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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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B) L'émergence d'une culture anarchiste hors des institutions

« L'Histoire, dès ses origines, nous montre toujours, ça et là, et souvent de toutes parts à la fois, des négateurs du principe d'autorité. »25

Longtemps associés au courant de pensée socialiste, les anarchistes se détachent des quelques élus socialistes de la Chambre des députés au début de la troisième République26. Comme l'explique Nicolas Delalande, l'échec de l'Internationale en 1872 à la suite de l'exclusion des antiautoritaires et de leur leader Mikhaïl Bakounine, donne naissance à deux courants rivaux : le socialisme et l'anarchisme27. Ainsi, ces tensions et le refus de la politique et des institutions revendiqué par les leaders du mouvement anarchiste depuis une dizaine d'année expliquent la raison de leur absence dans les instances parlementaires28. Les républicains au pouvoir semblent alors surpris de cette contestation formulée par des groupes révolutionnaires, s'exprimant dans des réunions publiques et non à la Chambre des députés. De plus, les compagnons s'organisant en fédérations et non en groupes politiques structurés à l'inverse des conservateurs et des radicaux, il est difficile pour le gouvernement d'évaluer leur nombre, leur degré d'influence et le danger qu'ils représentent.

Cette difficulté se pose, dans une moindre mesure, à tout historien étudiant ce mouvement, puisqu'il n'existe pas de liste recensant l'ensemble des membres par fédération, ni de programmes électoraux. Cependant, l'émulation philosophique propre à l'Anarchisme conduit à la production de brochures, de journaux et autres écrits de militants souhaitant diffuser leur pensée au plus grand nombre. Par ailleurs, la correspondance qu'entretiennent les différents leaders aide à reconstituer l'histoire du mouvement. Ce travail de recherche - réalisé en premier lieu par Jean Maitron - ne peut se limiter aux « archives »29 produites par

25Max Nettlau, Bibliographie de l'anarchie cité dans Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.24.

26 Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République...., op. cit, p.92.

27 Nicolas Delalande, La lutte et l'entraide..., op. cit. , p. 31-32.

28 Ibid, p.32.

29 Il est plus juste de considérer la production des militants comme des papiers privés et non des archives volontairement gardées et classées.

Amélie Gaillat - « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme

dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 38

les militants. Les historiens de ce mouvement se sont en effet tournés vers l'administration républicaine et son rapport aux partisans de la Révolution. Les déclarations des députés, les rapports de la préfecture de police et les circulaires du ministère de l'Intérieur nous renseignent autant sur l'histoire de l'Anarchisme en France à la fin du XIXe siècle que sur sa perception par les institutions.

Tout d'abord, la loi sur la liberté de la presse favorise la parution de journaux ouvertement anarchiste au début des années 1880. Ces feuilles deviennent alors la première source d'information, autant pour l'historien, que pour le militant et l'agent de police, concernant les actions et l'organisation du mouvement libertaire en France. Si Jean Maitron relativise le nombre de journaux puisque plusieurs d'entre eux paraissent sous différents noms, l'étude statistique des numéros issus à l'année tend à confirmer le développement de la pensée anarchiste à la fin du XIXe siècle30. Aussi, il présente une courbe en progression quasi-régulière entre 1880 et 1886, passant de seize numéros à cent-seize, et un pic à 247 numéros parus annuellement en 1892 après une légère baisse31.

Graphique 1 - Périodiques anarchistes (1880-1894)

300

250

200

150

100

50

0

1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894

Nombre de numéros

Nombre de numéros

Source : Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.140.

30 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.139.

31 Ibid, p.140.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 39

C'est donc à l'aide de ces périodiques apparaissant dans les centres névralgiques du mouvement que les anarchistes diffusent leur doctrine au « grand public ». Lyon apparaît logiquement comme un des bastions du parti libertaire puisque qu'entre 1882 et 1884, la ville compte 99 numéros contre 15 à Paris, même si la capitale redevient le coeur de l'action anarchiste à partir de 188532. Quant à la feuille la plus populaire, les historiens s'accordent pour dire que c'est Le Révolté, fondée en Suisse en 1879 et animée par les leaders de l'époque : Pierre Kropotkine, Elisée Reclus ou encore Jean Grave33. Son premier tirage est estimé à 1500 exemplaires avant de monter à 3000 dès 1883. Le journal déménage ensuite à Paris en avril 1885, favorisant la structuration du mouvement dans la capitale, et passe d'une publication bimensuelle à un tirage hebdomadaire l'année suivante34.

De ce fait, les idées disposent d'une tribune publique, au moins à Lyon et à Paris, dans les années 1880. Cependant, il se révèle impossible de chiffrer le lectorat de la presse libertaire. Pour déterminer le poids et l'impact du mouvement, il faut avant tout tenter d'estimer le nombre de partisans que compte le mouvement. Pour ceci, l'historien se base sur les informations des principaux organes de presse anarchiste ainsi que sur les données récoltées par l'administration policière. L'indicateur de la préfecture de police Droz, infiltré dans la Fédération Jurassienne, compte quarante-deux groupes répartis sur l'ensemble du territoire français, dont seize dans la capitale et trois à Lyon en octobre 188135. Le journal Le Révolté fait état de chiffres similaires pour Paris un an plus tard, en précisant que « ces groupes n'ont pas un bien grand nombre d'adhérents, il est vrai, et ne sont pas d'une bien grande activité36. » Selon Jean Maitron, en juin 1883, un rapport de police non signé recense

32 Ibid, p.141.

33 Gaetano Manfredonia, « L'anarchisme », dans Jean-Jacques Becker, Histoire des gauches en France. Volume 1, La Découverte, 2005, p. 444-462.

34 René Bianco, Répertoire des périodiques de langue française : un siècle de presse anarchiste d'expression française, 1880-1983, Thèse de doctorat, Université d'Aix-Marseille, 1987.

35 APP, fonds du cabinet du préfet de police, BA 438. L'Internationale en Suisse - 1879-1883, Droz, La Chaux-de-Fonds, 13 octobre 1881.

36 « Réunion anarchiste du 13 au 14 août 1882 », Le Révolté, quatrième année, n°13, 19 août 1882.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 40

treize groupes à Paris, réunissant environ 200 personnes37. Ce nombre augmente légèrement au cours des années puisque le 20 février 1887, l'agent « 22 » établit dans un rapport que la capitale compte dix-neuf groupes et donc 500 membres en tout38.

Dans la région lyonnaise, deuxième pôle militant du mouvement, les anarchistes eux-mêmes estiment lors du procès des 66 en 1883 que 6000 hommes gravitent autour du « parti anarchiste »39. Cependant, Jean Maitron estime que ce chiffre est largement exagéré, confondant membres engagés et sympathisants, mais servant trop bien les besoins de l'accusation, il n'a jamais été remis en cause par cette dernière40. Aussi, d'après Marcel Massard, les effectifs militants ont considérablement été réduits à la suite de la condamnation d'un grand nombre de compagnons par la cour d'appel du Rhône41. Quatre groupes deviennent alors les principaux animateurs du mouvement dans la région entre 1883 et 188442. Un premier groupe connu sous le nom de « l'Etendard Révolutionnaire », compte huit membres du quartier de la Croix-Rousse, mais dont les réunions tiennent plus du caractère amical que révolutionnaire. Un autre groupe se réunit dans le même secteur mais ne rassemble que quatre membres et porte le nom de son principal animateur, le « groupe Thivollier » 43. Puis, le groupe « La Lutte » - du nom du journal fondé par celui-ci - permet au mouvement anarchiste de rester en vie à Lyon après le procès des 66. Ses dix-neuf membres s'organisent principalement autour de l'hebdomadaire qu'ils publient mais peuvent aussi compter sur des contacts noués avec d'autres groupes en France et à l'étranger, notamment en Suisse, pour

37 APP, BA 73. Rapport du 13 Juin 1883 cité dans Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op. cit., p.125.

38 APP, BA 75. Rapport agent « 22 », Paris, 20 février 1887.

39 Toussaint Bordat et al. Le procès des devant la police correctionnelle et la Cour d'appel de Lyon, Imprimerie nouvelle, 1883, p.128.

40 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.126.

41 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon (1880-1894), Atelier de création libertaire, 2016, p.79.

42 Ibid., p.79.

43 Ibid.,p.80.

favoriser leur propagande44. Enfin, un dernier groupe composé exclusivement d'anciens détenus est formé mais connaît un succès très limité45. Massard note néanmoins le poids de la presse anarchiste dans la région, outil indispensable pour favoriser la propagande, mais constate que sur une douzaine de réunions publiques tenues entre 1883 et 1885, seulement deux rassemblent plus de 400 personnes46. Nous sommes donc loin du chiffre des « 6000 sympathisants » avancé lors du procès des « 66 » et il est donc nécessaire de relativiser l'importance de l'activité anarchiste dans les années 1880 qui semble très faible comparée à celle des groupes politiques représentés à la Chambre.

Concernant la décennie 1890, Jean Maitron indique qu'il n'a pu récolter suffisamment de données pour établir des statistiques du nombre de militants47. Néanmoins, à la suite d'une circulaire envoyée à tous les préfets, en décembre 1893, le ministère de l'Intérieur propose un premier recensement du nombre d'anarchistes présents dans le pays.48. Puis, en décembre 1894, l'institution dresse un nouvel état numérique du mouvement sur l'ensemble du territoire français. Voici le tableau que Jean Maitron présente dans son oeuvre pour comparer ces données49 :

Tableau 1 - États des militants (1893-1894)

Date/Lieu

Seine

Rhône

Loire

Fin décembre 1893

700 à 800

178

1500

Fin décembre 1894

430

305

342

Source : Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.128.

44 Ibid., p. 81.

45 Ibid., p. 82.

46 Ibid., p. 86.

47 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.127.

48 AN, F7 12504. Mesures de surveillance et tournées de conférence (1882-1898). Organisation anarchiste - Réponses à la circulaire du 13 décembre 1893. Le document sera analysé précisément dans chapitre 6.

49 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.128.

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 41

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dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019 42

Selon l'historien, l'écart important que l'on retrouve entre les deux années s'explique par le fait que les préfets en 1893 ont cherché à établir le nombre de sympathisants du mouvement et non le nombre de militants comme en 189450. Il avance alors que le « parti anarchiste » compte un millier de militants au milieu des années 1890, 4500 sympathisants et estime qu'environ 100 000 personnes sont potentiellement influencées par les idées libertaires en France51.

En somme, on ne peut pas parler de « parti anarchiste » au sens sociologique du terme - une organisation basée sur une idéologie politique, hiérarchisée et dont le but est de prendre le pouvoir par les institutions - mais d'un réseau de militants libertaires se développant sur le territoire français dans les années 1880. Or, les différents groupes qui le composent ont conscience, de par leur nombre, du faible impact de leur mouvement. Il apparaît nécessaire de se rencontrer pour définir une action politique commune et de plus grande ampleur. Depuis la dissolution de la Première Internationale en 1876, il n'existe plus d'organisation transnationale préparant la « révolution populaire ». Le congrès antiautoritaire qui se tient à Londres en juillet 1881 se veut être le moment refondateur d'une nouvelle AIT dans laquelle se retrouvent et s'organisent les anarchistes du monde entier.

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo