Chapitre 6 : Quand la République renonce
à son destin
Dans ce chapitre nous devons nous interroger sur
l'efficacité du modèle de répression prôné
par les républicains contre un mouvement anarchiste qui prend une
nouvelle forme au début des années 1890. Le contexte politique de
la période et la place centrale de la presse dans la
société française éclairent la violence des actes
et des propos d'un mouvement libertaire de plus en plus menaçant. La
machine d'État qui entre une nouvelle fois en activité semble
cependant dépassée par la multiplication des attentats
anarchistes et finit par produire une politique du maintien de l'ordre
remettant en cause les valeurs libérales de la
République.
Il s'agit d'étudier ici l'impact des attentats
anarchistes qui se multiplient à la fin du XIXe sur les
politiques du maintien de l'ordre. L'efficacité de la technostructure
policière est remise en cause à la suite des attaques de Ravachol
et l'explosion de la bombe de Vaillant à la Chambre. Tandis que le
pouvoir exécutif renforce sa maîtrise de l'administration de la
coercition légitime, les rapports de police témoignent de la
façon dont sont perçus les évolutions du mouvement
anarchiste au début des années 1890.
6.1 - Mythe, menace et échecs politiques
La survivance du mouvement anarchiste, malgré
les efforts déployés par les forces de police pour l'enrayer, est
en partie liée à la « grande dépression » qui
touche la France à la fin du XIXe siècle. La crise
économique favorise le développement de mouvements sociaux
soutenus par les compagnons et résultant en une confrontation entre la
classe dirigeante bourgeoise et les milieux populaires. Le 1er mai
1891 et ses conséquences marquent un nouveau tournant dans l'histoire de
l'anarchisme1.
Les journaux à cette époque se
passionnent pour les actes de propagande par le fait et exercent une
véritable influence sur l'opinion publique et l'administration de la
coercition légitime. Il est alors nécessaire de se pencher sur le
traitement des attentats les plus marquants
1 Voir André
Salmon, La Terreur noire. Chronique du
mouvement libertaire, « Chapitre 5 : 1er Mai 1891
» p Pauvert, 1959, p.117-140.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
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du début des années 1890, sur les
positions des députés d'une Chambre de plus en plus
divisée et sur la réponse de l'appareil policier.
A) Entre dynamite et fait divers, un difficile maintien de
l'ordre
Les historiens à l'instar de Jean Maitron se
sont accordés pour considérer le début des années
1890 comme une véritable « ère des attentats anarchistes
» en France2. La « grande dépression »
apparaît en toile de fond de cette époque marquée par
l'attaque de Fourmies, la manifestation de Clichy et la vengeance de Ravachol.
L'année 1892 devient le théâtre de nouvelles attaques
à la bombe, cinq en tout, dont deux meurtrières, largement
documentées par les journaux qui mythifient la figure de
l'anarchiste.
L'affaire de Fourmies - centre textile du Nord de la
France - s'inscrit dans le contexte plus large d'une crise sociale qui
s'affirme depuis les années 18803. Elle illustre la
difficulté de l'administration du maintien de l'ordre à
réagir adéquatement aux mobilisations ouvrières en
réaction à la récession économique. Alors que les
relations se tendent entre les patrons de l'usine et les ouvriers à la
suite de la réduction du temps de travail et de la baisse des salaires,
les chefs de l'usine font appel aux militaires et posent une affiche « on
travaillera le 1er mai comme tous les autres jours
»4. À l'époque, cette journée ne
revêt pas encore de caractère officiel et mobilise chaque
année des militaires en charge de contenir les différentes
manifestations5. La « fête du travail » de Fourmies
mène rapidement à des échauffourées et à
l'arrestation de plusieurs ouvriers par les gendarmes, mais les soldats
conscrits, paniqués face à une foule révoltée,
commencent à ouvrir le feu et tuent neuf personnes6. Cette
affaire choque les milieux populaires et les parlementaires les plus radicaux,
à l'instar de Georges Clemenceau7, conférant au
régime de la Troisième République « image
répressive qui renvoie aux journées de juin 1848 » selon les
mots de Gilles Ferragu8. Si la fusillade de Fourmies
révèle l'incapacité de la machine d'État à
produire une politique du maintien de l'ordre
2 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome1, op.cit.,
p.212.
3 Arnaud-Dominique Houte,
Le Triomphe de la République..., op.cit.,
p.194-195.
4 Ibid.,
p.195.
5 André Salmon,
La Terreur noire, op.cit.
p.118.
6 Ibid.,
p.118.
