Première Partie. De l'avènement de la
République à
la lutte contre les anarchistes (1879-1882)
Amélie Gaillat - «
L'administration de la coercition légitime en République.
Les institutions de l'État face à l'anarchisme
dans les années 1880 » - Mémoire IEP de
Paris - 2019 30
Chapitre 1 : Une toute jeune République à
l'épreuve de
l'anarchie
Dans ce premier chapitre, nous souhaitons
éclairer le parallèle qui existe entre l'arrivée des
opportunistes au pouvoir ainsi que l'idéologie libérale qu'ils
soutiennent, et la structuration en France d'un mouvement anarchiste
défendant un autre idéal social. Le rôle «
limité » du président du conseil et la distribution des
portefeuilles ministériels déterminent les orientations
administratives et révèlent
l'hétérogénéité du système de la
coercition légitime. Dans le même temps, les
compagnons1 se structurent autour de réseaux installés
sur l'ensemble du territoire de la République2. La
législation garantissant la liberté de la presse au début
des années 1880 favorise autant les feuilles libertaires diffusant les
doctrines que les quotidiens de tous bords. Menaçant l'ordre politique
et social bourgeois installé depuis la chute du Second Empire,
l'anarchisme apparaît comme la première épreuve des
opportunistes arrivés au pouvoir en 1879.
Nous reviendrons ici sur la mise en place des
institutions de la Troisième République et la façon dont
elles conditionnent l'exercice du pouvoir du nouveau gouvernement. Ceci
consiste à étudier l'historiographie riche concernant cette
période et de présenter les débats qui en
découlent. Associant cette étude à une réflexion
sur le mouvement anarchiste et son aversion pour les structures
étatiques, ce chapitre permet de poser le cadre politique dans lequel
s'inscrit notre travail.
1.1- L'affrontement de deux conceptions de la
Révolution
Quand Grévy, Ferry ou encore Gambetta
accèdent à la tête de l'État à la fin des
années 1870, ils espèrent installer dans la durée ce
régime républicain qu'ils défendent depuis des
1 Expression
employée par les anarchistes pour se désigner entre eux ; nous
l'utiliserons tout au long du mémoire.
2 Sur les réseaux voir
Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la République...,
op.cit.
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années. Sous le Second Empire, leurs valeurs
libérales ont été réprimées et leur
liberté d'opinion niée. Après avoir été les
« anarchistes » du pouvoir impérial, les opportunistes ne
s'attendent pas à voir un ennemi politique émerger sur leur aile
gauche. Pourtant, à la Chambre des députés et dans les
réunions publiques, des voix s'élèvent contre cette
République bourgeoise et viennent défier l'idéal
libéral du nouveau gouvernement
A) Un régime libéral qui fait
débat
« Mais, messieurs, ces doctrines mêmes, que
vous avez le tort d'appeler radicales, car elles ne touchent pas au
radicalisme, -- il serait plus vrai de dire qu'elles appartiennent à un
libéralisme avancé, -- ces doctrines ont échoué
devant la Chambre, parce que celle-ci n'a pas trouvé que leur heure
fût venue3. »
Si les lois constitutionnelles de 1875 dessinent les
contours des institutions de la troisième République, c'est le
gouvernement opportuniste qui définit la forme parlementariste du
régime dans les années 1880. Cependant, il ne s'agit pas
seulement de proposer la meilleure organisation gouvernementale
républicaine possible, mais d'imposer à travers ces institutions
la doctrine libérale face aux partisans d'un retour à la
monarchie.
Tout d'abord, la « constitution de 1875 »
consacre la toute puissance du pouvoir législatif favorisant alors les
travaux d'un parlement bicaméral composé de la Chambre des
députés et du Sénat tout en déterminant la
prééminence du président de la
République4. Néanmoins, lorsque Jules Grévy est
élu par la nouvelle majorité républicaine en 1879, il
renonce à son droit de dissolution de la Chambre et laisse place au
régime d'Assemblée que Mac Mahon, son prédécesseur,
a tenté d'étouffer. De plus, les lois constitutionnelles de 1875
consacrent l'irresponsabilité du chef de l'État qui doit nommer
un président du Conseil des ministres, assumant alors cette «
responsabilité ». Si en réalité le texte ne fait
aucune mention de cette fonction, le président du Conseil se
révèle être, durant la « République
des
3 Jules Ferry à la
Chambre des députés, séance du 18 juin 1877,
Journal officiel de la République
française, 19 juin 1877, p.4509.
4 Vincent Duclert,
La République imaginée...,
op.cit., p. 91-92.
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Les institutions de l'État face à l'anarchisme
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républicains »5, le
véritable dépositaire du pouvoir exécutif. Par
conséquent, le chef de l'État le choisit en fonction de la
façon dont il veut infléchir la politique intérieure.
L'historien Jean-Marie Mayeur explique alors que le président de la
République dispose d'une certaine liberté d'action par rapport au
président du Conseil, puisque ce dernier est contraint par l'absence de
majorité, liée à la faible organisation des partis
politique, d'être le véritable chef du gouvernement6.
Jules Grévy a en effet su se servir de cette prérogative à
son avantage en décidant de ne pas choisir Gambetta qui risquait de lui
faire de l'ombre. Il choisit de nommer Henry Waddington en 1879, dont le mandat
est marqué par ses altercations avec la Chambre, en particulier le
groupe de l'Union républicaine mené par Gambetta, ce qui le
pousse à démissionner en décembre de la même
année7. En s'effaçant au profit du régime
d'assemblée, le nouveau chef de l'État se crée une
position stratégique pour influencer à sa guise le pouvoir
législatif.
Par ailleurs, après avoir subi la
première crise institutionnelle de son histoire le 16 mai 1877, la
Troisième République se prépare à de nouvelles
élections législatives qui participent à son ancrage en
profondeur dans la société française8. Dans ce
contexte, Jules Ferry s'exprime à la Chambre des députés
en juin 1877 ; il y défend le régime libéral et
modéré de la République comme réponse aux besoins
de la nation française en cette fin de XIXe siècle9.
Ce libéralisme revendiqué par les opportunistes, trouve ses
origines dans la philosophie des Lumières et l'idéal de la
Révolution de 1789. En effet, cette doctrine philosophique,
héritière de la Réforme, émerge avec l'État
nation en opposition aux régimes impérieux et religieux qui
dominent l'Europe. Le pouvoir civil apparaît alors comme une
autorité politique légitime et entraine le développement
de la conscience et de l'autonomie de l'individu10. Ceci
suppose
5 Pour reprendre
l'expression popularisée par Jacques Chastenet dans son
livre La République des républicains:
1879-1893, Hachette, 1954.
6 Jean-Marie Mayeur, La
vie politique sous la Troisième République...,
op.cit., p. 100.
7 Ibid.,
p.71.
8 Vincent Duclert,
La République imaginée..., op.cit.,
p. 128-129.
9 Jules Ferry à la
Chambre des députés, séance du 18 juin 1877,
Journal officiel de la République
française, 19 juin 1877, p.4509.
10 David Alcaud et al.,
Dictionnaire de Sciences Politiques, Sirey, 2010,
p.229.
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Les institutions de l'État face à l'anarchisme
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la création d'une nouvelle forme de
gouvernement basée sur la représentation et la séparation
des pouvoirs théorisée par Montesquieu puis mise en place dans
une certaine mesure à la suite de la Révolution française.
Les partisans de cette doctrine ont alors lutté tout au long du
XIXe siècle en Europe et en France pour repousser les
gouvernements monarchistes et impérialistes afin d'instaurer un
système légitimant la démocratie et le pouvoir populaire.
La défense des droits de l'homme, la promulgation d'un droit
constitutionnel, la séparation des Églises et de l'État,
et la célébration de la liberté individuelle se retrouvent
donc au centre du projet républicain, à la suite de la
défaite du Second Empire.
Cet idéal libéral s'incarne à la
fin des années 1870 dans la figure de Léon Gambetta, qui, fort de
son expérience d'avocat et de son combat historique contre le
régime impérial, devient le porte-parole des républicains
lors de la campagne des législatives de 1877. Le discours qu'il prononce
à Lille en août de cette même année lui permet de
conduire son camp à la victoire mais surtout de poser les principes de
l'idéal républicain. En effet, il évoque l'unité de
la nation française, survivant à la chute des gouvernements et se
réalisant dans la République. Il défend le principe de
souveraineté populaire basé sur le suffrage universel et conclut
son discours sur cette phrase qui a marqué l'Histoire : « Quand la
France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il
faudra se soumettre ou se démettre »11. Pour Gambetta et
ses soutiens, la République permet de dépasser les partis et de
réaliser un gouvernement du peuple, seule issue de la défaite de
1870 qui hante encore la nation. Par ailleurs, il est impératif d'unir
le camp républicain divisé entre libéraux progressistes et
partisans de la Révolution sociale depuis la Commune de Paris. Le
manifeste des « 363 » rédigé par Eugène Spuller
en mai 1877 est alors un moyen d'unifier la République et de
dépasser les clivages internes. Le lieutenant de Gambetta écrit
en effet dans ce texte : « La République sortira plus forte que
jamais des urnes populaires, les partis du passé seront
définitivement vaincus, et la France pourra regarder l'avenir avec
confiance et sérénité »12. Cette
déclaration permet donc de réunir dans le même camp la
majorité de la Chambre des députés, allant d'Adolphe
Thiers à Georges Clemenceau, et de présenter 363
11 Discours de Léon
Gambetta à Lille le 15 août 1877 cité dans Vincent Duclert,
La République imaginé...,op.cit.,
p.148.
12 Vincent Duclert, La
République imaginée..., op.cit.,
p.143.
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candidats sous l'étiquette du parti
républicain lors des élections législatives13.
C'est donc le pragmatisme des républicains et l'exaltation d'un
idéal national démocratique qui leur permettent de conserver leur
majorité à la Chambre en octobre 1877.
Par ailleurs, une des premières mesures
adoptées par les républicains lorsqu'ils prennent le
contrôle des institutions en 1879, est l'amnistie des communards. Cette
mesure, défendue auparavant par Victor Hugo au Sénat et Georges
Clemenceau à la Chambre, est enfin adoptée par la majorité
républicaine à la suite de la prise de parole éloquente de
Gambetta :
« La République, c'est un gouvernement de
démocratie ; c'est le gouvernement qui est le plus fort de tous les
gouvernements connus contre la démagogie. Pourquoi ? Parce qu'il ne
gouverne et ne réprime ni au nom d'une famille ni au nom d'une maison,
mais au nom de la loi et de la France14. »
La nécessité d'unir la nation
française transparaît aussi dans les lois de 1881 concernant les
libertés de la presse et de réunion. Une partie de
l'historiographie considère ces lois libérales comme
l'accomplissement de l'idéal de 1789. Maurice Agulhon évoque un
régime marquant l'apogée de la nation française et
qualifie de « fondatrices » les années au pouvoir des
opportunistes 15. Quant à Vincent Duclert, il note dans la
République imaginée : « La
fondation démocratique opérée en cette fin de
XIXe siècle attacha la République à une forme
de souveraineté civique qui continue de la définir
»16. Jérôme Grondeux, lui, insiste sur le «
projet démocratique libéral » des hommes arrivés au
pouvoir en 187917 ; les républicains accordant à la
« liberté comme valeur une grande place », on peut qualifier
le régime de « république libérale
»18. Néanmoins, notre objectif ici est de se positionner
contre
13Ibid.,
p.142.
14 Discours de Léon
Gambetta à la Chambre des députés le 21 juin 1880
cité dans Vincent Duclert, La République
imaginée..., op.cit., p.172.
15 Maurice Agulhon,
La République..., op.cit.,,
p.7.
16 Vincent Duclert,
La République imaginée..., op.cit.,
p.138
17 Jérôme
Grondeux, La France contemporaine,
Édité par Jean-François Sirinelli, Librairie
générale française, 2000, p.84.
18 Ibid.,
p.88.
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l'historiographie majoritaire insistant sur l'ultra
libéralisme - au sens du XIXe siècle - de ces
législations en montrant leur limite et leur dimension
pragmatique.
Il faut tout d'abord se rappeler que sous le Second
Empire, l'opinion, sous toutes ses formes, a connu une période de
répression sans précédent. Le début de la
Troisième République correspond alors à une période
de renaissance pour les journaux qui profitent de la révolution des
modes de transports et des impressions pour se développer. Ils sont peu
couteux et sont produits en masse, ce qui leur confère une
véritable influence politique. Les républicains ont conscience du
pouvoir de la presse qui retrouve sa liberté dès les
années 1870, et tendent à la considérer comme une
alliée19. C'est un canal d'influence direct sur l'opinion
publique, largement utilisé par les parlementaires qui n'hésitent
pas à fonder des journaux reflétant leur ligne politique. C'est
le cas de Gambetta avec La République
Française, Clemenceau avec La
Justice, ou encore Louis Andrieux, préfet de police, qui
crée dès 1876 Le Petit Parisien. Par
conséquent, les opportunistes dont les valeurs coïncident avec la
libéralisation de l'opinion, trouvent aussi dans la loi du 29 juillet
1881 sur la liberté de la presse un outil de propagande politique.
Néanmoins, les membres siégeant à l'extrême gauche
de la Chambre des députés reprochent à cette loi de ne pas
être assez libérale. En effet, Georges Clemenceau argumente en
faveur de la suppression de l'article concernant le délit d'outrage au
Président de la République, qui apparaît selon lui comme
une forme de « délit d'opinion »20. C'est en fait
l'article 23, relatif à la provocation par voie de presse et
s'appliquant de par l'article 26 aux offenses commises contre le
président de la République, qui marque une première
contradiction aux principes libéraux du nouveau
gouvernement.
Article 23 : Seront punis comme complices d'une action
qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou
menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit
par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures,
emblèmes, images ou tout autre support de l'écrit, de la parole
ou de l'image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans
des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches
exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au
public par voie électronique, auront directement provoqué
l'auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a
été suivie d'effet. Cette disposition sera également
applicable lorsque la provocation n'aura été suivie que d'une
tentative de crime prévue par l'article 2 du code
pénal.
19 Jean-Marie Mayeur, La
vie politique sous la Troisième République...,
op.cit., p.75.
20 Vincent Duclert, La
République imaginée..., op.cit., p.167-168.
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Article 26 : L'offense au Président de
la République par l'un des moyens énoncés dans l'article
23 est punie d'une amende de 45 000 euros. Les peines prévues à
l'alinéa précédent sont applicables à l'offense
à la personne qui exerce tout ou partie des prérogatives du
Président de la République.
Ainsi, les députés radicaux sont les
premiers à remettre en cause le libéralisme des opportunistes
arrivés au pouvoir en 1879. Ils interpellent régulièrement
les ministres à la Chambre et font du parlement une instance critique de
la République21. Il est important de souligner ici l'absence
d'un véritable parti Républicain - malgré le manifeste des
« 363 » - à la Chambre des députés ; ce sont
différents groupes installés à la gauche des bancs du
Palais Bourbon qui défendent un système de valeurs communes mais
n'ont pas les mêmes aspirations en terme de régime. Les
républicains se retrouvent dans leur rejet du pouvoir personnel, et
autour des notions de patriotisme et de laïcité22, ce
qui peut paraître relativement limité. Par conséquent, le
groupe de la Gauche radicale défend une République
démocratique et sociale affiliée à un régime
montagnard et ses membres, déjà opposés aux lois
constitutionnelles de 1875, sont favorables à la suppression du
président de la République et du Sénat23. Ceci
illustre les divisions idéologiques qui existent au sein de la gauche
républicaine depuis la Commune de Paris, mais qui nourrissent aussi la
réflexion sur la pratique du pouvoir et les orientations politiques du
régime. Ainsi, le député d'extrême-gauche Georges
Clemenceau qualifié de « tombeur de ministère »
apparaît en réalité comme un orateur talentueux mettant en
pratique le rôle de contre pouvoir du parlement24.
Malgré le charisme et les discours de
Léon Gambetta, les radicaux ne sont pas convaincus par la forme
pragmatique et modérée proposée par le leader de la
nouvelle majorité. Ceci explique alors pourquoi « la
République des républicains » subit les affronts d'une
extrême-gauche parlementaire qui finit par s'étendre à
l'extérieur du Palais Bourbon.
21 Vincent Duclert, La
République imaginée..., op.cit.,
p.180.
22 Jean-Marie Mayeur,
La vie politique sous la Troisième
République..., op.cit., p.88.
23 Ibid.,
p.89.
24 Ibid.,
p.89.
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