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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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Table des Sigles et abréviations

ADR : Archives départementales du Rhône

AIT : Association Internationale des Travailleurs

AN : Archives nationales

APP : Archives de la Préfecture de police

DSG : Direction de la Sûreté générale

IIHS : International Institute of Social History

8

PP : Préfecture de police

Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

Table des documents

Graphique

Tableau

1

1

-

Périodiques

états des militants

 

anarchistes (1880-1894)

p.38

anarchistes (1893-1894)

p.41

Archive

1

 

- Correspondance

de

 

la

Sûreté

p.52

(1880)

Archive

2

-

Correspondance

de

 

la

Sûreté

p.52

(1882)

Archive

3

-

Correspondance

de

 

la

Sûreté

p.53

(1882)

Archive

4

-

Correspondance

de

 

la

Sûreté

p.53

(1882)

Archive

5

-

Correspondance

de

 

la

Sûreté

p.53

(1882)

Schéma

1 :

La

Structure policière

à

la

fin

du XIXe

p.57

siècle

Tableau

2

-

Les commissaires

de

 

police

sous la

IIIe

République p.61

9

Tableau 3 - Les sorties du corps de gardiens de la paix, 1872-

1878 .p.65

Tableau 4 - Les sorties du corps de gardiens de la paix, 1879-

1882 .p.68

Graphique 2 - Gardiens de la paix révoqués entre 1872 et 1882 à

Paris .p.68

Graphique 3 - Evolution des effectifs de la « Police Spéciale », 1860-

1900 .p.73

Tableau 5 - Actes anarchistes les plus marquants à la suite du procès des

66 .p.129-130

Tableau 6 - Attentats à Lyon après le procès des

66 .p.135-136

Tableau 7 -Actes anarchistes visant les bureaux de placements et les commissariats

parisiens (1888-1889)

p.150-151

Tableau 8 - Les attentats anarchistes des années 1892-

1893 .p.157-
158

Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

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Graphique 4 - Evolution du montant des fonds secrets du ministère de l'Intérieur (1870-1900)

p.160

Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

Introduction

Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

« Je crains moins de rencontrer un voleur qu'un homme de la police pendant la nuit. Le premier me prendra ma bourse, mais l'autre me prendra ma liberté1. »

Aux lecteurs bercés par le mythe de la Troisième République, il peut sembler étonnant que le député radical Eugène Delattre reprenne ces mots du journaliste Louis Veuillot à la Chambre des députés en 1884.

Les opportunistes ont fini par accéder à la tête des institutions en 1879 et aspirent à concrétiser le rêve des révolutionnaires de 1789. Le nouveau gouvernement, composé de fervents opposants au Second Empire à l'instar de Ferry et Gambetta, ou de jeunes intellectuels animés par un désir de justice comme Clemenceau cherche à concilier les communards et la Chambre des députés en libéralisant la presse et en autorisant les réunions publiques. Or, le régime qu'ils défendent reste assimilé au désordre et aux barricades et leur légitimité à assurer l'ordre et la sécurité est sans cesse remise en cause par l'opposition antirépublicaine2. Ceci les contraint à développer une politique du maintien de l'ordre, en principe compatible avec la doctrine libérale du régime.

Dans le même temps, les opportunistes font face à des adversaires de cette utopie démocratique qui n'hésitent pas à faire entendre leurs voix. Les orléanistes et les légitimistes espèrent reprendre les institutions à leur compte et restaurer la monarchie, tandis que depuis les bancs situés à l'extrême gauche de la Chambre des députés, le nouveau gouvernement subit des assauts des plus virulents. En outre, ces débats ne se limitent pas à l'enceinte du Palais Bourbon mais se prolongent dans une presse en pleine expansion et au sein des réunions animées par les groupes libertaires.

Du mythe anarchiste à la légitimation de la République comme régime d'ordre et de liberté

Désignés par d'innombrables patronymes, que ce soit par les journalistes, la police ou les militants eux-mêmes, les anarchistes apparaissent comme les véritables ennemis politiques

1 Louis Veuillot, cité à la Chambre des députés le 17 janvier 1884 par Eugène Delattre, Journal Officiel de la République, 18 janvier 1884.

2 Jean Marc Belière et Réné Lévy, Histoire des Polices en France : de l'ancien régime à nos jours, Nouveau Monde éditions, 2013, p.28.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

des républicains. Les partisans du mouvement révolutionnaire dénoncent une « République bourgeoise »3 qui de par ses institutions trahit le peuple et la démocratie. En effet, c'est elle qui en 1871 a réprimé dans le sang les barricades érigées par ses propres enfants, et c'est elle encore qui a voté en 1872 la loi Dufaure interdisant l'Association Internationale des Travailleurs (AIT)4. Cependant, nonobstant l'aspect idéologique qui oppose les républicains et les anarchistes, la réalité administrative, judiciaire et législative marque une rupture entre ces deux groupes et leurs conceptions de l'exercice du pouvoir début des années 1880.

