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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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B) Une menace venue de la gauche nécessitant une réponse structurelle

Cette remise en cause entendue depuis les bancs radicaux à l'assemblée et au sein des groupes libertaires, pose directement la question de la légitimité du régime installé par les opportunistes. Idéalistes, les hommes au pouvoir ne pensent pas que le peuple puisse se soulever contre la République. Cependant, l'exercice de l'État les oblige à aller à l'encontre des valeurs libérales qu'ils ont toujours défendues dans le but de protéger le régime qu'ils ont bâti.

Jusqu'à présent, notre travail de recherche nous a amené à étudier les bases du système mis en place par les républicains en 1879. C'est au travers des discours des parlementaires et des textes des lois « fondatrices » que l'opinion du gouvernement libéral se dessine. En terme d'archives, le Journal Officiel de la République Française se trouve être notre principale source pour comprendre les motivations qui animent les opportunistes80 .

79Ibid., « Extrait d'un rapport Droz », Neuchâtel, 17 mars 1881. 80 Plus particulièrement les débats de la Chambre des Députés.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 49

Néanmoins, avant 1883 et le procès des anarchistes de Lyon, les activités du mouvement libertaire ne sont jamais évoquées directement à la Chambre et ne semblent donc pas être considérées par le gouvernement81. Pourtant, les dossiers retrouvés aux Archives de la préfecture de Police montrent que l'institution s'intéresse de près au mouvement et ceci dès l'arrivée des républicains au pouvoir82. Nous avons alors cherché du côté du gouvernement une volonté de surveiller et réprimer le mouvement anarchiste. Comme le pouvoir exécutif associé à la fonction de président du Conseil se révèle être très faible au début de la troisième République, l'influence du chef du gouvernement sur l'ensemble du système exécutif de l'État dépend en grande partie de son charisme. L'Histoire a donc avant tout retenu les travaux des gouvernements Gambetta, Ferry et Waldeck-Rousseau mais a oublié les noms de Charles Duclert et d'Armand Fallières. Ceci s'explique par l'absence d'un poste clairement défini de « premier ministre » qui fait de lui un membre du gouvernement presque comme les autres puisqu'il reste en charge d'un portefeuille ministériel. Par conséquent, il n'existe pas de cabinet ni de structure administrative en charge de la politique globale de la nation. Ne jouissant pas non plus de la même légitimité que les élus des deux Chambres, l'influence du président du Conseil sur la technostructure administrative de la République est très limitée83. La faiblesse du pouvoir exécutif associée à cette fonction empêche la réalisation d'un travail gouvernemental au sens moderne du terme et à la constitution de fonds d'archives relatifs. Ainsi, sont conservés aux archives de l'Assemblée Nationale seulement les comptes rendus des débats de la Chambre des députés pour les années 1880. Si l'institution possède aussi des fonds de députés et de groupes parlementaires, aucun ne correspond à notre période84. Il est alors nécessaire de se tourner vers les archives des autres administrations assumant la responsabilité du pouvoir exécutif au début de la troisième République, pour saisir la forme que prend l'exercice de l'État face à la montée de l'anarchisme.

81 La recherche par mot clés dans Gallica révèle que le terme est utilisé trois fois en 1882 mais jamais dans son sens premier.

82 Voir APP, BA 73 à BA 78. Anarchistes (1881-1893).

83 Arnaud-Dominique Houte, La France contemporaine..., op.cit., p.61.

84 Hélène Saudrais, « Les fonds parlementaires et politiques aux Archives de l'Assemblée nationale », Histoire@Politique, vol. 25, no. 1, 2015, p. 212-225.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 50

