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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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Chapitre 6 : Quand la République renonce à son destin

Dans ce chapitre nous devons nous interroger sur l'efficacité du modèle de répression prôné par les républicains contre un mouvement anarchiste qui prend une nouvelle forme au début des années 1890. Le contexte politique de la période et la place centrale de la presse dans la société française éclairent la violence des actes et des propos d'un mouvement libertaire de plus en plus menaçant. La machine d'État qui entre une nouvelle fois en activité semble cependant dépassée par la multiplication des attentats anarchistes et finit par produire une politique du maintien de l'ordre remettant en cause les valeurs libérales de la République.

Il s'agit d'étudier ici l'impact des attentats anarchistes qui se multiplient à la fin du XIXe sur les politiques du maintien de l'ordre. L'efficacité de la technostructure policière est remise en cause à la suite des attaques de Ravachol et l'explosion de la bombe de Vaillant à la Chambre. Tandis que le pouvoir exécutif renforce sa maîtrise de l'administration de la coercition légitime, les rapports de police témoignent de la façon dont sont perçus les évolutions du mouvement anarchiste au début des années 1890.

6.1 - Mythe, menace et échecs politiques

La survivance du mouvement anarchiste, malgré les efforts déployés par les forces de police pour l'enrayer, est en partie liée à la « grande dépression » qui touche la France à la fin du XIXe siècle. La crise économique favorise le développement de mouvements sociaux soutenus par les compagnons et résultant en une confrontation entre la classe dirigeante bourgeoise et les milieux populaires. Le 1er mai 1891 et ses conséquences marquent un nouveau tournant dans l'histoire de l'anarchisme1.

Les journaux à cette époque se passionnent pour les actes de propagande par le fait et exercent une véritable influence sur l'opinion publique et l'administration de la coercition légitime. Il est alors nécessaire de se pencher sur le traitement des attentats les plus marquants

1 Voir André Salmon, La Terreur noire. Chronique du mouvement libertaire, « Chapitre 5 : 1er Mai 1891 » p Pauvert, 1959, p.117-140.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 154

du début des années 1890, sur les positions des députés d'une Chambre de plus en plus divisée et sur la réponse de l'appareil policier.

A) Entre dynamite et fait divers, un difficile maintien de l'ordre

Les historiens à l'instar de Jean Maitron se sont accordés pour considérer le début des années 1890 comme une véritable « ère des attentats anarchistes » en France2. La « grande dépression » apparaît en toile de fond de cette époque marquée par l'attaque de Fourmies, la manifestation de Clichy et la vengeance de Ravachol. L'année 1892 devient le théâtre de nouvelles attaques à la bombe, cinq en tout, dont deux meurtrières, largement documentées par les journaux qui mythifient la figure de l'anarchiste.

L'affaire de Fourmies - centre textile du Nord de la France - s'inscrit dans le contexte plus large d'une crise sociale qui s'affirme depuis les années 18803. Elle illustre la difficulté de l'administration du maintien de l'ordre à réagir adéquatement aux mobilisations ouvrières en réaction à la récession économique. Alors que les relations se tendent entre les patrons de l'usine et les ouvriers à la suite de la réduction du temps de travail et de la baisse des salaires, les chefs de l'usine font appel aux militaires et posent une affiche « on travaillera le 1er mai comme tous les autres jours »4. À l'époque, cette journée ne revêt pas encore de caractère officiel et mobilise chaque année des militaires en charge de contenir les différentes manifestations5. La « fête du travail » de Fourmies mène rapidement à des échauffourées et à l'arrestation de plusieurs ouvriers par les gendarmes, mais les soldats conscrits, paniqués face à une foule révoltée, commencent à ouvrir le feu et tuent neuf personnes6. Cette affaire choque les milieux populaires et les parlementaires les plus radicaux, à l'instar de Georges Clemenceau7, conférant au régime de la Troisième République « image répressive qui renvoie aux journées de juin 1848 » selon les mots de Gilles Ferragu8. Si la fusillade de Fourmies révèle l'incapacité de la machine d'État à produire une politique du maintien de l'ordre

2 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome1, op.cit., p.212.

3 Arnaud-Dominique Houte, Le Triomphe de la République..., op.cit., p.194-195.

4 Ibid., p.195.

5 André Salmon, La Terreur noire, op.cit. p.118.

6 Ibid., p.118.

7 Ibid., p.118.

8 Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, Éditions Perrin, 2014, p.100.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 155

adaptée, la manifestation de Clichy se produisant le même jour vient souligner l'ampleur des difficultés auxquels sont confrontées les forces de police. Après qu'une trentaine de manifestants a improvisé un défilé célébrant la fête des travailleurs entre Levallois et Clichy, ils se dispersent et roulent le drapeau rouge qu'ils ont érigé tout au long du parcours9. Cependant, le commissaire Labussière demande à ses agents de s'emparer du symbole, ce qui résulte en un échange de coups de feu blessant légèrement les forces de police10. Finalement, trois militants anarchistes sont arrêtés : Henri Decamps, Charles Dardare et Louis Leveillé, ce dernier blessé par balle11. Lors du procès se tenant au mois d'août suivant, l'avocat général Bulot plaide en faveur de la peine de mort pour un des prévenus. Le verdict ne répond pas à ses attentes mais reste sévère, puisque Decamps est condamné à cinq ans de prison, contre trois pour Dardare, alors que Leveillé est acquitté12. Le procès n'a pas le même écho que la fusillade des Fourmies mais fait couler beaucoup d'encre dans la presse anarchiste. L'année suivante, Ravachol décide de se venger des magistrats de l'affaire de Clichy et lance une bombe sur l'immeuble où réside l'un d'entre eux, déclenchant ainsi « l'ère des attentats »13.

Jean Maitron, et plus récemment Gilles Ferragu, évoquent une véritable « psychose » entourant le mouvement anarchiste dans les années 1890 liée à la multiplication des attentats, dépassant le simple acte criminel dans les rubriques des journaux14. Si nous ne souhaitons pas minimiser le danger que représentent les militants anarchistes partisans de la propagande par le fait, il faut questionner les portraits que fait la presse de certaines figures libertaires et qui tendent à influencer l'action de la machine d'État. Dans son mémoire intitulé Les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle dans la presse, Mélusine Giraudot insiste sur le fait que les journaux traitent les explosions et autre acte de propagande par le fait comme des « faits divers »15. Alors que la presse popularise le qualificatif de « terroriste » à la fin du XIXe siècle, elle met en avant le sensationnalisme de l'attentat en criminalisant ses auteurs comme

9 André Salmon, La Terreur noire, op.cit., p.120.

10 Ibid., p.122-123.

11 Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la République..., op.cit., p.244.

12 Ibid., p.244.

13 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.213. 14Ibid., p.211 ; Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit., p.97.

15 Mélusine Giraudot, Les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle dans la presse, mémoire de Master, 2016.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 156

peut le faire n'importe quel fait divers16. Ainsi, l'attentat d'Auguste Vaillant en 1893 a produit vingt-deux articles en une sur un total de cinquante-neuf articles17. Concernant Ravachol, il est important de noter que le Figaro a entièrement retranscrit son procès dans son édition du 27 avril 189218 et participe ainsi à la focalisation de l'opinion publique sur le mouvement anarchiste. De plus, selon Mélusine Giraudot, les journaux font état quotidiennement des perquisitions, arrestations et autres provocations anarchistes ce qui ne fait qu'entretenir une « effervescence terrifiante et tapageuse » à propos d'un danger considéré par certains comme surévalué19. Cet engouement médiatique se traduit par la création de rubriques spéciales intitulées « la dynamite » ou « les anarchistes », même si la plupart des articles concernant les attentats trouvent leur place dans les rubriques consacrées aux faits divers20. On peut cependant noter une évolution dans le traitement par la presse des attentats anarchistes puisqu'avant celui de Ravachol contre le conseiller Benoît en 1892, seul l'explosion de l'Assommoir est traitée comme telle dans les journaux21. L'émergence des faits divers est liée à « l'inflation informative » qui marque le début de la Troisième République22 et favorisée commercialisation des « quotidiens à un sous »23. Il est par ailleurs nécessaire de rappeler que l'expression « fait divers » désigne à la fois des accidents, des meurtres, des inondations, des bagarres ou encore des suicides24. Or, à la fin des années 1880, les explosions attribuées aux anarchistes font l'objet de ces rubriques, interrogeant sur la façon dont ils sont perçus par les auteurs de ces articles Doit-on y voir ici la promotion d'actes isolés qui font désormais partie d'un quotidien, certes tragiques, mais intégrés à la réalité de la société française de la fin du XIXe siècle ?

En outre, ceci favorise nécessairement la construction d'un « ennemi de l'intérieur » engendré par le monde ouvrier et les bas-fonds parisiens réactivant les peurs de la société

16Ibid., p.12-13.

17 Ibid., p.35.

18 « Ravachol en cours d'assises », Le Figaro, n°118, 27 avril 1892.

19 Mélusine Giraudot, Les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle dans la presse, op.cit., p.41-42.

20 Ibid., p.42.

21 Ibid., p.44.

22 Marine M'Sili, Le fait divers en République: histoire sociale de 1870 à nos jours, CNRS, 2000, p.10.

23 Ibid., p.34-35.

24 Ibid., p.10.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 157

bourgeoise25. La question inévitable des choix répressifs à disposition de l'administration de la coercition légitime se doit d'être posée26. Tandis que l'exécutif a fait le choix de la frappe ciblée à Lyon en 1882 à la suite de l'attentat du théâtre Bellecour, la multiplication des actes individuels au début des années 1890 l'incite à traiter l'anarchisme comme un terrorisme et à le réprimer en tant que tel. Or, il faut noter que le mouvement libertaire prône deux modes d'action différents : la propagande orale et écrite dans les réunions publiques et les journaux, la « propagande par le fait » menée à l'aide d'explosion à la dynamite. La presse participe à une généralisation de la seconde méthode, alors que l'attentat revêt malgré tout d'une dimension exceptionnelle27. Ainsi, si les périodiques anarchistes eux-mêmes publient des articles particulièrement violents, le passage à l'acte reste rare mais beaucoup plus remarquable28. Jean Grave note alors ce fossé qui existe entre imaginaire politique et réalité :

« Tous plus ou moins - mais plutôt plus que moins - nous rêvions bombes, attentats, actes «éclatants» capables de saper la société bourgeoise [...]. La lutte énergique menée contre le tsarisme par les nihilistes avait fortement influencé notre propagande. [...] Faire sauter le palais Bourbon, le Palais de Justice, la préfecture de police, c'était là nos buts et la possibilité en fut envisagée. Nous nous pourléchions d'avance29

Tableau 8 - Les attentats anarchistes des années 1892-1893

Date

Faits

Responsable

11 mars 1892

Explosion d'un

immeuble boulevard Saint-

Germain, le conseiller Benoît est visé.

Ravachol

15 mars 1892

Explosion de la caserne Lobau.

Théodule Meunier

25 Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit. p.96-97.

26 Ibid., p.97.

27 Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit, p.105.

28 Ibid., p.106.

29 Jean Grave, Le Mouvement libertaire sous la IIIe République, Les OEuvres représentatives, 1930, p. 210.

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27 mars 1892

 

Explosion de la rue de Clichy contre l'avocat général Bulot.

Ravachol

25 avril 1892

Explosion du restaurant Very - deux morts.

Théodule Meunier.

8 novembre 1892

Explosion de la rue des Bons-Enfants - cinq morts.

Émile Henry.

9 décembre 1893

Bombe lancée à la

Chambre des députés -
Blessés légers.

Auguste Vaillant ;

Evènement à l'origine des lois « scélérates ».

Source : Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome1, op.cit., p.214.

Comme le démontre le tableau 8, la menace anarchiste qui touche la France au début des années 1890 est bien réelle. Les feuilles anarchistes de cette période favorisent des discours de violence inédits, et si l'on peut considérer que l'attentat reste un acte rare, il fait la une de la presse populaire30. L'impuissance de la police est sans-cesse rappelée par les journaux et transparaît dans ses échecs à arrêter les coupables des explosions mais surtout à prévenir ces actes meurtriers31. Il incombe au chercheur de s'interroger sur les raisons expliquant cette incapacité de l'appareil policier à répondre à sa mission de maintien de l'ordre.

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