Ainsi, si nous constatons dans ce travail l'existence d'une police secrète et l'utilisation de moyens illégaux pour lutter contre les ennemis politiques de la République, l'originalité de notre recherche réside dans l'analyse de la coercition légitime de l'anarchisme par l'administration républicaine. Par ailleurs, nous proposons une réflexion sur l'existence d'une machine d'État qui conditionne l'application des politiques publiques du maintien de l'ordre au début de la Troisième République. Notre recherche nous permet d'interroger le libéralisme politique revendiqué par le gouvernement opportuniste dans les années 1880 et de dresser un portrait des institutions en charge des politiques de surveillance et de répression de l'anarchisme. Ce mémoire trouve son origine dans la question suivante : la République a t-elle participé à la construction d'un mythe anarchiste pour se légitimer ?

L'anarchisme est un objet connu de la recherche en histoire, popularisé par Jean Maitron qui s'est attaché à décrire le mode de fonctionnement des groupes libertaires et à étudier les parcours des militants à la lumière de leur correspondance et de leurs propres écrit5. Certes, ceci n'a pas empêchés les historiens de s'appuyer sur les informations recueillies par les pouvoirs publics tout au long de l'époque contemporaine. Ces donnés éclairent l'ampleur du mouvement et la menace qu'il représente pour la République. Cependant, ils n'ont jamais exploité ces sources pour ce qu'elles sont : des témoignages du fonctionnement de la machine d'État et de son appareil de coercition légitime. Ce mémoire propose un autre regard sur l'anarchisme et s'attache à étudier une période généralement

3 Nous reprenons ici l'expression utilisée par Karl Marx pour désigner le régime de 1848 dans Les luttes de classe en France, 1848-1850, Editions sociales, 1970.

4 Voir le texte de la loi en Annexe 3.

5 Jean Maitron insiste sur son utilisation des archives privées du mouvement anarchiste conservée à l'International Institute of Social History d'Amsterdam dans Le Mouvement anarchiste en France, tome 2 : de 1914 à nous jours, Gallimard, 2007, p. 210.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

considérée comme un moment d'apaisement entre la Commune et les « lois scélérates ». Il s'agit également de raconter une histoire de l'État républicain à la fin du XIXe siècle sous le prisme du maintien de l'ordre.

L'anarchisme : de Proudhon à la Commune de Paris

Nourrissant tous les fantasmes depuis la fin du XIXe siècle, les membres du « parti révolutionnaire »6 fascinent autant qu'ils effraient une population nouvellement convertie à la presse de masse et à la culture des faits divers7. Cependant, et malgré la prolifération de journaux libertaires au début de la Troisième République, les acteurs de l'époque ignorent beaucoup des principes de l'anarchisme tandis qu'aujourd'hui cette pensée est avant tout connue des milieux intellectuels.

Cela peut s'expliquer par l'absence d'un unique théoricien de la doctrine - à l'inverse de Karl Marx pour le communisme - mais aussi par l'approche par la négative du pouvoir politique dans la philosophie anarchiste8. Le terme anarchie issue du grec ancien an et arkhé fait en effet référence à l'absence d'autorité ou de gouvernement9. Les anarchistes n'aspirent donc pas à prendre le pouvoir au travers des institutions existantes mais à les renverser par tous les moyens pour instaurer une société autogestionnaire et basée sur le postulat que les individus sont libres, bien intentionnés et sociaux-solidaires10. Malgré les différents courants idéologiques qui traversent ce mouvement, les anarchistes se pensent comme une « famille politique possédant une identité commune très forte » selon l'historien Gaetano Manfredonia11. Si l'anarchisme ne peut être défini en tant que doctrine de gouvernement, ses militants partagent une culture politique propre qui permet de saisir les fondements de la pensée libertaire12. L'émergence de cette dernière est historiquement datée et résulte du

6 Expression utilisée à de nombreuses reprises par le préfet de Police dans ses rapports quotidiens au ministre de l'Intérieur - Archives de la Préfecture de Police (APP) BA89 - BA90.

7 Dominique Kalifa, La culture de masse en France. 1, 1860-1930, Éditions la Découverte, 2001, p. 88.

8 Maxime Foerster, et al., L'anarchisme, M. Milo, 2013, p. 8.

9 Daniel Guérin, L'anarchisme: de la doctrine à la pratique; suivi de Anarchisme et marxisme, Gallimard, 1981, p. 19.

10 Ibid., p. 9-10.

11 Manfredonia, Gaetano. « La culture politique libertaire » dans Berstein, Serge. Les cultures politiques en France. Éd. du Seuil, 1999, p. 244.

12 Ibid., p. 245.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

contexte économique et social spécifique à la France du XIXe siècle13. L'anarchisme se veut être une réponse, à l'instar des mouvements socialistes qui apparaissent à la même période, aux conséquences de l'industrialisation sur les travailleurs des villes. Les historiens considèrent alors la publication en 1840 de Qu'est-ce que la propriété ? de Pierre-Joseph Proudhon comme « l'acte fondateur de la pensée anarchiste » 14 . Dans cette oeuvre, celui-ci condamne le système capitaliste et la tromperie que représente selon lui la propriété privée. Considérant l'homme comme un individu rationnel en capacité de produire des changements, il prône la mise en place du mutuellisme au travers des associations de paysans pour « convertir les inégalités naturelles en égalités sociales »15. Par ailleurs, Proudhon participe à la révolution de 1848 et est élu député de la Constituante en tant que socialiste. Pour lui le régime qui s'installe parvient à parachever son idéal libertaire :

« La République est une anarchie positive. Ce n'est ni la liberté soumise à l'ordre comme dans la monarchie constitutionnelle, ni la liberté emprisonnée dans l'ordre, comme l'entend le Gouvernement provisoire. C'est la liberté délivrée de toutes ses entraves, la superstition, le préjugé, le sophisme, l'agiotage, l'autorité; c'est la liberté réciproque, et non pas la liberté qui se limite; la liberté non pas fille de l'ordre, mais mère de l'ordre16. »

Sa pensée se précise ensuite sous le Second Empire : il exalte la liberté individuelle face à l'intérêt général et développe la théorie du fédéralisme définissant la politique comme une construction du bas vers le haut17. Cette théorie est à l'origine du développement de différentes « fédérations » anarchistes à partir des années 1870 sur le territoire français, qui prennent la forme de libres associations autogestionnaires.

La pensée proudhonienne se retrouve par ailleurs défendue au sein de l'Association Internationale des Travailleurs créée en 1864 en Angleterre dans la continuité politique de la révolution de 1848. Puis en 1868, un intellectuel russe d'origine aristocratique rejoint l'Internationale et vient prolonger la philosophie de Proudhon en prônant une organisation antiautoritaire face au collectivisme marxiste. Il s'agit de Mikhaïl Bakounine, qui contribue à diffuser largement la culture politique anarchiste au début des années 1870. Karl Marx exclut Bakounine et ses disciples de l'AIT en 1872, révélant alors la fracture idéologique qui sépare

13 Ibid., p. 246.

14 Maxime Foerster et al, op.cit., p. 53.

15 Ibid., p. 61

16 Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social, Pilhes, 1848, p.119.

17 Maxime Foerster et al, op.cit., p. 62.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

le communisme et l'anarchisme18. Enfin, c'est une autre personnalité du monde intellectuelle russe qui joue un rôle déterminant dans la mise en place de l'action anarchiste en France dans les années 1880. Pierre Kropotkine, géographe de profession, devient l'animateur d'un mouvement anarchiste particulièrement ancré à la frontière franco-suisse. Avec l'aide d'Elisée Reclus - reconnus pour ses travaux de géographe et partisan de l'anarchisme - il fonde le journal le Révolté en Suisse en 1879, ce qui lui permet de diffuser une pensée anarcho-communiste basée sur la notion « d'aide mutuelle ». Cette tendance de l'anarchisme prolonge la vision fédéraliste de Proudhon en l'associant à celle du communisme, puisque Kropotkine prévoit l'organisation de la société en communautés (ou communes) autogérées, suivant le célèbre adage formulé par Louis Blanc mais popularisé par Marx : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Pierre Kropotkine défend la mise en place d'un anarchisme à travers le principe de la « propagande par le fait » : « La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...), tout est bon pour nous qui n'est pas la légalité19 ». Il fait d'ailleurs partie des délégués envoyés au Congrès de Londres en 1881 - qui acte la stratégie de la propagande par le fait - où il représente la fédération anarchiste révolutionnaire. Il se fait néanmoins arrêter en octobre 1882 à Lyon et se retrouve parmi les soixante-six accusés du « procès des anarchistes », accusés de vouloir refonder l'AIT en janvier 1883.

Par ailleurs, revenir sur l'épisode de la Commune de Paris est nécessaire pour comprendre le développement d'une philosophie anarchiste en France qui se confronte au régime de la Troisième République. La République est proclamée à Lyon et à Marseille, révélant l'existence d'une province acquise à l'idéal de la Révolution française depuis plusieurs années20. Le 4 septembre 1870 le « gouvernement de la Défense Nationale » se présente à l'Hôtel de Ville comme le veut la tradition révolutionnaire21. Si, au premier abord on peut voir ici une forme de ritualisation rappelant février 1848, René Rémond affirme en

18 Nicolas Delalande évoque ces tensions et entre Marx et Bakoukine et notamment l'exclusion de ce dernier dans La lutte et l'entraide, l'âge de solidarités ouvrières, Éditions du Seuil, 2019, p. 31-32 et 47-48.

19 Kropotkine dans le Révolté, le 25 décembre 1880 cité dans Daniel Guérin, L'anarchisme...,op.cit., p. 103.

20 Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République: 1870-1940, Éditions du Seuil, 1984, p.14.

21 Ibid., p.15.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

évoquant le 4 septembre, « c'est à peine si on peut parler de journée populaire » 22 . Les modérés prennent en effet le contrôle de ce nouveau régime chargé de repousser les attaques de la Prusse tout en essayant d'asseoir sa légitimité sur l'ensemble du pays23. Cette Troisième République apparaît comme la seule voie pouvant écarter le retour de la monarchie et la dictature bonapartiste mais subit rapidement son déficit de légitimité révolutionnaire24. En province puis à Paris, la Commune se révèle comme le moment insurrectionnel nécessaire à un peuple nourri depuis des années à la doctrine républicaine. La capitulation du gouvernement de « Défense Nationale » face à la Prusse et les élections du 8 février 1871 portant au pouvoir une assemblée conservatrice amènent le peuple de la capitale à se soulever.

Comme l'explique Jacques Rougerie, les participants de cette insurrection populaire se revendiquent de différents idéaux politiques ; ils sont républicains, jacobins, proudhoniens, républicains-socialistes ou encore collectivistes25. La Commune est ainsi glorifiée par les deux tendances de l'Internationale, les « bakouninistes » et les « marxistes », juste après la Semaine Sanglante. Comme l'explique le philosophe Normand Baillargeon, cet événement a été « l'occasion, pour ces deux visions et ces deux conceptions du politique, de la révolution et du rôle de l'État d'être mises à l'épreuve des faits »26. Pour Karl Marx : « Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d'une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand coeur de la classe ouvrière »27. De son côté, Bakounine voit dans l'insurrection une manifestation pratique de l'anarchie. Il fait de la Commune un moment fondateur de l'histoire du mouvement libertaire et de l'autogestion :

« C'est un fait historique immense que cette négation de l'État se soit manifestée précisément en France, qui a été jusqu'ici par excellence le pays de la centralisation politique, et que ce soit précisément Paris, la tête et le créateur historique de cette grande civilisation française, qui en ait

22René Rémond cité dans Quentin Deluermoz, Histoire de la France contemporaine, Tome 3. Le crépuscule des révolutions, 1848-1871, Editions du Seuil, 2012, p.320.

23 Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République..., op.cit., p.16.

24 Agulhon, Maurice. La République. Tome I, l'élan fondateur et la grande blessure, 1880-1932. Hachette Littératures, 1990, p.25.

25 Jacques Rougerie, « La commune et la gauche » dans Becker et Candar Histoire des gauches en France. Volume 1, L'héritage du XIXe siècle, La Découverte, 2005, p.95.

26 Normand Baillargeon, L'ordre moins le pouvoir, Agone, 2008, p. 94.

27 Karl Marx, La Guerre Civile en France, 1871, Editions Sociales, 1845, p.63.

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pris l'initiative, Paris se découronnant et proclamant avec enthousiasme sa propre déchéance pour donner vie à la France, à l'Europe, au monde entier28

Carlo Cafiero, autre figure du mouvement anarchiste et rallié aux bakouninistes, estime que l'anarchie peut se réaliser dans le développement des communes29, à l'instar de celles qui ont pris place à Paris, Lyon et Marseille en 1871. Néanmoins, d'autres militants se montrent plus critiques vis-à-vis de la Commune, notamment Elisée Reclus qui a participé à l'insurrection :

« Jusqu'à maintenant, les communes n'ont été que de petits États, et même la Commune de Paris, insurrectionnelle par en bas, était gouvernementale par en haut, maintenait toute la hiérarchie des fonctionnaires et des employés. Nous ne sommes pas plus communalistes qu'étatistes, nous sommes anarchistes (...). Les idées émises sur la commune peuvent laisser supposer qu'il s'agit de substituer à la forme actuelle de l'État, une forme plus restreinte, qui serait la commune. Nous voulons la disparition de toute forme étatiste, générale ou restreinte, et la commune n'est pour nous que l'expression synthétique de la forme organique des libres groupements humains30

Pierre Kropotkine partage ce sentiment d'inachevé, considérant que la Commune « ne rompit pas avec la tradition de l'État, du gouvernement représentatif » encourageant dorénavant des « actes révolutionnaires socialistes » pour faire des « communes de la prochaine révolution » des organisations indépendantes31. Néanmoins, ceci ne remet pas en cause l'émulation politique que représente l'insurrection parisienne et son rôle dans la diffusion des idées anarchistes. De nombreux communards condamnés au bagne se « convertissent » à l'Anarchie durant leur exil. Ils s'en font les portes paroles lors de leur retour en France à la suite de l'amnistie, à l'instar Louise Michel déportée en Nouvelle-Calédonie, qui devient par la suite une figure du mouvement - particulièrement surveillée par la police - dans les années 1880.

La répression de la Commune a eu de lourdes conséquences sur l'Internationale et le mouvement anarchiste. Dans un premier temps, un véritable réseau de solidarité ouvrière impulsée par l'AIT s'organise, permettant à plus de 5 000 militants de fuir dans les pays jouxtant la France et même en Amérique32. Notons que la Commune n'a pas seulement été un événement parisien ; la ville de Lyon où s'organise un large mouvement ouvrier connaît un soulèvement de même ampleur. Pour échapper aux arrestations qui les guettent après que le

28 Mikhail Bakounine, La commune de Paris, et la notion d'Etat..., Temps Nouveau, 1899, p.7.

29 cité dans Jacques Rougerie, « La commune et la gauche » dans Becker et Candar Histoire des gauches en France, op.cit., p.195.

30 Elisée Reclus, Le Révolté, deuxième année, n°17, 17 octobre 1880.

31 Pierre Kropotkine, La Commune: la Commune de Paris, la brochure mensuelle, 1937, p.18.

32 Nicolas Delalande, La lutte et l'entraide..., op.cit., p.155-156.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

gouvernement a repris le contrôle sur les villes insurgées, les militants lyonnais fuient vers la Suisse en passant par le massif jurassien. Nicolas Delalande note par ailleurs que 800 personnes se réfugient dans la Confédération helvétique dont la moitié à Genève33, soulignant la concentration d'Internationalistes dans les départements frontaliers.

La répression des anarchistes aux premières heures de la République opportuniste : une zone d'ombre de la littérature

Les années au pouvoir des opportunistes représentent dans l'esprit de certains historiens - à l'instar de Maurice Agulhon - l'apogée d'un peuple et d'une nation autour d'un idéal commun de libéralisme politique34. L'historien Gilles Candar insiste pour sa part sur la révision constitutionnelle de 1879 qui « marque la victoire complète des républicains » avec le retour de la Chambre des députés dans Paris35. Enfin, Vincent Duclert note la mise en place d'un « régime de gouvernement et d'une définition de la cité offrant à ses membres un droit d'engagement et une autonomie politique »36.

Tandis que le gouvernement de la « Défense Nationale » a réprimé dans le sang la Commune de Paris, les opportunistes qui accèdent au pouvoir en 1879 tentent de réunifier une nation française divisée depuis plusieurs années. Ils accordent l'amnistie aux bagnards mais ne remettent aucunement en cause la loi Dufaure, à l'origine de la condamnation en 1883 de soixante-six anarchistes de la région lyonnaise. La doctrine de la « nation réunie » régit les réformes engagées par les républicains dès leur arrivée à la tête de l'État et entraîne la promulgation de la loi d'amnistie des communards. Si cet acte de pardon collectif permet aux exilés de rentrer en métropole, de retrouver leurs droits civiques et de réintégrer la société, la loi vise à faire oublier l'événement qui a divisé les citoyens de la République quelques années auparavant. Cette loi est en accord avec la doctrine des républicains obsédés par l'unicité du régime37. Comme le déclare Gambetta dans son célèbre discours du 21 juin 1880 : « Il faut

33 Ibid., p.156.

34 Agulhon, Maurice. La République..., op.cit., p.7.

35 Gilles Candar, Histoire politique de la IIIe République, La Découverte, 1999, p. 16.

36 Vincent Duclert, La République imaginée: 1870-1914. Édité par Henry Rousso et Joël Cornette, Belin, DL 2010, p. 138.

37 Stéphane Gacon, « L'amnistie de la Commune (1871-1880) », Lignes, vol. 10, no. 1, 2003, pp. 45-64.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

...que vous mettiez la pierre tumulaire de l'oubli sur tous les crimes et tous les vestiges de la Commune, et que vous disiez à tous... qu'il n'y a qu'une France et qu'une République ! 38 ». Les opportunistes se détachent ainsi d'un passé conflictuel en exaltant cette unité de la patrie dans de nouveaux symboles, à l'instar de la Marseillaise devenue hymne nationale l'année précédente.

Tout ceci renforce le sentiment de rejet des militants libertaires vis-à-vis de la République bourgeoise à la fin du XIXe siècle, ne faisant pas de mystère sur leurs convictions révolutionnaires dans les journaux et les réunions publiques. Cette diffusion médiatique donne à l'anarchisme une dimension menaçante que ne revêtent pas les oppositions de droites et de gauches présentes à la Chambre des députés. La République ne peut affirmer son autorité gouvernementale face à des individus refusant toute organisation partisane et étatique. Il devient alors nécessaire pour les républicains de répondre à cette menace, mais les structures administratives à leur disposition sont encore imprégnées du souffle du Second Empire.

La remise en cause de la dimension libérale de la Troisième République a fait l'objet de récents travaux. Arnaud-Dominique Houte s'est employé à montrer dans son histoire de la France contemporaine que le nouveau régime souffre largement des héritages politiques et institutionnelles du Second Empire39. Nicolas Roussellier, quant à lui, a montré dans son travail sur le pouvoir exécutif que les monarchistes sont les réels bâtisseurs de cette Troisième République, que les républicains ont accepté les fondements monarchistes de ce régime et ont même voté les principes institutionnels qui le compose40. Sébastien Laurent a pour sa part raconté une histoire du XIXe siècle sous le prisme de l'État secret, révélant la complexité du système qui régit les politiques de maintien de l'ordre en France41.

