupe13.

Tableau 2 - Les commissaires de police sous la IIIe République

381 commissaires de police ayant vécu les transitions politiques des années 1870

Fonctionnaires ayant entamé

leur carrière avant 1870

comme agent de police,

secrétaire de commissariat
ou commissaire de police

Anciens militaires de la gendarmerie impériale ou de la garde de Paris ayant

été nommés commissaires sous la
République

Candidats devenus commissaires entre 1870 et 1878

173

79

129

Source : Laurent Lopez « Servir la République après avoir juré fidélité à Napoléon III »

10 Laurent López, « Servir la République après avoir juré fidélité à Napoléon III », Histoire & mesure [En ligne], XXIX-2 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 10 septembre 2018.

11 Ibid., p.109-110.

12 Ibid., p.110-111.

13 Ibid., p.111.

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La première catégorie identifiée par Laurent Lopez est la plus importante et concerne les fonctionnaires en activité sous le Second Empire. L'auteur cherche donc à constater si le passage au nouveau régime a impacté la carrière de ces policiers. La police impériale semble être dans la ligne de mire des républicains dès leur arrivée au pouvoir, puisque le nouveau préfet de police Émile de Kératry procèderait à de nombreuses révocations, tandis que Gambetta et Ferry proposent la suppression du poste du chef de la police parisienne dès décembre 187014. Néanmoins, l'analyse des fiches nominatives des commissaires de police montre que sur 173 agents, seulement 13 sont « mis en inactivité » à la suite de la proclamation de la République en septembre 187015. Parmi eux, on compte huit révocations directement liées au changement de régime, trois mises en disponibilité et deux relevés de fonctions16. La faiblesse de ce chiffre montre qu'il n'y a pas eu d'épuration massive des cadres policiers du Second Empire par la République au début des années 1870. De plus, les événements de la Commune incitent le gouvernement installé à Versailles à réinstaurer les commissaires mis en disponibilité moins d'un an plus tôt17. La victoire des conservateurs en février 1871 permet aussi la réintégration de sept des huit fonctionnaires révoqués en septembre 187018. Au début de la Troisième République, on ne peut donc pas parler d'épuration des agents de la Sûreté Générale mais de courtes interruptions de carrière liées à la difficile installation du nouveau régime.

Laurent Lopez insiste sur le fait que les carrières des commissaires ont été davantage impactées par les mutations politiques qui s'opèrent dans les années 1870 que lors du changement de régime19. Alors que le conservateur Albert de Broglie revient au pouvoir le 16 mai 1877 à la tête d'un gouvernement « d'ordre moral », il décide de dissoudre la Chambre majoritairement républicaine un mois plus tard et d'organiser de nouvelles élections

14 Ibid., p.114.

15 Ibid., p.115.

16 Ibid., p.118.

17 Ibid., p.123-124.

18 Ibid., p.123-126.

19 Ibid., p.118.

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législatives. Durant cette période de préparation du scrutin, on assiste non pas à une vague d'épuration mais de mutations qui touchent 282 fonctionnaires de police20. Si cinq d'entre eux sont révoqués, l'historien estime que 36 commissaires subissent une mutation « défavorable », contre 33 « favorables » puisqu'elles garantissent de meilleurs traitements ou des postes à plus grandes responsabilités. De plus, le gouvernement du seize-mai en profite pour nommer 27 commissaires de police. Laurent Lopez pose l'hypothèse que ces mutations sont liées à la préparation des élections et que les conservateurs cherchent à s'entourer d'agents ralliés à leur cause21. En tout cas, le pouvoir exécutif joue un rôle déterminant lorsqu'il s'agit des carrières des agents de la Sûreté générale.

Enfin, l'historien s'intéresse à la période 1877-1878 marquant le retour des républicains à la Chambre et confirmant l'impact du changement de majorité sur les mutations des commissaires de police. Elles se révèlent encore plus importantes que pour la période précédente et même si on ne constate que deux révocations, 60% des policiers sont soumis à des changements de carrière. Ceux-ci s'imposent en réaction aux décisions du gouvernement de l'ordre moral : « les commissaires révoqués ou relevés de leurs fonctions par le gouvernement d'Albert de Broglie sont ensuite réintégrés dès les premiers mois de 1878, en répercussion à la formation d'une Chambre à majorité républicaine et d'un gouvernement de centre-gauche à partir de la mi-décembre 187722». Cependant, les commissaires réinstallés par la majorité républicaine ne sont pas nécessairement des agents nommés durant les années 1870. En effet, Joseph Berton, commissaire en poste sous le second Empire est révoqué en 1870 avant d'être réintégré un an plus tard. Il subit une nouvelle révocation peu de temps avant les élections législatives de 1877 avant de profiter d'une mutation favorable en février 187823.

