1.2- Une machine d'État face à un
mouvement libertaire en pleine structuration
Nous constatons une temporalité similaire entre
la mise en place de la République des républicains et le
développement de l'anarchisme sur le territoire français. Dans
quelle mesure les militants représentent un danger pour le gouvernement
opportuniste et quelle réponse apporte la machine d'État à
cette menace venue de son aile gauche ?
50 Ibid.,
p.128.
51 Ibid.,
p.130.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 43
A) Le Congrès de Londres de 1881 et la
stratégie de la propagande par le fait
La période que nous étudions ici est
donc marquée par le Congrès International Anarchiste qui se tient
à Londres du 14 au 20 juillet 1881. Réunissant une quarantaine de
délégués - le chiffre exact varie selon les sources - de
fédérations et groupes du monde entier, ce congrès
réalise « L'union, si longtemps méditée, des
socialistes-révolutionnaires des deux mondes (...) »52.
Par ailleurs, ce rassemblement définit la stratégie de la
nouvelle AIT consistant en la « propagande par le fait ». Ce mode
d'action encourage les militants à s'engager sur le terrain de
l'illégalité, favorisant le « fait insurrectionnel » et
« la révolte permanente » pouvant mener à terme
à la révolution53. Cet événement
revêt donc une place centrale dans notre étude du mouvement
anarchiste et du défi qu'il pose à l'administration
républicaine. En plus d'organiser les militants et de définir
leur orientation politique, le Congrès de Londres donne corps à
la menace que représente l'anarchie pour la
République.
Les archives personnelles de certains compagnons
présents à cette réunion nous offrent un premier
éclairage sur ce rassemblement au caractère inédit. Max
Nettlau, premier historien du mouvement libertaire, a conservé dans ses
papiers une liste de noms de personnes présentes au
congrès54. On sait donc que les philosophes Pierre
Kropotkine, Enrico Malatesta et Carlo Cafiero se sont rendus à Londres
à cette occasion55. Néanmoins, c'est dans les papiers
de Gustave Brocher que l'on retrouve le plus d'éléments sur le
congrès56. Un premier document attire particulièrement
notre attention : c'est un manifeste produit à l'intention des «
révolutionnaires des deux mondes » et diffusé le 18 mars
1881, à l'occasion de l'anniversaire de la commune, pour annoncer la
tenue du Congrès International Socialiste
Révolutionnaire57. Il y est alors indiqué que l'ordre
du jour sera la « Reconstitution de
52« Le Congrès International de Londres
», Le Révolté, troisième
année, n°11, 23 juillet 1881.
53 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op. cit.,
p.83.
54 International Insttute of
Social History (IISH). Max Nettlau Papers. London 1881, Notes by
Nettlau. 1881.
55 Ibid. Max Nettlau
Papers. London 1881, Notes by Nettlau. 1881.
56 ISSH, G. Brocher Papers.
Congrès socialiste révolutionnaire de Londres (14-19 juillet
1881).
57 Ibid.,
Prospectus d'annonce du Congrès, intitulé "Aux
révolutionnaires des deux mondes". [c. 18 mars 1881]. 1
feuillet.
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L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 44
l'Association Internationale des travailleurs »,
les pays participants et dans certains cas les noms de leur
délégués58. Puis, dans le grand nombre de
papiers déposés par Gustave Brocher, on retrouve une liste des
délégués établie par Max Nettlau à l'aide
des notes rédigées par son ami59. L'historien a
compté 46 représentants venus de toute l'Europe et même des
États-Unis, ce qui nous permet d'évaluer l'importance du
Congrès de Londres pour la communauté anarchiste
mondiale60.
Aussi, il est important de constater l'écho
qu'a produit l'événement dans la presse. Les débats de la
rencontre sont logiquement relatés en détails dans les journaux,
notamment le Révolté qui consacre
presque entièrement son numéro du 23 juillet 1881 au compte-rendu
de l'événement61. Néanmoins, le
périodique fondé en Suisse et représenté par
l'intellectuel russe Pierre Kropotkine à Londres, n'est pas le seul
à relater le congrès. Parmi les titres, on retrouve dans les
archives de la préfecture de police des extraits du journal
La Révolution Sociale, financé par le
préfet Andrieux62. L'hebdomadaire, animé par des
anarchistes ignorant que leur feuille sert de courroie de transmission à
la préfecture de police, écrit le 17 juillet que « pour la
première fois depuis la Commune de Paris, tous les socialistes
sincères vont se rencontrer sur le seul terrain d'union pratique : celui
de la Révolution par la force, seul moyen pour les exploités d'en
finir avec leurs exploiteurs »63. Un extrait de La
Justice, journal fondé par Georges Clemenceau, a aussi
été relevé par les agents de la PP ; il présente un
compte rendu succinct des deux premières journées du
congrès, signalant la volonté pour les partis
révolutionnaires de se retrouver au sein d'une forte organisation tout
en gardant leur autonomie64. De plus, d'autres quotidiens nationaux
et locaux informent leur lectorat de la
58 Ibid.
Prospectus d'annonce du Congrès, intitulé "Aux
révolutionnaires des deux mondes". [c. 18 mars 1881]. 1
feuillet.
59 Ibid. Liste des
délégués établie par Max Nettlau à partir
des notes de G. Brocher.
60 Ibid. Liste des
délégués établie par Max Nettlau à partir
des notes de G. Brocher.
61 « Le Congrès International de Londres
», Le Révolté,
troisième année, n°11, 23 juillet
1881.
62 APP, BA 30. Congrès
Socialiste International tenu à Londres (Mai 1881).
63 Ibid., « Le
Congrès de Londres » , La Révolution
Sociale, 17 Juillet 1881.
64 Ibid., «
Congrès socialiste de Londres », La Justice,
19 Juillet 1881.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 45
tenue du congrès. Le Petit
parisien publie la brève suivante dans son numéro du
18 juillet 1881 :
« Un congrès socialiste international se
tient en ce moment à Londres ; la première séance a eu
lieu le 14 juillet. De nombreux délégués de France, de
Suisse, d'Espagne, d'Italie, de Belgique, d'Amérique, etc., assistaient
à la réunion65. »
Le Soleil, quotidien monarchiste
modéré, indique dans son numéro du 20 juillet 1881 la
présence de Louise Michel et de Pierre Kropotkine au congrès et
note que « les discours ont été généralement
passionnés et violents.66 » Egalement, le
Courrier de Saône-et-Loire insiste sur la présence de
« l'amère Michel » à Londres
qui aurait dit qu'elle « rêvait depuis dix ans la tempête
prochaine qui doit détruire le dernier trône et le dernier autel
»67. Une grande partie de la presse française couvre le
Congrès de Londres, quitte à parfois nourrir le mythe du «
complot anarchiste ».
Par ailleurs, la préfecture de police dispose
d'au moins d'un agent installé en Angleterre, l'informant de la
structuration du mouvement sur place, avant même le début du
congrès de Londres. On imagine que c'est un indicateur infiltré
au sein du mouvement, puisqu'il signe toujours ses rapports d'une étoile
« * »68 et non avec un titre d'officier. Dans le carton BA
30 issu du fonds « Cabinet du Préfet » et de la
sous-série « Affaires Générales », se trouve un
dossier concernant le congrès de Londres69. Or, le document
le plus ancien retrouvé dans ce dossier est bien antérieur
à l'événement de juillet 1881, puisque c'est une lettre
envoyée depuis la capitale anglaise le 12 mars 1880 par l'agent «
étoile » :
« Depuis quelque temps, j'entends parler d'un
Congrès International qui se tiendrait prochainement à Londres.
Tous les chefs des différentes écoles socialistes doivent s'y
rendre. On citre entre autres parmi les Allemands devant prendre une part
active à ces manifestations, M. Hascenclever, député au
parlement allemand70. »
65 « Nos Informations », Le Petit
Parisien, n°1726, 18 juillet 1881.
66 « Etranger - Grande-Bretagne et Irlande »,
Le Soleil, neuvième année, n°200,
20 juillet 1881.
67 « Correspondance », Courrier de
Saône-et-Loire, 41e année, n° 9,936,
23 juillet 1881.
68 A partir de maintenant,
cet individu est référencé par le terme « agent
«étoile» ». 69APP, BA 30. Congrès
Socialiste International tenu à Londres (Mai 1881).
70 Ibid., agent « étoile
», Londres, 12 mars 1880.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 46
Ces quelques lignes nous apportent un grand nombre
d'informations sur les méthodes qu'emploie la police française
pour surveiller les hors de ses frontières. Elle dispose d'un
informateur installé à Londres au moins depuis le début
des années 1880, qui semble être bien intégré dans
les milieux anarchistes puisqu'il « entend parler » d'un
Congrès, ce qui suppose sa proximité avec les militants vivants
en Angleterre. Il est alors possible que ce soit un individu partisan des
idées libertaires, devenu par la suite indicateur pour la police, ou
alors un « agent provocateur » infiltré par la
préfecture de Paris. Il pourrait s'agir d'Egide Spilleux dit Serraux,
financé par le préfet Andrieux sur lequel nous donnerons plus de
détails en chapitre 2, puisqu'un rapport retrouvé aux Archives
nationales concernant l'Internationale indique que « L'agent secret de M.
Andrieux, alors préfet de police » a assisté au
congrès de Londres de 188171. Néanmoins, ce document
non signé et non daté apparaît comme une preuve assez
maigre pour venir confirmer cette hypothèse.