Concernant les travaux sur le mouvement anarchiste, il faut évoquer en plus des travaux de Jean Maitron, ceux de Gaetano Manfredonia et de Vivien Bouhey qui ont analysé

38 Cité dans Vincent Duclert, La République imaginée..., op.cit.,p. 172.

39 Arnaud-Dominique Houte, La France contemporaine. 4, Le triomphe de la République, 1871-1914, Points Seuil, 2014.

40 Nicolas Roussellier, La Force de Gouverner : le pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles. Gallimard, 2015, p. 93.

41 Sébastien-Yves Laurent, L'Etat secret, l'information et le renseignement en France au XIXe siècle: contribution à une histoire du politique (1815-1914), HDR, 2004 et Politiques de l'ombre: État, renseignement et surveillance en France, Fayard, 2009.

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Amélie Gaillat- « L'administration de la coercition légitime en République. Les institutions de l'État face à l'anarchisme dans les années 1880 » - Mémoire IEP de Paris - 2019

les rapports qui existent entre anarchisme et République. Manfredonia travaille désormais sur la répression policière du mouvement sur l'ensemble du territoire français basés sur l'étude des Archives départementales42, tandis que Bouhey s'est intéressé aux réseaux du mouvement anarchiste au travers des archives policières locales en plus de celles de la Préfecture de police43. En outre, André Nataf44 et Céline Beaudet45 se sont intéressés aux modes de vies libertaires. Gaetano Manfredonia a aussi étudié de près à la doctrine anarchiste complétant ainsi les travaux de Jean Maitron46.

Il faut par ailleurs citer le travail du juriste Jean-Pierre Machelon intitulé la République contre les libertés qui reste l'oeuvre de référence sur la remise en cause du libéralisme de la Troisième République dont l'analyse de la répression du mouvement anarchiste a largement servi dans le cadre de ce travail47.

Par conséquent, l'objectif de ce mémoire n'est pas d'écrire une nouvelle histoire de l'anarchisme en France dans la continuité de Jean Maitron et Gaetano Manfredonia mais de s'inscrire dans un récit plus large de l'État au début de la Troisième République. L'étude du mouvement anarchiste révèle la présence d'une administration de la coercition légitime en charge de la mise en place d'un maintien de l'ordre républicain au début des années 1880.

Pour une approche « multi-institutionnelle » de la répression de l'anarchisme

« La Troisième République, on le sait, s'est installée dans un lit dont elle a largement hérité, même si il lui restait à en parachever le cadre 48 ».

42 Pour exemple : Gaetano Manfredonia, « Surveillance et répression de l'anarchisme sous la IIIème République, 1879-1914 : le cas de la Creuse et de la Corrèze », dans Archives en Limousin, n°46, 2016, p.49-59.

43 Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la République, 1880 à 1914: contribution à l'histoire des réseaux sous la Troisième République. Presses Universitaires de Rennes, 2008.

44 André Nataf, La vie quotidienne des anarchistes en France: 1880-1910, Hachette, 1986.

45 Céline Beaudet, Les milieux libres: vivre en anarchiste à la Belle époque en France, Editions Libertaires, 2006.

46 Gaetano Manfredonia, Anarchismes et Changement social, Atelier de Création Libertaire, 2007 ; « La culture politique libertaire » dans Berstein, Serge, Les cultures politiques en France, Éd. du Seuil, 1999.

47 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?: les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1976.

48 Quentin Deluermoz., Le crépuscule des Révolutions..., op.cit., p. 8.

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Il est en effet essentiel pour les républicains défenseurs d'une conception libérale et démocratique du pouvoir, de se séparer - dans un premier temps - mais surtout de renouveler les cadres politiques de l'Empire. « Les préfets de Gambetta » sont nommés dans ce but : des avocats, journalistes et autres intellectuels, républicains de la première heure, prennent la place des fonctionnaires bonapartistes49. Ce choix n'est pas seulement symbolique, il est aussi pragmatique. Les préfets sont les premiers représentants de la République, et donc du peuple, en province ; leur fonction est au coeur du système républicain. Après l'administration publique, c'est la justice et la police que le gouvernement doit réformer. Il est nécessaire d'une part d'écarter les magistrats du Second Empire aux tendances conservatrices et dont les républicains se méfient en raison de leur proximité avec l'ordre impérial50. D'autre part, il est primordial de faire de la police secrète de Napoléon III un outil au service du maintien de l'ordre républicain. Comme l'écrit La République française, journal fondé par Léon Gambetta :

« La police de la République doit désormais s'inspirer, comme tous les services publics, du seul intérêt de la justice. La police, dans de telles conditions ne sera ni moins honnête, ni moins respectable que toute autre grande administration (...) Elle n'aura ni blouses blanches, ni faiseurs de bombes (...) Il y a là, comme partout ailleurs, un héritage ignoble que nous ne saurions accepter pour le nouveau régime : l'héritage du système impérial51. »

Néanmoins, c'est dans les arcanes de cette institution dense aux contours et aux hiérarchies flous qu'apparaît le visage conservateur de cette toute jeune République. Les anarchistes deviennent alors la cible médiatique et politique d'un gouvernement opportuniste cherchant à acquérir sa légitimité tout en renforçant son pouvoir à la tête de l'État. Les républicains, qui ont attendu si longtemps avant de se faire élire, refusent d'être remis en cause par des « agitateurs professionnels » de l'ordre public.