Les contours d'un maintien de l'ordre républicain commencent à se dessiner au début des années 1880. En effet, la promulgation des lois sur la liberté de la presse et de la liberté de réunion nécessite un contrôle judiciaire et politique. L'historiographie étudiée précédemment insiste sur les impacts sociaux de ces législations à la fin du XIXe siècle et leurs limites, notamment sur le plan des libertés individuelles85. Cependant, un des objectifs de ce travail est de proposer une réflexion sur les institutions républicaines et la réalité de l'exercice du pouvoir exécutif qu'elles éclairent durant cette période. Malgré le libéralisme affiché et défendu à la Chambre des députés, les archives des administrations en charge du maintien de l'ordre révèlent des tendances antilibérales. Le ministère de l'Intérieur apparaît rapidement comme l'acteur central du dispositif de contrôle judiciaire et politique de l'ordre public et social. Etant en charge des administrations préfectorales et policières, il concentre donc une certaine quantité de pouvoir qui se retrouve ensuite partagée entre différentes directions. Il est difficile de parler à la fin du XIXe siècle de travail gouvernemental au sens moderne du terme. Certes, les ministres s'entourent de hauts-fonctionnaires ou d'amis et membres de leur famille qui exercent le rôle de conseillers mais la fonction n'est aucunement définie86. Ce sont dans les mémoires des hommes de gouvernement que l'on retrouve des traces de ces cabinets peu formels 87. L'absence de structure officielle empêche la mise en place d'un secrétariat général en charge de la gestion et de la circulation des informations, expliquant pourquoi les archives sont muettes à propos de l'activité gouvernementale au début de la Troisième République. Néanmoins, plusieurs fonds conservés aux Archives nationales apportent un éclairage sur les divisions administratives qui structurent le travail du ministère de l'Intérieur.

Dans le cas spécifique du maintien de l'ordre, ce sont les fonds concernant la Direction de la Sûreté Générale (DSG) qui nous renseignent sur les coulisses de l'exercice du pouvoir. Cette administration, sous tutelle de sa grande rivale la préfecture de police entre 1874 et 1876, est ensuite déclassée au rang de sous-direction entre novembre 1881 et

85 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?...,op.cit, P.143.

86 Pierre Baral, « Les cabinets ministériels sous la IIIe République (1871-1914) dans Origines et histoire des cabinets des ministres en France, Genève, Librairie Droz, 1975, p.67-68.

87 Ibid., p.67.

décembre 188288. Chargée à la fois des questions d'administration générale, mais aussi de la sécurité extérieure et intérieure de l'État, la DSG réalise des missions de surveillances dans le but d'empêcher les complots, attentats et autres troubles à l'ordre public89. Elle n'a en réalité sous ses ordres que les commissaires spéciaux des chemins de fer, réalisant des missions de police secrète, et fait pâle figure en terme de technostructure face aux services de la police parisienne90. Malgré cela, elle détient une place centrale dans la machine d'État républicaine à la fin du XIXème siècle.

La sous-série F7 « Police générale » des Archives nationales révèle une partie du travail administratif et politique réalisée par les agents de la DSG. En effet, la Sureté Générale consigne l'ensemble des courriers qu'elle transmet aux acteurs du maintien de l'ordre en France, soulignant son rôle fondamental au sein du dispositif policier91. Ainsi, on retrouve dans les registres de correspondance à la fois la réalité de l'exercice du pouvoir exécutif et la dimension politique de ce pouvoir. Chaque page des registres correspond à une date précise et se divise en trois colonnes : Destinataire - objet - classement. Dans le cadre de nos recherches, nous avons consulté ceux des années 1880 à 1883. Nous y retrouvons alors l'existence d'une surveillance de certains groupes politiques et d'organes de presse qui rentre à la fois en conflit avec les lois « fondatrices » des années 1880 mais aussi avec les valeurs libérales de la République. Nous reproduisons ici cinq exemples issus de ces registres dont l'analyse apporte un certain éclairage sur l'organigramme de la pratique du pouvoir.

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88 Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France: XIXe-XXe siècles. Éd. Complexe, 1996, p.19-20.

89 Ibid., p.21.

90 Ibid., p.21-22.

91 AN, F7 12412-12427. Correspondance de la Sûreté générale : enregistrement (1871-1886).

Archive 1 - Correspondance de la Sûreté (1880)

Départ du 10 Mars 1880

Destinataire

Objet

Classement

Isère

Relatif à l'organisation d'un journal socialiste révolutionnaire et d'une association politique dans le département de l'Isère et dans toute la région du Sud-Est sous le nom de Chambre syndicale fédérale ouvrière

Chambres syndicales Isère

Source : AN, F7 12421.

Archive 2 - Correspondance de la Sûreté (1882)

Départ du 7 Mars 1882

Destinataire

Objet

Classement

A tous les

préfets

(Circulaire)

Instructions relatives à la surveillance des ouvriers dans les ateliers et chantiers

Surveillance des

ouvriers

Renseignements

Généraux

Source : AN, F7 12423.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 52

Archive 3 - Correspondance de la Sûreté (1882)

Départ du 27 Mars 1882

Destinataire

Objet

Classement

Police

Demande de renseignements sur le groupe de l'Alliance Socialiste et sur les principaux membres

Agissements révolutionnaires

Seine

Source : AN, F7 12423.

Archive 4 - Correspondance de la Sûreté (1882)

Départ du 16 octobre 1882

Destinataire

Objet

Classement

Aude

Demande de renseignement sur la formation à Narbonne d'un groupe d'études sociales qui prendra pour titre le « drapeau rouge »

Agissements révolutionnaires

(Aude)

Source : AN, F7 12423.

Archive 5 - Correspondance de la Sûreté (1882)

Départ du 7 novembre 1882

Destinataire

Objet

Classement

Hérault

Demande de renseignement sur le

Journal « Le Droit Naturel », organe
anarchiste révolutionnaire de la région du

midi

Brochures & Journaux

Source : AN, F7 12423.

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L'Archive 1 prend la forme de la majorité des envois que l'on retrouve dans les registres de correspondance. En effet, la DSG transmet la plupart de ses informations - ou directives comme on le voit pour les Archives 4 et 5- aux préfectures locales qui sont subordonnées au ministère de l'Intérieur. Cependant, si nous avons choisi de reproduire cet exemple du 10 mars 1880 pour l'Archive 1, c'est parce qu'il témoigne de l'attention dont certains groupes politiques font l'objet. Ici, on peut relativiser le degré de surveillance à laquelle sont soumises les organisations d'extrême-gauche, néanmoins on use des réseaux policiers pour renseigner une administration locale de l'existence de journaux et d'associations liées au mouvement révolutionnaire. Néanmoins, les Archives 4 et 5 soulignent la vigilance de la Sûreté vis-à-vis des libertaires. Par conséquent, elle somme les préfectures locales sur lesquelles elle exerce un pouvoir de coercition, de lui transmettre des informations sur ces « ennemis de la République ». De la même manière, l'Archive 3 nous en apprend davantage sur les relations qui existent entre la DSG et la PP. La Sûreté demande en effet à la préfecture de police, désignée par le destinataire « Police », de la renseigner sur le groupe de « l'Alliance Socialiste et sur les principaux membres ». Malgré la rivalité qui peut exister entre ces deux services, ils tendent à collaborer lorsqu'il s'agit de questions de police politique. Enfin, l'Archive 2 nous en apprend plus sur le fonctionnement administratif du ministère de l'Intérieur, puisque la DSG transmet ici une circulaire à toutes les préfectures. Elle nous intéresse d'autant plus qu'elle concerne la surveillance d'ouvriers sur l'ensemble du territoire français et qu'elle est classée comme « Renseignements Généraux ».

Ces cinq exemples issus des registres de correspondance de la DSG des années 1880 et 1882 nous renseignent sur le fonctionnement hiérarchique de l'administration policière et nous permettent de remettre en cause le libéralisme revendiqué par les républicains arrivés au pouvoir durant cette période. D'une part, la DSG est effectivement chargée d'une mission de surveillance et de renseignement qui concerne, entre autres, les ennemis politiques de la République. Celle-ci prend forme à travers le signalement de journaux et de groupes politiques, et devient le sujet de directives transmises à l'ensemble de l'administration préfectorale comme en témoigne le Tableau 3. Par ailleurs, si le signalement du journal socialiste de l'Isère présenté dans le Tableau 1 précède la promulgation de la Loi sur la liberté de la presse, le Tableau 5 démontre l'attention que la sureté témoigne pour les feuilles et interroge sa compatibilité avec la législation de juillet 1881.

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Les fonctions de surveillance et de renseignement politique de la DSG interrogent sur l'existence même d'une institution de ce type sous un gouvernement libéral tel que se définit la « République des républicains » ; cette contradiction sera nécessairement discutée dans un futur chapitre. Aussi, il est primordial d'étudier en profondeur la structure de l'administration française dans les années 1880, qui, à l'inverse des institutions politiques, n'a pas connu de « transition naturelle » vers l'idéal républicain.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery