B) L'émergence d'une culture anarchiste hors des
institutions
« L'Histoire, dès ses origines, nous montre
toujours, ça et là, et souvent de toutes parts à la fois,
des négateurs du principe d'autorité.
»25
Longtemps associés au courant de pensée
socialiste, les anarchistes se détachent des quelques élus
socialistes de la Chambre des députés au début de la
troisième République26. Comme l'explique Nicolas
Delalande, l'échec de l'Internationale en 1872 à la suite de
l'exclusion des antiautoritaires et de leur leader Mikhaïl Bakounine,
donne naissance à deux courants rivaux : le socialisme et
l'anarchisme27. Ainsi, ces tensions et le refus de la politique et
des institutions revendiqué par les leaders du mouvement anarchiste
depuis une dizaine d'année expliquent la raison de leur absence dans les
instances parlementaires28. Les républicains au pouvoir
semblent alors surpris de cette contestation formulée par des groupes
révolutionnaires, s'exprimant dans des réunions publiques et non
à la Chambre des députés. De plus, les compagnons
s'organisant en fédérations et non en groupes politiques
structurés à l'inverse des conservateurs et des radicaux, il est
difficile pour le gouvernement d'évaluer leur nombre, leur degré
d'influence et le danger qu'ils représentent.
Cette difficulté se pose, dans une moindre
mesure, à tout historien étudiant ce mouvement, puisqu'il
n'existe pas de liste recensant l'ensemble des membres par
fédération, ni de programmes électoraux. Cependant,
l'émulation philosophique propre à l'Anarchisme conduit à
la production de brochures, de journaux et autres écrits de militants
souhaitant diffuser leur pensée au plus grand nombre. Par ailleurs, la
correspondance qu'entretiennent les différents leaders aide à
reconstituer l'histoire du mouvement. Ce travail de recherche -
réalisé en premier lieu par Jean Maitron - ne peut se limiter aux
« archives »29 produites par
25Max Nettlau,
Bibliographie de l'anarchie cité dans
Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1,
op.cit., p.24.
26 Jean-Marie Mayeur, La
vie politique sous la Troisième République....,
op. cit, p.92.
27 Nicolas Delalande, La
lutte et l'entraide..., op. cit. , p. 31-32.
28 Ibid,
p.32.
29 Il est plus juste de
considérer la production des militants comme des papiers privés
et non des archives volontairement gardées et
classées.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 38
les militants. Les historiens de ce mouvement se sont
en effet tournés vers l'administration républicaine et son
rapport aux partisans de la Révolution. Les déclarations des
députés, les rapports de la préfecture de police et les
circulaires du ministère de l'Intérieur nous renseignent autant
sur l'histoire de l'Anarchisme en France à la fin du XIXe
siècle que sur sa perception par les institutions.
Tout d'abord, la loi sur la liberté de la
presse favorise la parution de journaux ouvertement anarchiste au début
des années 1880. Ces feuilles deviennent alors la première source
d'information, autant pour l'historien, que pour le militant et l'agent de
police, concernant les actions et l'organisation du mouvement libertaire en
France. Si Jean Maitron relativise le nombre de journaux puisque plusieurs
d'entre eux paraissent sous différents noms, l'étude statistique
des numéros issus à l'année tend à confirmer le
développement de la pensée anarchiste à la fin du
XIXe siècle30. Aussi, il présente une
courbe en progression quasi-régulière entre 1880 et 1886, passant
de seize numéros à cent-seize, et un pic à 247
numéros parus annuellement en 1892 après une légère
baisse31.
Graphique 1 - Périodiques anarchistes
(1880-1894)
300
250
200
150
100
50
0
1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892
1893 1894
Nombre de numéros
Nombre de numéros
Source : Jean Maitron, Le mouvement
anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.140.
30 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.139.
31 Ibid,
p.140.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 39
C'est donc à l'aide de ces périodiques
apparaissant dans les centres névralgiques du mouvement que les
anarchistes diffusent leur doctrine au « grand public ». Lyon
apparaît logiquement comme un des bastions du parti libertaire puisque
qu'entre 1882 et 1884, la ville compte 99 numéros contre 15 à
Paris, même si la capitale redevient le coeur de l'action anarchiste
à partir de 188532. Quant à la feuille la plus
populaire, les historiens s'accordent pour dire que c'est Le
Révolté, fondée en Suisse en 1879 et
animée par les leaders de l'époque : Pierre Kropotkine,
Elisée Reclus ou encore Jean Grave33. Son premier tirage est
estimé à 1500 exemplaires avant de monter à 3000
dès 1883. Le journal déménage ensuite à Paris en
avril 1885, favorisant la structuration du mouvement dans la capitale, et passe
d'une publication bimensuelle à un tirage hebdomadaire l'année
suivante34.
De ce fait, les idées disposent d'une tribune
publique, au moins à Lyon et à Paris, dans les années
1880. Cependant, il se révèle impossible de chiffrer le lectorat
de la presse libertaire. Pour déterminer le poids et l'impact du
mouvement, il faut avant tout tenter d'estimer le nombre de partisans que
compte le mouvement. Pour ceci, l'historien se base sur les informations des
principaux organes de presse anarchiste ainsi que sur les données
récoltées par l'administration policière. L'indicateur de
la préfecture de police Droz, infiltré dans la
Fédération Jurassienne, compte quarante-deux groupes
répartis sur l'ensemble du territoire français, dont seize dans
la capitale et trois à Lyon en octobre 188135. Le journal
Le Révolté fait état de chiffres
similaires pour Paris un an plus tard, en précisant que « ces
groupes n'ont pas un bien grand nombre d'adhérents, il est vrai, et ne
sont pas d'une bien grande activité36. » Selon Jean
Maitron, en juin 1883, un rapport de police non signé
recense
32 Ibid,
p.141.
33 Gaetano Manfredonia,
« L'anarchisme », dans Jean-Jacques Becker, Histoire des
gauches en France. Volume 1, La Découverte, 2005, p.
444-462.
34 René
Bianco, Répertoire des périodiques de langue
française : un siècle de presse anarchiste d'expression
française, 1880-1983, Thèse de doctorat,
Université d'Aix-Marseille, 1987.
35 APP, fonds du cabinet
du préfet de police, BA 438. L'Internationale en Suisse - 1879-1883,
Droz, La Chaux-de-Fonds, 13 octobre 1881.
36 « Réunion anarchiste du 13 au 14
août 1882 », Le Révolté,
quatrième année, n°13, 19 août 1882.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 40
treize groupes à Paris, réunissant
environ 200 personnes37. Ce nombre augmente légèrement
au cours des années puisque le 20 février 1887, l'agent « 22
» établit dans un rapport que la capitale compte dix-neuf groupes
et donc 500 membres en tout38.
Dans la région lyonnaise, deuxième
pôle militant du mouvement, les anarchistes eux-mêmes estiment lors
du procès des 66 en 1883 que 6000 hommes gravitent autour du «
parti anarchiste »39. Cependant, Jean Maitron estime que ce
chiffre est largement exagéré, confondant membres engagés
et sympathisants, mais servant trop bien les besoins de l'accusation, il n'a
jamais été remis en cause par cette dernière40.
Aussi, d'après Marcel Massard, les effectifs militants ont
considérablement été réduits à la suite de
la condamnation d'un grand nombre de compagnons par la cour d'appel du
Rhône41. Quatre groupes deviennent alors les principaux
animateurs du mouvement dans la région entre 1883 et 188442.
Un premier groupe connu sous le nom de « l'Etendard Révolutionnaire
», compte huit membres du quartier de la Croix-Rousse, mais dont les
réunions tiennent plus du caractère amical que
révolutionnaire. Un autre groupe se réunit dans le même
secteur mais ne rassemble que quatre membres et porte le nom de son principal
animateur, le « groupe Thivollier » 43. Puis, le groupe « La
Lutte » - du nom du journal fondé par celui-ci - permet au
mouvement anarchiste de rester en vie à Lyon après le
procès des 66. Ses dix-neuf membres s'organisent principalement autour
de l'hebdomadaire qu'ils publient mais peuvent aussi compter sur des contacts
noués avec d'autres groupes en France et à l'étranger,
notamment en Suisse, pour
37 APP, BA 73. Rapport du
13 Juin 1883 cité dans Jean Maitron, Le mouvement
anarchiste en France, tome 1, op. cit., p.125.
38 APP, BA 75. Rapport agent
« 22 », Paris, 20 février 1887.
39 Toussaint Bordat et al.
Le procès des devant la police correctionnelle et la Cour d'appel de
Lyon, Imprimerie nouvelle, 1883, p.128.
40 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.126.
41 Marcel Massard,
Histoire du mouvement anarchiste à Lyon (1880-1894),
Atelier de création libertaire, 2016, p.79.
42 Ibid.,
p.79.
43
Ibid.,p.80.
favoriser leur propagande44. Enfin, un
dernier groupe composé exclusivement d'anciens détenus est
formé mais connaît un succès très
limité45. Massard note néanmoins le poids de la presse
anarchiste dans la région, outil indispensable pour favoriser la
propagande, mais constate que sur une douzaine de réunions publiques
tenues entre 1883 et 1885, seulement deux rassemblent plus de 400
personnes46. Nous sommes donc loin du chiffre des « 6000
sympathisants » avancé lors du procès des « 66 »
et il est donc nécessaire de relativiser l'importance de
l'activité anarchiste dans les années 1880 qui semble très
faible comparée à celle des groupes politiques
représentés à la Chambre.
Concernant la décennie 1890, Jean Maitron
indique qu'il n'a pu récolter suffisamment de données pour
établir des statistiques du nombre de militants47.
Néanmoins, à la suite d'une circulaire envoyée à
tous les préfets, en décembre 1893, le ministère de
l'Intérieur propose un premier recensement du nombre d'anarchistes
présents dans le pays.48. Puis, en décembre 1894,
l'institution dresse un nouvel état numérique du mouvement sur
l'ensemble du territoire français. Voici le tableau que Jean Maitron
présente dans son oeuvre pour comparer ces données49
:
Tableau 1 - États des militants
(1893-1894)
Date/Lieu
|
Seine
|
Rhône
|
Loire
|
Fin décembre 1893
|
700 à 800
|
178
|
1500
|
Fin décembre 1894
|
430
|
305
|
342
|
Source : Jean Maitron, Le mouvement
anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.128.
44 Ibid., p.
81.
45 Ibid., p.
82.
46 Ibid., p.
86.
47 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.127.
48 AN, F7 12504. Mesures
de surveillance et tournées de conférence (1882-1898).
Organisation anarchiste - Réponses à la circulaire du 13
décembre 1893. Le document sera analysé précisément
dans chapitre 6.
49 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.128.
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 41
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 42
Selon l'historien, l'écart important que l'on
retrouve entre les deux années s'explique par le fait que les
préfets en 1893 ont cherché à établir le nombre de
sympathisants du mouvement et non le nombre de militants comme en
189450. Il avance alors que le « parti anarchiste » compte
un millier de militants au milieu des années 1890, 4500 sympathisants et
estime qu'environ 100 000 personnes sont potentiellement influencées par
les idées libertaires en France51.
En somme, on ne peut pas parler de « parti
anarchiste » au sens sociologique du terme - une organisation basée
sur une idéologie politique, hiérarchisée et dont le but
est de prendre le pouvoir par les institutions - mais d'un réseau de
militants libertaires se développant sur le territoire français
dans les années 1880. Or, les différents groupes qui le composent
ont conscience, de par leur nombre, du faible impact de leur mouvement. Il
apparaît nécessaire de se rencontrer pour définir une
action politique commune et de plus grande ampleur. Depuis la dissolution de la
Première Internationale en 1876, il n'existe plus d'organisation
transnationale préparant la « révolution populaire ».
Le congrès antiautoritaire qui se tient à Londres en juillet 1881
se veut être le moment refondateur d'une nouvelle AIT dans laquelle se
retrouvent et s'organisent les anarchistes du monde entier.
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