Ainsi, que ce soit après la chute du Second Empire ou pendant la mise en place du régime républicain durant les années 1870, on ne peut pas parler d'épuration massive de la police bonapartiste. Il y a très peu de révocations définitives, et le fait d'avoir servi sous

20 Ibid., p.121.

21 Ibid., p.121.

22 Ibid., p.126.

23 Ibid., p.124-125.

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l'empire n'empêche pas les commissaires de connaître des évolutions de carrière. Les raisons derrière cette « conservation » des fonctionnaires ne sont pas explicitées dans les fiches nominatives mais en plus des besoins en effectifs, on peut supposer que les forces politiques locales influencent le destin des commissaires de police. Pour nuancer la faiblesse de cette épuration, il est important de noter qu'elle a tout de même concerné les membres les plus éminents de l'administration du Second Empire que la République ne pouvait conserver24. Les républicains font donc le choix de réformer en surface l'appareil policier, se séparant seulement des commissaires les plus hostiles au nouveau régime. Il nous paraît alors nécessaire de constater si le résultat est le même au sein de la préfecture de Police de Paris, autre institution détenant un pouvoir de coercition légitime en France.

Pour ceci, il nous faut réaliser une étude statistique sur les révocations des gardiens de la paix sur la même période que celle menée par Laurent Lopez, soit entre 1870 et 1872. Les dossiers administratifs conservés aux archives de la Préfecture de Police nous fournissent toutes les données nécessaires pour notre analyse25. De plus, nous nous inspirons du travail de Quentin Deluermoz - qui a largement étudié l'histoire de la préfecture de Police de Paris26 - pour saisir la complexité du processus visant à écarter les agents servant autrefois le pouvoir impérial. S'appuyant particulièrement sur les archives du fonctionnement administratif de la PP, l'historien propose en annexe de son livre un tableau présentant l'évolution du personnel de la police municipale dans les années 1890. Nous avons repris le carton associé à la cote DA 193 sur laquelle Quentin Deluermoz base son analyse, pour étudier l'évolution des effectifs policiers pour les décennies 1870 et 188027.

24 Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République..., p.80.

25 APP, sous-série DA - Police administrative.

26 Quentin Deluermoz, Policiers dans la ville..., op.cit. 2012.

27 APP, DA 193. Police municipale, statistique des opérations (1872-1900).

Tableau 3 - Les sorties du corps de gardiens de la paix, 1872-1878

Année

Démissions

Révocations

Décès en service

Départs à la Retraite

Réformés

1872

488

247

43

238

14

1873

320

86

47

275

4

1874

265

100

40

302

14

1875

366

104

32

370

16

1876

338

73

43

320

18

1877

317

66

46

271

5

1878

208

89

68

193

4

Source : APP, DA 193. Police municipale, statistique des opérations (1872-1900).

Comme le montre le tableau 3, notre étude des effectifs de la préfecture de police commence en 1872 alors que celle de Laurent Lopez sur les commissaires de police débute au moment de la proclamation de la Troisième République, soit deux ans plus tôt. Nous devons donc en tenir compte et nous adapter aux contraintes archivistiques pour mener à bien notre analyse. Il nous faut d'abord étudier les chiffres de la PP indépendamment de ceux de la DSG pour mesurer l'ampleur de l'épuration puis déterminer si les « points de ruptures » sont les mêmes que ceux repérés par Lopez.

En premier lieu, il est nécessaire de rapporter ces chiffres à un effectif global pour mesurer l'ampleur de ces révocations : le travail de Jean-Marc Berlière et de René Lévy nous permet de poser le contexte statistique de notre étude28. On compte alors 4000 policiers dit « en tenue » ou gardiens de la paix en 1870, 7000 en 1871 puis 8000 en 189229. Des chiffres bien supérieurs à ceux des autres villes et qui font de Paris un « laboratoire de la modernité

28 Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France ..., op. cit., p. 57-64.

29 Ibid., p.63-64.

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policière » selon les historiens30. Si on considère alors que la PP compte une moyenne de 7000 gardiens de la paix sur la période 1872-1878, le pourcentage de révocations paraît très faible. En 1872, l'année où il y a le plus de révocations soit 247 selon le tableau 3, cette « réforme » concerne moins de 4% des policiers en tenue de la PP. On ne peut donc pas parler d'épuration en profondeur de l'institution parisienne.

Par ailleurs, on note des points de rupture quelque peu différents de ceux avancés par Laurent Lopez. En effet, les deux autres années où les révocations sont les plus importantes sont les années 1874 et 1875 et concernent un peu plus d'1% des agents de la PP. La proportion paraît tellement faible qu'il est difficile d'y voir un lien avec la perte du contrôle de la Sûreté générale et les lois constitutionnelles promulguées durant cette période. De plus, le retour du gouvernement de l'ordre moral en 1877 ne semble pas affecter la PP comme la DSG, et l'institution parisienne connaît seulement une légère augmentation des révocations à la suite de l'arrivée des républicains au pouvoir. En effet, le tableau 3 montre que 89 gardiens de la paix ont été révoqués en 1878 contre 66 en 1877. Néanmoins, ce chiffre ne représentant que 1,27 % de l'ensemble des gardiens de la paix, on ne peut pas considérer que la mise en place du gouvernement opportuniste entraine une remise en cause des cadres de la préfecture de police. Cette dernière semble donc jouir d'une certaine autonomie puisqu'elle ne connaît pas les mutations administratives liées au changement de majorité.