Par ailleurs, la notion « d'ordre public », qui est avant tout un concept juridique, prend forme en France au moment de la mise en place d'une société fondée sur l'État de droit. En droit civil il est possible de résumer la notion comme telle : « caractère des règles juridiques qui s'imposent pour des raisons de moralité ou de sécurité impératives dans les rapports

49 Pour plus de détails, voir Vincent Wright, Les préfets de Gambetta, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007.

50 Jean-Pierre Royer et al., Histoire de la justice en France: de la monarchie absolue à la République, Presses universitaires de France, 2001, p. 681.

51 Cité par Jean-Marc Berlière et René Lévy dans Histoire des polices en France, op.cit, p.27

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sociaux52 ». Toutefois, il semble nécessaire de proposer une définition historique de ce qu'est l'ordre public et ce que suppose son maintien dans le cadre d'un gouvernement républicain. Dans son ouvrage Policiers dans la Ville, Quentin Deluermoz propose de conclure son propos sur la possibilité d'une « construction sociale et culturelle d'un ordre public » :

«ll ne s'agit ainsi pas «d'ordre public» au sens général, et la démarche tend au contraire à montrer qu'il faut historiciser la notion. Cet ordre dépend ici des forces policières et militaires, du régime politique, de la nature de l'espace urbain, des configurations des groupes sociaux en présence, mais aussi de l'état juridique de la société, de l'intégration à l'État, des systèmes de sensibilités qui définissent les limites du tolérable et de l'intolérable et des effets des rencontres quotidiennes. (...). Il ne s'agit pas non plus de «l'ordre public du XIXe siècle», dans la mesure où plusieurs types d'ordre coexistent alors en même temps. Si l'on définit l'ordre public comme une forme organisée de relation dans un espace ouvert à tous, il faut évoquer la continuité d'ordres extérieurs à l'activité policière, propres à la rue et à ses habitants. (...) Il s'agit donc d'un ordre public parmi d'autres. Étant continu dans le temps et l'espace, et dans la mesure où il s'accompagne de l'élaboration d'un nouveau type d'espace public, il peut néanmoins être qualifié plus particulièrement de «public» 53 . »

Cette définition historicisée nous permet de défendre une approche « multi-institutionnelle » du maintien de l'ordre à la fin du XIXe siècle qui se construit autour de la surveillance et de la répression du mouvement anarchiste. Nous constatons la présence d'une administration de la coercition légitime composée de plusieurs institutions policières et judiciaires, notamment la Préfecture de police de Paris, la direction de la Sûreté générale, mais aussi les préfectures départementales et la magistrature. Toutefois, malgré la présence de ce réseau administratif, le maintien de l'ordre reste l'apanage d'une technostructure policière héritière des régimes passés et échappant en partie au contrôle gouvernemental. Si le terme de technostructure peut sembler ici anachronique (il désigne habituellement les cadres dirigeants des administrations post Seconde Guerre mondiale), il nous paraît néanmoins adapté pour définir l'appareil policier de la fin du XIXe siècle. Le ministère de l'Intérieur bénéficie encore des fonds secrets mis en place par les administrations précédentes dont il se sert, notamment, pour financer des activités de police politique sans avoir besoin d'en informer le pouvoir central. Dans le cadre de la répression de la menace anarchiste, la technostructure policière couplée au reste de l'administration coercitive engage une machine d'État conditionnée par les institutions du passé et dont le rôle consiste à protéger le régime à tout prix.

52 Jean-Luc Albert et al. Lexique des termes juridiques, Édité par Serge Guinchard et Thierry Debard, Dalloz, 2015.

53 Quentin Deluermoz, Policiers dans la ville: la construction d'un ordre public à Paris (1854-1914). Publications de la Sorbonne, 2012, p.319.

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De par cet héritage, le maintien de l'ordre public entre souvent en conflit avec les libertés fondamentales instaurées par la Troisième République. Dans le cas du mouvement anarchiste, il est important de noter qu'au cours de l'année 1882 de nombreux militants ont été condamnés pour « délit de presse » ; c'est par ailleurs la charge principale qui est retenue contre Antoine Cyvoct en 1883 à la suite de l'explosion du théâtre Bellecour à Lyon. Le militant, d'abord accusé de l'attentat, est finalement condamné pour provocation aux meurtres à la suite d'un article qu'il a publié dans le journal le Droit Social54. Quant à la liberté de réunion, la loi prévoit en réalité la présence d'un officier de police quel que soit la nature du rassemblement : « Un fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire peut être délégué, à Paris, par le préfet de police et, dans les départements, par le préfet, le sous-préfet ou le maire, pour assister à la réunion » 55 . Ceci constitue la preuve de la mise en place d'un maintien de l'ordre républicain adapté aux principes libéraux du régime.