7 Ibid.,
p.118.
8 Gilles Ferragu,
Histoire du terrorisme, Éditions Perrin, 2014,
p.100.
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thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
155
adaptée, la manifestation de Clichy se
produisant le même jour vient souligner l'ampleur des difficultés
auxquels sont confrontées les forces de police. Après qu'une
trentaine de manifestants a improvisé un défilé
célébrant la fête des travailleurs entre Levallois et
Clichy, ils se dispersent et roulent le drapeau rouge qu'ils ont
érigé tout au long du parcours9. Cependant, le
commissaire Labussière demande à ses agents de s'emparer du
symbole, ce qui résulte en un échange de coups de feu blessant
légèrement les forces de police10. Finalement, trois
militants anarchistes sont arrêtés : Henri Decamps, Charles
Dardare et Louis Leveillé, ce dernier blessé par
balle11. Lors du procès se tenant au mois d'août
suivant, l'avocat général Bulot plaide en faveur de la peine de
mort pour un des prévenus. Le verdict ne répond pas à ses
attentes mais reste sévère, puisque Decamps est condamné
à cinq ans de prison, contre trois pour Dardare, alors que
Leveillé est acquitté12. Le procès n'a pas le
même écho que la fusillade des Fourmies mais fait couler beaucoup
d'encre dans la presse anarchiste. L'année suivante, Ravachol
décide de se venger des magistrats de l'affaire de Clichy et lance une
bombe sur l'immeuble où réside l'un d'entre eux,
déclenchant ainsi « l'ère des attentats
»13.
Jean Maitron, et plus récemment Gilles Ferragu,
évoquent une véritable « psychose » entourant le
mouvement anarchiste dans les années 1890 liée à la
multiplication des attentats, dépassant le simple acte criminel dans les
rubriques des journaux14. Si nous ne souhaitons pas minimiser le
danger que représentent les militants anarchistes partisans de la
propagande par le fait, il faut questionner les portraits que fait la presse de
certaines figures libertaires et qui tendent à influencer l'action de la
machine d'État. Dans son mémoire intitulé Les
attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle dans la
presse, Mélusine Giraudot insiste sur le fait que les
journaux traitent les explosions et autre acte de propagande par le fait comme
des « faits divers »15. Alors que la presse popularise le
qualificatif de « terroriste » à la fin du XIXe
siècle, elle met en avant le sensationnalisme de l'attentat en
criminalisant ses auteurs comme
9 André Salmon,
La Terreur noire, op.cit.,
p.120.
10 Ibid.,
p.122-123.
11 Vivien Bouhey,
Les anarchistes contre la République...,
op.cit., p.244.
12 Ibid.,
p.244.
13 Jean Maitron,
Le mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.213. 14Ibid., p.211 ;
Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit.,
p.97.
15 Mélusine
Giraudot, Les attentats anarchistes de la fin du XIXe
siècle dans la presse, mémoire de Master,
2016.
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thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
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peut le faire n'importe quel fait divers16.
Ainsi, l'attentat d'Auguste Vaillant en 1893 a produit vingt-deux articles en
une sur un total de cinquante-neuf articles17. Concernant Ravachol,
il est important de noter que le Figaro a entièrement retranscrit son
procès dans son édition du 27 avril 189218 et
participe ainsi à la focalisation de l'opinion publique sur le mouvement
anarchiste. De plus, selon Mélusine Giraudot, les journaux font
état quotidiennement des perquisitions, arrestations et autres
provocations anarchistes ce qui ne fait qu'entretenir une « effervescence
terrifiante et tapageuse » à propos d'un danger
considéré par certains comme
surévalué19. Cet engouement médiatique se
traduit par la création de rubriques spéciales intitulées
« la dynamite » ou « les anarchistes », même si la
plupart des articles concernant les attentats trouvent leur place dans les
rubriques consacrées aux faits divers20. On peut cependant
noter une évolution dans le traitement par la presse des attentats
anarchistes puisqu'avant celui de Ravachol contre le conseiller Benoît en
1892, seul l'explosion de l'Assommoir est traitée comme telle dans les
journaux21. L'émergence des faits divers est liée
à « l'inflation informative » qui marque le début de la
Troisième République22 et favorisée
commercialisation des « quotidiens à un sous »23.
Il est par ailleurs nécessaire de rappeler que l'expression « fait
divers » désigne à la fois des accidents, des meurtres, des
inondations, des bagarres ou encore des suicides24. Or, à la
fin des années 1880, les explosions attribuées aux anarchistes
font l'objet de ces rubriques, interrogeant sur la façon dont ils sont
perçus par les auteurs de ces articles Doit-on y voir ici la promotion
d'actes isolés qui font désormais partie d'un quotidien, certes
tragiques, mais intégrés à la réalité de la
société française de la fin du XIXe
siècle ?
