Chapitre 2 : Au service de la République !
Nous constatons qu'il est nécessaire de
relativiser le libéralisme qui caractérise le régime
républicain des années 1880. En effet, malgré les discours
en faveur des libertés individuelles à la Chambre des
députés et la promulgation de législations
définitivement libérales dès 1881, la pratique du pouvoir
reste influencée par une machine d'État structurellement
pragmatique. Cette réalité transparait dans la difficulté
qu'a la République à s'affranchir de l'administration
impériale malgré les discours des partisans du nouveau
régime démocratique. Par ailleurs, la place occupée par
une technostructure policière relativement autonome au sein des
institutions républicaines conditionne l'approche technique du respect
des « libertés fondamentales ».
Le gouvernement opportuniste mené par un
président du Conseil sans réel pouvoir n'a pas le monopole du
pouvoir exécutif1. Un ensemble d'acteurs est en charge des
politiques du maintien de l'ordre dans les années 1880 et influence
largement l'exercice de l'État. Dans ce chapitre, nous étudions
en détails les structures de l'appareil policier qui témoignent
d'une continuité administrative prenant le pas sur les « ruptures
républicaines »2. Le nouveau régime subit-il cet
héritage ou en profite t-il pour se protéger des menaces
politiques accompagnant sa mise en place ?
2.1- Une organisation policière complexe
héritière du pouvoir impérial
Lorsque la République est proclamée le 4
septembre 1870, ses dirigeants souhaitent cantonner au passé le Second
Empire et se détacher de ses cadres de gouvernement. C'est cette
nécessité de transition démocratique qui pousse Gambetta
à renouveler entièrement le corps préfectoral et nommer
des fonctionnaires animés par la volonté de servir le
régime républicain3. Aussi, la réorganisation
de l'administration publique doit passer par une réforme profonde de la
police impériale, institution autoritaire et répressive des
partisans de la
1 cf. Chapitre 1.
2 Arnaud-Dominique Houte,
Le triomphe de la
République...,,op.cit. p.79.
3 Nous vous renvoyons ici
à l'ouvrage de Vincent Wright, Les préfets de
Gambetta, op.cit.
Préfecture de Police (PP)
Direction de la Sûreté
Générale (DSG)
Ministère de l'Intérieur
Préfecture du Rhône
Préfectures Départementales
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 57
République. La question de l'épuration
des cadres policiers est un enjeu qui revient à chaque changement de
régime tout au long du XIXe siècle en France et
s'impose plus ou moins naturellement. Au début de la Troisième
République, malgré une volonté politique affichée,
les conflits idéologiques et les contraintes matérielles
entravent le nettoyage nécessaire d'une structure policière
complexe.
A) La technostructure de la Haute-Police
Jusqu'ici nous avons évoqué
différentes administrations dépositaires du pouvoir de police et
impliquées dans la surveillance du mouvement anarchiste. Le
ministère de l'Intérieur, la direction de la Sûreté
générale et la préfecture de police apparaissent comme les
acteurs centraux du maintien de l'ordre et semblent indispensables au
fonctionnement administratif de la République. Nous souhaitons
préciser leur rôle dans l'organigramme qui compose la machine
d'État à la fin du XIXe siècle et ainsi
permettre au lecteur de saisir les dynamiques de ce que l'on a appelé
ici la « technostructure de la Haute-Police ».
Schéma 1- La structure policière à
la fin du XIXe siècle
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 58
Au début de la troisième
République, le ministère de l'Intérieur dispose d'un
certain nombre de prérogatives qui font de lui un acteur central du
gouvernement. En effet, il est en charge du service pénitentiaire, de la
gestion de la santé publique, de l'assistance publique et, ce qui nous
intéresse ici, de la police au sens le plus large du terme. Ne pouvant
effectuer de manière isolée cette mission de maintien de l'ordre
qui concerne l'ensemble du territoire français, il dispose de
l'administration préfectorale le représentant sur place et
délègue une partie de ses pouvoirs à certaines
institutions. Le schéma 1 résume donc de manière
simplifiée la forme que prend la hiérarchie policière
issue du ministère de l'Intérieur. Ce dernier jouit d'une grande
autorité sur les préfectures départementales, auxquelles
il transmet des directives par la voie administrative de la circulaire,
à l'exception de la préfecture du Rhône qui dispose de
pouvoirs de police similaires à ceux de la préfecture de Paris et
qui joue un rôle particulier dans la mission de surveillance et de
répression des anarchistes4. Ensuite, la DSG prend le relais
du ministère de l'Intérieur sur les questions de renseignement
politique. Malgré des effectifs relativement réduits et disposant
de peu de pouvoir, elle est cependant assez autonome vis-à-vis de sa
hiérarchie et se détache entièrement au début des
années 1880 de la tutelle autrefois exercée par la
préfecture de police de Paris. Cette dernière se montre aussi
très indépendante sur son territoire, mais reste en contact avec
sa hiérarchie et sa rivale.
Nous reprenons alors le schéma
réalisé par Jean-Marc Berlière et René Lévy
dans Histoire des polices en France pour
détailler les fonctions de ces différentes
administrations5. Les fonctions de police dites «
générales » sont assurées par la Gendarmerie et la
Sûreté Générale. La première, corps militaire
dépendant du ministère de la guerre, n'est pas le coeur de notre
propos. La seconde assure la fonction de Direction de police au
ministère de l'Intérieur, composée des commissaires
spéciaux des chemins de fer en charge de la police politique sous la
Troisième République ainsi que du contrôle des ports et
frontières. Berlière souligne qu'elle est la seule police
à disposition du gouvernement. Aussi, les agents présents en
permanence sur les réseaux ferroviaires sont capables : «
d'observer l'état des esprits ou d'intervenir dans la vie politique
»6. Par ailleurs, la DSG recrute et gère la
carrière de
4 Le statut particulier de la
préfecture départementale du Rhône est
détaillé en Chapitre 3.
5 Jean-Marc Berlière
et René Lévy, Histoire des polices en
France, op.cit. p.46.
6 Ibid.,
p.305.
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Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 59
l'ensemble des commissaires en tête des polices
municipales et du personnel des polices étatisées. Quant aux
fonctions de polices territoriales, elles sont partagées entre trois
acteurs : les polices municipales, les polices municipales
étatisées et la préfecture de police. Les premières
sont présentes dans toutes les villes de plus de 5000 habitants et
exercent leur pouvoir sur le territoire de la commune. Le maire et un
commissaire de police - recruté par la DSG, mais payé par la
municipalité- dirigent conjointement la police municipale ce qui
entraine souvent des conflits. Le nombre d'agents à leur charge est
variable et parfois très limité. S'ils sont recrutés et
payés par le maire, ils peuvent être révoqués par le
préfet. Dans les années 1880, seule la ville de Lyon jouit d'une
police municipale étatisée qui exerce alors ses missions sur
l'ensemble de l'agglomération. Les pouvoirs de police du maire sont
transférés au préfet du Rhône et à son
secrétaire général et l'ensemble des agents de la police
municipale étatisée sont recrutés, mutés et
payés par l'État. Enfin, la Préfecture de Police
présente un statut particulier au sein de cette police territoriale. Son
chef, le préfet de police, est nommé par le gouvernement devant
lequel il est responsable et, au début de la troisième
République, il doit être élu au parlement ; Louis Andrieux
est donc député du Rhône au moment où il
accède à ce poste en 1879. La PP est la police la mieux
dotée, avec 10 000 agents à la veille de la première
guerre mondiale, répartis entre la police municipale « en tenue
», la Sûreté - à ne pas confondre avec la DSG -
chargée de la police criminelle, et les brigades de recherches assurant
le travail de police politique dans les années 1880. Si la PP est
financée par la municipalité, elle reçoit en plus une
contribution de l'État ce qui fait d'elle un organisme très
puissant.
Du point de vue des sources disponibles pour
étudier la technostructure policière républicaine, nous
nous appuyons en particulier sur la sous-série F7 du ministère de
l'Intérieur et des archives de la préfecture de police
conservées au Pré Saint-Gervais. Aussi, les sources
imprimées de la fin du XIXe siècle nous renseignent
largement sur l'organisation des services. Les écrits des acteurs de
l'époque, notamment ceux de Louis Andrieux7, sont à
manier avec précautions mais sont nécessaires pour saisir toute
la complexité de cette machine d'État. Enfin, concernant les
archives de la DSG qui pourraient nous renseigner plus
7 Louis Andrieux
Souvenirs d'un préfet de police, J.
Rouff, 1885.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 60
précisément sur la doctrine du «
maintien de l'ordre républicain », la plupart sont classées
dans le « Fonds Moscou » restitué par la Russie en 1994. En
effet, l'organisation ne disposant pas des moyens humains et matériels
pour gérer les nombreux documents produits par ses agents, les rapports
et autres dossiers de travail se retrouvent rangés dans des cartons
empilés dans les couloirs des bureaux de la rue des
Saussaies8. Ainsi, les Nazis en profitèrent pour emporter
avec eux ce « butin de la mémoire » pensant surement y trouver
des informations précieuses. Si l'Union Soviétique a
récupéré ces documents et si la Russie a fini par les
rendre à la France, ces archives demandent un travail d'analyse
délicat aux chercheurs étudiant l'histoire de la
Sûreté Générale. Les inventaires du « Fonds
Moscou » mis en ligne par les AN indiquent notamment l'existence de
documents relatifs à l'organisation et au fonctionnement du service, de
dossiers de surveillance policière concernant la vie politique et la
presse française.
Voici donc dans quel cadre d'analyse notre
étude du maintien de l'ordre républicain est
réalisée. Il est maintenant nécessaire de constater dans
quelle mesure l'appareil policier s'adapte à la doctrine libérale
du nouveau régime. Cependant, il semble que malgré, les «
annonces d'intentions » des républicains, le nouveau gouvernement
doit s'entourer de fonctionnaires de la Haute-Police qui ne sont pas toujours
ralliés à sa cause.
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