Une histoire de l'État au croisement de l'appareil policier et de l'anarchisme

Notre première intuition a donc été de chercher une trace de cette hypothèse dans les archives du gouvernement opportuniste. Or, il est nécessaire de noter que le travail gouvernemental n'existe pas dans les années 1880 au sens moderne du terme. Il n'y a pas de cabinets ministériels officiels, ni de secrétariat général faisant le lien entre les ministres. Par conséquent, nous nous sommes appuyés sur les comptes rendus des débats officiels de la Chambre des députés pour déterminer la position politique officielle adoptée par les républicains face à l'anarchisme56.

Ensuite, à la vue des sources utilisées par les historiens de l'anarchisme, nous avons largement exploitée les Archives de la Préfecture de police (APP) et des sous-série F7 « Police Générale » et BB « Justice » des Archives nationales sur la période 1879-1893. L'administration policière étant en charge de la surveillance politique sur l'ensemble du

54 Les procès de Lyon dit « procès des 66 » et les charges qui pèsent sur Antoine Cyvoct feront l'objet d'un chapitre à part entière.

55 Loi du 30 juin 1881, Article 9 :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000025148185

56 L'ensemble des comptes rendus analysés est accessible en ligne via Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328020951/date.r

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territoire français, les archives produites par les institutions qui la composent nous informent sur la diversité des acteurs du maintien de l'ordre républicain. Par ailleurs, il est important de noter que cette mission de renseignement politique reste la prérogative de la haute-police. Par conséquent, les archives du ministère de la Guerre ne témoignent d'aucun acte de surveillance du mouvement anarchiste par les officiers de l'armée57. Les gendarmes apparaissent dans ce mémoire seulement comme des co-acteurs, avec les policiers en tenue, du maintien de l'ordre public.

Notre travail comprend aussi le dépouillement d'un grand nombre de cartons de la Série 4M « Police » des Archives départementales du Rhône (ADR). Ceci s'explique par la présence d'un grand nombre de militants anarchistes dans la région lyonnaise à la fin des années 1880, par la tenue du procès des 66 en janvier 1883 mais aussi par les prérogatives policières que détient le préfet du Rhône depuis 1873. Il ne faut pas considérer l'anarchisme comme un mouvement politique seulement implanté dans la capitale, de même que les politiques du maintien de l'ordre ne sont pas l'apanage du pouvoir central. Ainsi, les ADR conservent un grand nombre de rapports de surveillance politique, des documents illustrant les liens entre la préfecture du Rhône et le ministère de l'Intérieur et des dossiers de comptabilité confirmant l'infiltration d'indicateurs au sein des groupes libertaires à des fins de renseignement.

Enfin, notre travail de recherche est complété par l'analyse de documents issus du fonds Max Nettlau, numérisés et accessibles en ligne via le site de l'International Institute of Social History (IISH) d'Amsterdam58. En outre, les sources imprimées de l'époque permettent de mieux saisir les positions des acteurs de l'histoire. Des cadres de l'appareil policier et d'éminents militants dévoilent leurs secrets et leurs ressentis dans leurs souvenirs. Les écrits des théoriciens de l'anarchisme renseignent aussi sur l'évolution de la doctrine durant les premières décennies de la Troisième République.

Trois organisations de haute-police composent alors notre organigramme : la Préfecture de police de Paris qui est en charge de la police municipale de la capitale, la

57 Ni la salle des inventaires virtuels, ni les travaux des historiens du mouvement anarchistes et de la police ne font références à une surveillance des anarchistes par l'armée. Ceci nous a aussi été confirmé par un chercheur lors de la première séance de la Saison 23 du séminaire METIS qui s'est tenue au Centre d'Histoire de Sciences Po le 18 février 2019.

58 IISH, Max Nettlau Papers. Accès via : https://search.iisg.amsterdam/Record/ARCH01001.

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préfecture du Rhône qui détient des prérogatives de police exceptionnelles et la Direction de la Sûreté générale. Ces deux dernières administrations agissent sous le contrôle hiérarchique du ministère de l'Intérieur, alors que le préfet de Police possède une certaine autonomie dans sa mission de maintien de l'ordre du territoire parisien.

Ainsi, ce travail s'appuie sur des sources publiques produites par les acteurs du maintien de l'ordre à la fin du XIXe siècle.

Trois moments à distinguer

Dans un premier temps nous pensons qu'il est essentiel de revenir sur les fondements de la Troisième République et des premières lois qui succèdent l'arrivée au pouvoir des opportunistes. Nous souhaitons présenter en parallèle la structuration du mouvement anarchiste au début des années 1880 et la technostructure policière complexe en charge de sa surveillance et de sa répression. Dans une seconde partie nous étudions les rouages de la machine d'État à travers l'exemple du procès des 66. Cet événement est au coeur de notre mémoire et permet de se pencher sur l'administration de la coercition légitime et sur le rôle joué par la « justice politique » au début de la Troisième République. Enfin, notre dernière partie propose une réflexion sur la pratique du pouvoir en République et l'évolution des politiques du maintien de l'ordre dans le cadre des attentats anarchistes du début des années 1890.

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