L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
B) Difficultés policières et réponses insuffisantesUne des premières réponses qui s'impose à nous est le manque de recours judiciaire permettant à l'administration de la coercition légitime de lutter efficacement contre la menace 30 Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, op.cit, p.106. 31 cf. Chapitre 5. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 159 anarchiste. Dans Ses souvenirs de police, le commissaire Ernest Raynaud rappelle le contexte dans lequel s'est produit l'attentat de Vaillant et la promulgation des législations visant à réprimer les menées anarchistes32. Il reprend en effet les propos de Louis Puibaraud, alors président du comité des inspecteurs généraux en 189333 et échangeant avec Charles Dupuy lui même président du conseil : « Je m'engage à vous délivrer du péril anarchiste, si vous me faites voter des lois en conséquence. Je m'y déclare impuissant avec la législation actuelle. À quoi nous sert d'arrêter les libertaires, au cours d'une émeute, puisqu'ils s'en tirent avec une condamnation bénigne pour port d'arme prohibée ou refus de circuler. La belle affaire ! À quoi nous sert d'interdire leurs réunions, puisqu'ils jouissent, comme le commun des mortels, chez nous, du droit d'association ? Comment faire cesser leur propagande, tant que vous n'aurez pas modifié la loi sur la presse et restreint ses libertés? Même alors, il restera aux libertaires les tréteaux de la Cour d'assises, pour y étaler complaisamment leurs théories en public, que les journaux reproduisent à des milliers d'exemplaires. Supprimez la publicité des débats. Il faut mettre les anarchistes hors la loi et revenir, pour eux, au délit d'opinion34. » Cette déclaration de Puibaraud interroge sur les moyens juridiques à disposition des institutions policières pour prévenir les attentats anarchistes. Malgré la surveillance accrue qu'ils exercent sur les compagnons, ils n'ont pu empêcher les explosions qui touchent l'ensemble du territoire français depuis le début des années 1880. Ensuite, l'efficacité de l'appareil policier interroge d'autant plus que cette administration bénéficie largement des fonds secrets maintenus par le Ministère de l'Intérieur. La nécessité d'avoir les moyens pour protéger la République a toujours été au centre de l'argumentaire du pouvoir exécutif35. Cependant, les débats autour des dépenses secrètes revêtent avant tout une dimension politique et non technique36. D'une part, les députés votent une première fois contre le budget du ministère de l'Intérieur de l'année 1890, avant de l'adopter, alors que la menace anarchiste est loin d'avoir disparu37. D'autre part, le graphique 4 indique que le montant des fonds secrets n'est pas corrélé aux crises que traversent la 32 Ernest Raynaud, La vie intime des commissariats: souvenirs de police, « Le Péril Anarchsite », Payot, 1926, p.37-46. 33 cf. notice biographique de Louis Puibaraud sur le site de la Société d'histoire de la police : http://www.sfhp.fr/index.php?post/2009/05/02/Notice-biographique-Louis-Puibaraud 34 Louis Puibaraud cité dans Ernest Raynaud, La vie intime des commissariats: souvenirs de police, op.cit. p.3940. 35 cf. Chapitre 5. 36 Sébastien- Yves Laurent, L'Etat secret, l'information et le renseignement en France au XIXe siècle..., op.cit., p.321. 37 AN, F7 12828. « Fonds Secrets - Résumés des discussions à la Chambre. Copies (1884-1896) ». Compte - rendu concernant le budget de 1890. République, puisqu'il diminue dans les années 1890 alors que le régime est touché par de nombreux attentats. Par conséquent, l'inefficacité des forces de police à lutter contre le mouvement anarchiste peut être expliquée par une diminution de ses moyens financiers. Sébastien Laurent considère pour sa part que le régime n'a pas en réalité compté sur les dépenses secrètes pour se protéger et qu'il existe une déconnexion entre les « dépenses secrètes » et « la part réellement secrète de l'action de l'État »38. Ceci sous-entend que la machine d'État dispose d'autres moyens à sa disposition pour lutter contre l'anarchisme durant cette période. Graphique 4 - Evolution du montant des fonds secrets du Ministère de l'Intérieur (1870-1900) Fonds Secrets 2500000 2000000 1500000 Fonds Secrets 1000000 500000 0 1870 1875 1880 1885 1890 1895 1900 Source : Sébastien-Yves Laurent, L'État secret, l'information et le renseignement en France au XIXe siècle..., op.cit., p. 322. Par ailleurs, de l'aveu même des forces de police, des facteurs extérieurs les empêcheraient de mener à bien leur mission. D'après une note concernant les « Mesures 38 Sébastien- Yves Laurent, L'Etat secret, l'information et le renseignement en France au XIXe siècle..., op.cit., p.321. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 160 Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 161 prises par la Préfecture de police contre les anarchistes », ces difficultés résident dans la facilité pour les anarchistes de fuir à l'étranger et « les indiscrétions de la presse » permettant aux suspects de dépister les agents qui sont sur leur trace39. Pour confirmer son propos, l'auteur de la note passe en revue les attentats qui se sont produits depuis 1892. Dans le cadre de l'explosion du Boulevard Saint-Germain, la police affirme connaître en moins de huit jours le nom de son auteur : Ravachol. Cependant, la presse s'en empare immédiatement et « s'en moque » jusqu'à remettre en question l'existence de Ravachol40. Puis, l'administration de la coercition légitime n'échappe pas aux critiques des opposants politiques au gouvernement. Ainsi, en mars 1892, le député bonapartiste Marius Martin dénonce l'inefficacité des forces de police contre le mouvement anarchiste41. Quelques mois plus tard, Georges Laguerre avocat d'Antoine Cyvoct en décembre 1883, accuse pour sa part la préfecture de police d'être à l'origine des attentats : « Je dis -- et je ne parle point de l'époque où nous sommes-- je dis qu'il y a une tradition à la préfecture de police, que j'espère que cette tradition tend à disparaître et que je souhaite que vous la fassiez disparaître tout à fait, -- qui fait qu'une partie des anarchistes dont vous lisez les noms dans les réunions publiques -- cela n'est un secret pour personne -- ont leur dossier à la préfecture, que ces anarchistes sont subventionnés par elle et que la tentative des anarchistes contre la statue de M. Thiers a été vue d'un oeil bienveillant à la préfecture42. » Cette déclaration accuse ouvertement l'institution parisienne de continuer à utiliser des agents provocateurs et, pour la première fois, la participation de la PP dans l'attentat de Saint-Germain en Laye en 1881 est évoquée. Une des premières réponses alors apportée à ces difficultés policières est d'ordre juridique. En effet, la loi du 2 avril 1892 modifie les articles 435 et 436 du Code Pénal et réprime ainsi l'utilisation de la dynamite43. D'après Jean-Pierre Machelon cette modification légale est directement liée aux attentats de Ravachol, permettant d'étendre le crime de destruction volontaire aux explosifs - l'article 435 consacre seulement l'usage du feu - et de 39 AN, F /12504. Agissements anarchistes. « Mesures prises par la Préfecture de Police contre les anarchistes. Leur Surveillance », note du 27 avril 1894. 40Ibid. « Mesures prises par la Préfecture de Police contre les anarchistes. Leur Surveillance. » Note du 27 avril 1894. 41 Séance de la Chambre des député du 15 mars 1892, Journal Officiel de la République, 16 mars 1892, p.270. 42 Georges Laguerre à la Chambre des députés le 16 novembre 1892, Journal Officiel de la République, 17 novembre 1892, p.1569. 43 Le texte de la loi est reproduit en Annexe 4. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 162 condamner les auteurs à la peine de mort44. De plus, la liste des objets détruits dans ce cadre concerne désormais « tous objets mobiliers et immobiliers de quelque nature qu'ils soient »45. De plus, la loi du 2 avril 1892 indique que « le dépôt, dans une intention criminelle, sur une voie publique ou privée d'un engin explosif sera assimilé à la tentative du meurtre prémédité »46. Enfin, elle encourage la dénonciation, permettant aux « coupables délateurs » d'échapper à la peine capitale mais ne les empêchant pas d'être frappés d'interdiction de séjour potentiellement à vie47. Pour Machelon cette modification de la loi est inutile dans le sens où l'article 435 originel du code pénal et tout attentat constituant un homicide entrainent une condamnation à la peine de mort48. Le juriste considère que le texte du 2 avril trahit « l'intention vengeresse du législateur » relevant avant tout de la forme et non de véritables modifications de fond49. Néanmoins, les forces de polices bénéficient toujours de la possibilité d'effectuer de vastes opérations de perquisitions contre les