En outre, ceci favorise nécessairement la
construction d'un « ennemi de l'intérieur » engendré
par le monde ouvrier et les bas-fonds parisiens réactivant les peurs de
la société
16Ibid.,
p.12-13.
17 Ibid.,
p.35.
18 « Ravachol en cours d'assises »,
Le Figaro, n°118, 27 avril 1892.
19 Mélusine Giraudot,
Les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle dans la
presse, op.cit., p.41-42.
20 Ibid.,
p.42.
21 Ibid.,
p.44.
22 Marine M'Sili,
Le fait divers en République: histoire sociale de 1870
à nos jours, CNRS, 2000, p.10.
23 Ibid.,
p.34-35.
24 Ibid.,
p.10.
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thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
157
bourgeoise25. La question inévitable
des choix répressifs à disposition de l'administration de la
coercition légitime se doit d'être posée26.
Tandis que l'exécutif a fait le choix de la frappe ciblée
à Lyon en 1882 à la suite de l'attentat du théâtre
Bellecour, la multiplication des actes individuels au début des
années 1890 l'incite à traiter l'anarchisme comme un terrorisme
et à le réprimer en tant que tel. Or, il faut noter que le
mouvement libertaire prône deux modes d'action différents : la
propagande orale et écrite dans les réunions publiques et les
journaux, la « propagande par le fait » menée à l'aide
d'explosion à la dynamite. La presse participe à une
généralisation de la seconde méthode, alors que l'attentat
revêt malgré tout d'une dimension exceptionnelle27.
Ainsi, si les périodiques anarchistes eux-mêmes publient des
articles particulièrement violents, le passage à l'acte reste
rare mais beaucoup plus remarquable28. Jean Grave note alors ce
fossé qui existe entre imaginaire politique et réalité
:
« Tous plus ou moins - mais plutôt plus que
moins - nous rêvions bombes, attentats, actes
«éclatants» capables de saper la société
bourgeoise [...]. La lutte énergique menée contre le tsarisme par
les nihilistes avait fortement influencé notre propagande. [...] Faire
sauter le palais Bourbon, le Palais de Justice, la préfecture de police,
c'était là nos buts et la possibilité en fut
envisagée. Nous nous pourléchions
d'avance29.»
Tableau 8 - Les attentats anarchistes des années
1892-1893
Date
|
Faits
|
Responsable
|
11 mars 1892
|
Explosion d'un
immeuble boulevard Saint-
Germain, le conseiller Benoît est
visé.
|
Ravachol
|
15 mars 1892
|
Explosion de la caserne Lobau.
|
Théodule Meunier
|
25 Gilles Ferragu,
Histoire du terrorisme, op.cit. p.96-97.
26 Ibid.,
p.97.
27 Gilles Ferragu,
Histoire du terrorisme, op.cit, p.105.
28 Ibid.,
p.106.
29 Jean Grave,
Le Mouvement libertaire sous la IIIe
République, Les OEuvres représentatives, 1930, p.
210.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
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27 mars 1892
|
Explosion de la rue de Clichy contre l'avocat
général Bulot.
|
Ravachol
|
25 avril 1892
|
Explosion du restaurant Very - deux morts.
|
Théodule Meunier.
|
8 novembre 1892
|
Explosion de la rue des Bons-Enfants - cinq
morts.
|
Émile Henry.
|
9 décembre 1893
|
Bombe lancée à la
Chambre des députés - Blessés
légers.
|
Auguste Vaillant ;
Evènement à l'origine des lois «
scélérates ».
|
Source : Jean Maitron, Le Mouvement
anarchiste en France, tome1, op.cit., p.214.
Comme le démontre le tableau 8, la menace
anarchiste qui touche la France au début des années 1890 est bien
réelle. Les feuilles anarchistes de cette période favorisent des
discours de violence inédits, et si l'on peut considérer que
l'attentat reste un acte rare, il fait la une de la presse
populaire30. L'impuissance de la police est sans-cesse
rappelée par les journaux et transparaît dans ses échecs
à arrêter les coupables des explosions mais surtout à
prévenir ces actes meurtriers31. Il incombe au chercheur de
s'interroger sur les raisons expliquant cette incapacité de l'appareil
policier à répondre à sa mission de maintien de
l'ordre.
|