Cependant, l'institution parisienne se retrouve au centre des préoccupations de la République lorsqu'il s'agit de l'héritage des cadres du Second Empire. Entre 1878 et 1879, une série d'articles est publiée dans le quotidien républicain La Lanterne par un homme se faisant passer pour un « vieux petit employé » de la Préfecture de Police31. L'auteur de ces écrits - qui n'est autre qu'Yves Guyot, un journaliste républicain-radical - s'attaque à la police des moeurs mais dénonce aussi la présence de bonapartistes dans les sphères dirigeantes de l'institution. Tandis que la préfecture de police engage un procès contre le journal dès 1879, l'affaire éclate à la Chambre. Les députés des bancs d'extrême gauche font part de leur indignation face à cette révélation, à l'instar de Georges Clemenceau qui insiste sur la

30 Ibid., p.65.

31 Les numéros du journal sont en ligne sur Gallica.

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présence du personnel de l'empire aux postes les plus importants au sein de la préfecture de police :

« C'est qu'en effet, messieurs, tout le monde reconnaît ici dans cette Chambre (...) que le personnel qui nous a été légué, dans les différentes administrations, par les gouvernements monarchiques qui se sont succédé dans ce pays, a besoin d'être remanié dans sa composition, remanié dans sa doctrine (...), remanié dans sa méthode d'action. Eh bien, s'il y a une administration où cette nécessité de modifications profondes dans le personnel se fasse énergiquement sentir, c'est assurément la préfecture de police. (...) C'est d'autant plus grave, que, dans la préfecture de police, le personnel c'est la doctrine, le personnel c'est la méthode d'action 32.. »

Selon Jean-Marc Berlière, si les radicaux font preuve d'autant de véhémence à la Chambre, c'est parce qu'ils ne comprennent pas comment des hommes qui ont toujours lutté contre la République restent en fonction à la suite de la victoire des partisans de ce régime33. Ainsi, le discours de Clemenceau évoque la possibilité d'une « police républicaine » et interroge sur l'essence même d'un corps de police : doit-il être politiquement compatible avec le régime de gouvernement qu'il est supposé préserver ? Dans un premier temps, la réponse semble être positive, puisque le scandale de la Lanterne pousse à la démission le ministre de l'Intérieur Émile de Marcère ainsi que le préfet de police Albert Gigot. En reprenant les dossiers statistiques conservés aux archives de la préfecture de Police nous pouvons réaliser le tableau 3 ci-dessous34. Voyons si les révélations d'Yves Guyot ont entraîné un changement en profondeur de l'institution.

32Georges Clemenceau à la Chambre des députés, séance du 3 mars 1879, Journal Officiel de la République Française, 4 mars 1879, p.1644.

33 Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France..., op.cit.,p. 93.

34 APP, DA 193. Police municipale, statistique des opérations (1872-1900).

Tableau 4 - Les sorties du corps de gardiens de la paix, 1879-1882

Année

Démissions

Révocations

Décès en service

Départs à la Retraite

Réformés

1879

156

65

47

288

5

1880

248

75

61

457

8

1881

299

74

44

550

9

1882

387

63

71

531

6

Source : APP, DA 193. Police municipale, statistique des opérations (1872-1900).

La proportion d'agents en tenue révoqués se montre extrêmement faible par rapport à l'effectif total de ce corps. Le tableau 4 indique qu'en 1880, l'année où les révocations sont le plus nombreuses, elles concernent à peine plus de 1% d'un effectif de 7000 agents. Malgré, l'arrivée des opportunistes au pouvoir et le scandale de la Lanterne la préfecture de police connaît un degré d'épuration encore plus faible que celui exercé dans les années 1870 comme en témoigne le graphique ci-dessous.

Graphique 2 - Gardiens de la paix révoqués entre 1872 et 1882 à Paris

250 200 150 100

50

0

 
 
 
 

Révocations

1872 1873 1874 1875 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882

Source : APP, DA 193. Police municipale, statistique des opérations (1872-1900).

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Par conséquent, que ce soit pour la Sûreté Générale ou la préfecture de Police, on ne peut pas évoquer une épuration massive de l'appareil policier à l'arrivée des républicains au pouvoir. L'étude du « fonds Moscou » concernant la DSG et les révélations du journal La Lanterne sur les pratiques antirépublicaines des agents de la PP soulignent la difficulté qu'a la République à se détacher des cadres du Second Empire. Il est nécessaire de s'interroger sur la façon dont cet héritage conditionne la doctrine du maintien de l'ordre et sa pratique au début des années 1880.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius