B) Une menace venue de la gauche nécessitant une
réponse structurelle
Cette remise en cause entendue depuis les bancs
radicaux à l'assemblée et au sein des groupes libertaires, pose
directement la question de la légitimité du régime
installé par les opportunistes. Idéalistes, les hommes au pouvoir
ne pensent pas que le peuple puisse se soulever contre la République.
Cependant, l'exercice de l'État les oblige à aller à
l'encontre des valeurs libérales qu'ils ont toujours défendues
dans le but de protéger le régime qu'ils ont
bâti.
Jusqu'à présent, notre travail de
recherche nous a amené à étudier les bases du
système mis en place par les républicains en 1879. C'est au
travers des discours des parlementaires et des textes des lois «
fondatrices » que l'opinion du gouvernement libéral se dessine. En
terme d'archives, le Journal Officiel de la République
Française se trouve être notre principale source pour
comprendre les motivations qui animent les opportunistes80
.
79Ibid., «
Extrait d'un rapport Droz », Neuchâtel, 17 mars 1881. 80
Plus particulièrement les débats de la Chambre des
Députés.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 49
Néanmoins, avant 1883 et le procès des
anarchistes de Lyon, les activités du mouvement libertaire ne sont
jamais évoquées directement à la Chambre et ne semblent
donc pas être considérées par le gouvernement81.
Pourtant, les dossiers retrouvés aux Archives de la préfecture de
Police montrent que l'institution s'intéresse de près au
mouvement et ceci dès l'arrivée des républicains au
pouvoir82. Nous avons alors cherché du côté du
gouvernement une volonté de surveiller et réprimer le mouvement
anarchiste. Comme le pouvoir exécutif associé à la
fonction de président du Conseil se révèle être
très faible au début de la troisième République,
l'influence du chef du gouvernement sur l'ensemble du système
exécutif de l'État dépend en grande partie de son
charisme. L'Histoire a donc avant tout retenu les travaux des gouvernements
Gambetta, Ferry et Waldeck-Rousseau mais a oublié les noms de Charles
Duclert et d'Armand Fallières. Ceci s'explique par l'absence d'un poste
clairement défini de « premier ministre » qui fait de lui un
membre du gouvernement presque comme les autres puisqu'il reste en charge d'un
portefeuille ministériel. Par conséquent, il n'existe pas de
cabinet ni de structure administrative en charge de la politique globale de la
nation. Ne jouissant pas non plus de la même légitimité que
les élus des deux Chambres, l'influence du président du Conseil
sur la technostructure administrative de la République est très
limitée83. La faiblesse du pouvoir exécutif
associée à cette fonction empêche la réalisation
d'un travail gouvernemental au sens moderne du terme et à la
constitution de fonds d'archives relatifs. Ainsi, sont conservés aux
archives de l'Assemblée Nationale seulement les comptes rendus des
débats de la Chambre des députés pour les années
1880. Si l'institution possède aussi des fonds de députés
et de groupes parlementaires, aucun ne correspond à notre
période84. Il est alors nécessaire de se tourner vers
les archives des autres administrations assumant la responsabilité du
pouvoir exécutif au début de la troisième
République, pour saisir la forme que prend l'exercice de l'État
face à la montée de l'anarchisme.
81 La recherche par mot
clés dans Gallica révèle que le terme est utilisé
trois fois en 1882 mais jamais dans son sens premier.
82 Voir APP, BA 73 à
BA 78. Anarchistes (1881-1893).
83 Arnaud-Dominique Houte,
La France contemporaine...,
op.cit., p.61.
84 Hélène
Saudrais, « Les fonds parlementaires et politiques aux Archives de
l'Assemblée nationale »,
Histoire@Politique, vol. 25, no. 1, 2015, p.
212-225.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 50
Les contours d'un maintien de l'ordre
républicain commencent à se dessiner au début des
années 1880. En effet, la promulgation des lois sur la liberté de
la presse et de la liberté de réunion nécessite un
contrôle judiciaire et politique. L'historiographie étudiée
précédemment insiste sur les impacts sociaux de ces
législations à la fin du XIXe siècle et leurs
limites, notamment sur le plan des libertés individuelles85.
Cependant, un des objectifs de ce travail est de proposer une réflexion
sur les institutions républicaines et la réalité de
l'exercice du pouvoir exécutif qu'elles éclairent durant cette
période. Malgré le libéralisme affiché et
défendu à la Chambre des députés, les archives des
administrations en charge du maintien de l'ordre révèlent des
tendances antilibérales. Le ministère de l'Intérieur
apparaît rapidement comme l'acteur central du dispositif de
contrôle judiciaire et politique de l'ordre public et social. Etant en
charge des administrations préfectorales et policières, il
concentre donc une certaine quantité de pouvoir qui se retrouve ensuite
partagée entre différentes directions. Il est difficile de parler
à la fin du XIXe siècle de travail gouvernemental au
sens moderne du terme. Certes, les ministres s'entourent de
hauts-fonctionnaires ou d'amis et membres de leur famille qui exercent le
rôle de conseillers mais la fonction n'est aucunement
définie86. Ce sont dans les mémoires des hommes de
gouvernement que l'on retrouve des traces de ces cabinets peu formels
87. L'absence de structure officielle empêche la mise en place
d'un secrétariat général en charge de la gestion et de la
circulation des informations, expliquant pourquoi les archives sont muettes
à propos de l'activité gouvernementale au début de la
Troisième République. Néanmoins, plusieurs fonds
conservés aux Archives nationales apportent un éclairage sur les
divisions administratives qui structurent le travail du ministère de
l'Intérieur.
Dans le cas spécifique du maintien de l'ordre,
ce sont les fonds concernant la Direction de la Sûreté
Générale (DSG) qui nous renseignent sur les coulisses de
l'exercice du pouvoir. Cette administration, sous tutelle de sa grande rivale
la préfecture de police entre 1874 et 1876, est ensuite
déclassée au rang de sous-direction entre novembre 1881
et
85 Jean-Pierre Machelon,
La République contre les libertés
?...,op.cit,
P.143.
86 Pierre Baral, «
Les cabinets ministériels sous la IIIe République (1871-1914)
dans Origines et histoire des cabinets des ministres en
France, Genève, Librairie Droz, 1975, p.67-68.
87 Ibid.,
p.67.
décembre 188288. Chargée
à la fois des questions d'administration générale, mais
aussi de la sécurité extérieure et intérieure de
l'État, la DSG réalise des missions de surveillances dans le but
d'empêcher les complots, attentats et autres troubles à l'ordre
public89. Elle n'a en réalité sous ses ordres que les
commissaires spéciaux des chemins de fer, réalisant des missions
de police secrète, et fait pâle figure en terme de technostructure
face aux services de la police parisienne90. Malgré cela,
elle détient une place centrale dans la machine d'État
républicaine à la fin du XIXème siècle.
La sous-série F7 « Police
générale » des Archives nationales révèle une
partie du travail administratif et politique réalisée par les
agents de la DSG. En effet, la Sureté Générale consigne
l'ensemble des courriers qu'elle transmet aux acteurs du maintien de l'ordre en
France, soulignant son rôle fondamental au sein du dispositif
policier91. Ainsi, on retrouve dans les registres de correspondance
à la fois la réalité de l'exercice du pouvoir
exécutif et la dimension politique de ce pouvoir. Chaque page des
registres correspond à une date précise et se divise en trois
colonnes : Destinataire - objet -
classement. Dans le cadre de nos recherches, nous avons
consulté ceux des années 1880 à 1883. Nous y retrouvons
alors l'existence d'une surveillance de certains groupes politiques et
d'organes de presse qui rentre à la fois en conflit avec les lois «
fondatrices » des années 1880 mais aussi avec les valeurs
libérales de la République. Nous reproduisons ici cinq exemples
issus de ces registres dont l'analyse apporte un certain éclairage sur
l'organigramme de la pratique du pouvoir.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 51
88 Jean-Marc Berlière,
Le monde des polices en France: XIXe-XXe
siècles. Éd. Complexe, 1996, p.19-20.
89 Ibid.,
p.21.
90 Ibid.,
p.21-22.
91 AN, F7 12412-12427.
Correspondance de la Sûreté générale :
enregistrement (1871-1886).
Archive 1 - Correspondance de la Sûreté
(1880)
Départ du 10 Mars 1880
|
Destinataire
|
Objet
|
Classement
|
Isère
|
Relatif à l'organisation d'un journal socialiste
révolutionnaire et d'une association politique dans le
département de l'Isère et dans toute la région du Sud-Est
sous le nom de Chambre syndicale fédérale
ouvrière
|
Chambres syndicales Isère
|
Source : AN, F7 12421.
Archive 2 - Correspondance de la Sûreté
(1882)
Départ du 7 Mars 1882
|
Destinataire
|
Objet
|
Classement
|
A tous les
préfets
(Circulaire)
|
Instructions relatives à la surveillance des
ouvriers dans les ateliers et chantiers
|
Surveillance des
ouvriers
Renseignements
Généraux
|
Source : AN, F7 12423.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 52
Archive 3 - Correspondance de la Sûreté
(1882)
Départ du 27 Mars 1882
|
Destinataire
|
Objet
|
Classement
|
Police
|
Demande de renseignements sur le groupe de l'Alliance
Socialiste et sur les principaux membres
|
Agissements révolutionnaires
Seine
|
Source : AN, F7 12423.
Archive 4 - Correspondance de la Sûreté
(1882)
Départ du 16 octobre 1882
|
Destinataire
|
Objet
|
Classement
|
Aude
|
Demande de renseignement sur la formation à
Narbonne d'un groupe d'études sociales qui prendra pour titre le «
drapeau rouge »
|
Agissements révolutionnaires
(Aude)
|
Source : AN, F7 12423.
Archive 5 - Correspondance de la Sûreté
(1882)
Départ du 7 novembre 1882
|
Destinataire
|
Objet
|
Classement
|
Hérault
|
Demande de renseignement sur le
Journal « Le Droit Naturel »,
organe anarchiste révolutionnaire de la région du
midi
|
Brochures & Journaux
|
Source : AN, F7 12423.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
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Amélie Gaillat - «
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Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 54
L'Archive 1 prend la forme de la majorité des
envois que l'on retrouve dans les registres de correspondance. En effet, la DSG
transmet la plupart de ses informations - ou directives comme on le voit pour
les Archives 4 et 5- aux préfectures locales qui sont
subordonnées au ministère de l'Intérieur. Cependant, si
nous avons choisi de reproduire cet exemple du 10 mars 1880 pour l'Archive 1,
c'est parce qu'il témoigne de l'attention dont certains groupes
politiques font l'objet. Ici, on peut relativiser le degré de
surveillance à laquelle sont soumises les organisations
d'extrême-gauche, néanmoins on use des réseaux policiers
pour renseigner une administration locale de l'existence de journaux et
d'associations liées au mouvement révolutionnaire.
Néanmoins, les Archives 4 et 5 soulignent la vigilance de la
Sûreté vis-à-vis des libertaires. Par conséquent,
elle somme les préfectures locales sur lesquelles elle exerce un pouvoir
de coercition, de lui transmettre des informations sur ces « ennemis de la
République ». De la même manière, l'Archive 3 nous en
apprend davantage sur les relations qui existent entre la DSG et la PP. La
Sûreté demande en effet à la préfecture de police,
désignée par le destinataire « Police », de la
renseigner sur le groupe de « l'Alliance Socialiste et sur les principaux
membres ». Malgré la rivalité qui peut exister entre ces
deux services, ils tendent à collaborer lorsqu'il s'agit de questions de
police politique. Enfin, l'Archive 2 nous en apprend plus sur le fonctionnement
administratif du ministère de l'Intérieur, puisque la DSG
transmet ici une circulaire à toutes les préfectures. Elle nous
intéresse d'autant plus qu'elle concerne la surveillance d'ouvriers sur
l'ensemble du territoire français et qu'elle est classée comme
« Renseignements Généraux ».
Ces cinq exemples issus des registres de
correspondance de la DSG des années 1880 et 1882 nous renseignent sur le
fonctionnement hiérarchique de l'administration policière et nous
permettent de remettre en cause le libéralisme revendiqué par les
républicains arrivés au pouvoir durant cette période.
D'une part, la DSG est effectivement chargée d'une mission de
surveillance et de renseignement qui concerne, entre autres, les ennemis
politiques de la République. Celle-ci prend forme à travers le
signalement de journaux et de groupes politiques, et devient le sujet de
directives transmises à l'ensemble de l'administration
préfectorale comme en témoigne le Tableau 3. Par ailleurs, si le
signalement du journal socialiste de l'Isère présenté dans
le Tableau 1 précède la promulgation de la Loi sur
la liberté de la presse, le Tableau 5 démontre
l'attention que la sureté témoigne pour les feuilles et interroge
sa compatibilité avec la législation de juillet 1881.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 55
Les fonctions de surveillance et de renseignement
politique de la DSG interrogent sur l'existence même d'une institution de
ce type sous un gouvernement libéral tel que se définit la «
République des républicains » ; cette contradiction sera
nécessairement discutée dans un futur chapitre. Aussi, il est
primordial d'étudier en profondeur la structure de l'administration
française dans les années 1880, qui, à l'inverse des
institutions politiques, n'a pas connu de « transition naturelle »
vers l'idéal républicain.
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Les institutions de l'État face à l'anarchisme
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