milieux anarchistes sur l'ensemble du territoire français, à l'instar de celles menées entre mai et juin 189250. Le journal Le Temps indique que des mandats d'arrêts ont été délivrés par la préfecture de police contre 66 anarchistes et que 43 individus ont été arrêtés à Paris51. Le périodique, en comparaison avec d'autres journaux, dresse un portrait relativement positif de l'institution parisienne (potentiellement liée à la participation ponctuelle de Louis Puibaraud au quotidien), encourageant sa lutte contre le mouvement : « Depuis le jour où le parti anarchiste a signalé son existence par des explosions, la préfecture de police a surveillé d'une manière plus étroite les individus qui font partie de cette secte »52. Les coupures du quotidien Le Temps conservées par les agents de la Sûreté indiquent aussi que sur ordre du ministère de la justice, les exemplaires de la feuille libertaire Le Père Peinard ont été saisis dans tout le pays53. Enfin, le correspondant du journal 44 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés ?..., op.cit. p.412. 45 Ibid., p.412. 46 Le texte de la loi est reproduit en Annexe 4. 47 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés?..., op.cit. p.412. 48 Ibid., p.412. 49 Ibid., p.413. 50 AN, F7 12507. Arrestations et perquisitions dans les milieux anarchistes (1892-1895). 51 AN, F7 12507. Extrait du journal Le Temps, 23 avril 1892. 52 Ibid. Extrait du journal Le Temps, 23 avril 1892. 53 Ibid Extrait du journal Le Temps, 28 avril 1892. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 163 à Lyon note que des « mesures répressives [ont été] prises à l'égard des anarchistes dans le département du Rhône par le parquet de Lyon »54. Massard n'évoque aucunement cette vague d'arrestations massives qui rappelle pourtant celle précédent le procès des 6655. Un dossier retrouvé aux AN confirme que la police a arrêté des anarchistes pour association de malfaiteurs et un document récapitule les arrestations effectuées par les préfets dans plusieurs départements français56. Celui-ci relativise immédiatement l'impact de cette opération policière, puisque sur un total de 167 arrestations, 118 personnes sont relaxées57. Enfin, ces arrestations provoquent à la Chambre de nouveaux débats concernant le délit d'opinion, notamment entre le député socialiste Aimé Lavy et le conservateur Paul Déroulède58. « Il n'est personne, à part quelques terroristes, qui approuve les faits criminels qui ont été accomplis » affirme Lavy avant d'ajouter : « J'ai cherché à vous démontrer que les hommes d'opinion avancée réprouvaient les explosions de dynamite ; mais les anarchistes eux-mêmes les condamnent, sinon d'une façon très nette, avec quelques restrictions sans doute, mais au moins de manière que notre opinion puisse se faire sur leur sentiment59. » Le socialiste annonce alors qu'il ne votera pas l'ordre du jour de Déroulède puisque qu'il condamne selon lui une doctrine et « le Parlement ne peut pas s'ériger en juge des opinions »60. La discussion pose une nouvelle fois la question de la distinction entre la propagation d'une doctrine et les actes revendiqués au nom de celle-ci. En somme, ni la modification de la loi sur les explosifs, ni le déclenchement d'une opération judiciaire de grande ampleur n'ont constitué une répression efficace du mouvement anarchiste. Les méthodes employées par l'appareil policier ne produisent pas le résultat escompté et divisent la Chambre sur la façon de gérer la menace. L'année 1893 est marquée 54 Ibid Extrait du journal Le Temps, 29 avril 1892. 55 Maitron et Massard soulignent avant tout la peur des militants de subir de nouvelles arrestations à la suite des attentats de Ravachol. 56 AN, F7 12507. « Etat des anarchistes arrêtés sous l'inculpation d'associations de malfaiteurs (article 265 du Code Pénal) - 17 mai 1892 ». Ce document est reproduit en annexe. 57 Ibid. « Etat des anarchistes arrêtés sous l'inculpation d'associations de malfaiteurs (article 265 du Code Pénal) - 17 mai 1892 ». Ce document est reproduit en annexe. 58 Chambre des députés, séance du 21 mai 1892, Journal Officiel de la République, 22 mai 1892. 59 Ibid., p.595. 60 Ibid., p.599. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 164 par un nouvel attentat qui touche le coeur du pouvoir et marque un tournant définitif en matière de libertés publiques pour la Troisième République. |
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