Par ailleurs, ce qui nous importe n'est pas
l'identité de l'agent « étoile » mais le type
d'informations qu'il communique à la préfecture de police de
Paris. D'une part, il suit de près la mise en place du Congrès
plus d'un an avant celui-ci, et d'autre part il correspond quasi
quotidiennement avec la France sur le moindre développement concernant
l'événement. Aussi, ses rapports se font de plus en plus longs au
moment de la tenue du Congrès en juillet 1881. Le premier en date du 15
de ce mois et faisant cinq pages, indique la présence de trente-cinq
délégués, parmi lesquels Émile Gautier, Louise
Michel et Pierre Kropotkine, ainsi que celle de Serraux,
délégué du journal La Révolution
Sociale ce qui contredirait la théorie selon laquelle il se
cacherait derrière l'identité de l'agent « étoile
»72. Le niveau de détails de cette lettre induit donc
l'infiltration de ce correspondant de la police dans les milieux puisqu'il a
manifestement assisté aux débats du Congrès. D'autre part,
ses rapports sont largement repris par l'administration policière et
transmis dans les différents services. Le 9 octobre 1880, le
71 AN, F7 12504. Mesures
de surveillance et tournées de conférence (1882-1898). «
Détails sur l»Internationale, sa formation, ses principaux chefs et
ses ramifications avec le parti anarchiste et nihiliste en France et à
l'Etranger », sans date.
72 APP, BA 30.
Congrès Socialiste International tenu à Londres (Mai 1881), agent
« étoile, Londres 15 juillet 1881.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 47
chef du 1er Bureau de la préfecture
de Police transmet une note au chef de la Police municipale dans laquelle il
fait référence à la correspondance de l'agent «
étoile » concernant le projet d'un congrès international
à Londres73. De plus, ce document administratif a un tout
autre intérêt pour nous puisqu'il dévoile les rapports
hiérarchiques qui existent au sein de la préfecture de Police.
Ainsi, le chef de Cabinet du préfet prie le chef de la Police municipale
de « vouloir se tenir au courant (...) de la suite qui pourrait être
donnée au projet de congrès international anarchiste (...) et
rendre compte au cabinet du résultat de ses soins »74.
Par conséquent, le préfet attend du chef de la Police Municipale
qu'il lui transmette toutes les informations que ses agents ou autres
indicateurs arrivent à glaner sur ce projet de réunion. En outre,
le 29 novembre 1880, un officier de paix - agent sous les ordres directs du
chef de la Police Municipale75 - rédige un rapport dans
lequel il explique que le correspondant « étoile » le
renseigne sur les raisons de la tenue du
congrès76.
Cependant, il est important de noter que les
informations reçues par la préfecture de police concernant
l'événement de juillet 1881 ne proviennent pas seulement de cet
indicateur « étoile » et ne sont pas toujours envoyées
depuis Londres. En effet, l'administration parisienne obtient des informations
à propos du Congrès de la part de ses agents adressant des
rapports officiels ou transmettant des informations sur la situation depuis
l'étranger. Par exemple, en décembre 1880, un courrier
envoyé depuis le cabinet de la Préfecture de Police, reproduit
une lettre du militant anarchiste Most 77. Puis, le 17 juillet 1881
- troisième jour du Congrès - un individu anonyme transmet depuis
Bruxelles une copie du Bulletin de Londres produit
par Chauvière, anarchiste belge et représentant « Les
Cercles réunis », au cabinet du Préfet78. Le
correspondant Droz infiltré dans les groupes Suisse transmet aussi
depuis Neuchâtel le 17 mars 1881 des informations à propos du
Congrès :
73 Ibid., «
Note 12913 pour Monsieur le chef de la Police Municipale », Paris, le 9
octobre 1880.
74 Ibid. « Note
12913 pour Monsieur le chef de la Police Municipale », Paris, le 9 octobre
1880.
75 Un organigramme de la
préfecture de Police est présenté dans le chapitre
2.
76 APP, BA 30.
Congrès Socialiste International tenu à Londres (Mai 1881),
Rapport, Paris, le 29 novembre 1880.
77Ibid., Copie d'une
lettre signée Most, Paris, décembre 1880.
78Ibid., Bruxelles, 17 juillet
1881.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 48
«Dans trois mois, le Congrès qui se
tiendra à Londres donnera le (?) de la vaste organisation Internationale
; mais d'ici là, on ne peut qu'engager ( ?) à beaucoup de
surveillance. A Paris surtout, car il est maintenant curieux de voir combien,
dans quelques jours les esprits révolutionnaires s'exaltent et le 18
mars de demain, va prouver ( ?) l'espoir et la folie d'une bonne
quantité d'organisateurs des banquets »79.
Par conséquent, l'événement
anarchiste se produisant à Londres en 1881 n'est pas seulement
documenté par les « correspondants » présents dans la
capitale anglaise durant cette période, mais aussi par les agents
suivant les groupes à Paris et ailleurs à l'étranger. La
préfecture de Police a conscience de l'organisation en réseau qui
caractérise le « parti révolutionnaire » - comme le
nomme Louis Andrieux dans ses rapports quotidiens - et s'appuie donc sur des
informateurs installés aussi bien en France qu'à
l'étranger. Néanmoins, elle n'est pas la seule institution en
charge de cette surveillance puisqu'elle la partage avec d'autres
administrations liées au ministère de l'Intérieur. De
plus, le développement d'une surveillance accrue du mouvement anarchiste
à Londres et sur l'ensemble du territoire français est du ressort
d'un pouvoir républicain doutant de sa légitimité
politique.
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