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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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B) Nouvelles explosions, nouvelles méthodes policières ?

Dans le contexte des attentats anarchistes qui secouent les années 1880, il est nécessaire de s'interroger à la fois sur le discours employé par le gouvernement républicain pour défendre la législation de 1884 et la pratique du maintien de l'ordre dans cette période. Cela

81 Agénor Bardoux à la Chambre des députés, cité par Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État ?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.8.

82 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.9.

83 Ibid. p.10

84 Cité par Arnaud-Dominique Houte dans Le Triomphe de la République..., op.cit., p.81.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 146

entraine-t-il une modification des méthodes de répression policière favorisant la lutte contre un mouvement anarchiste en mutation ?

Dans les faits, la volonté des républicains de centraliser les politiques de maintien de l'ordre apparaît des novembre 1883 lorsque Waldeck-Rousseau propose de rattacher le budget de la Préfecture de police à celui de l'État85. On l'a constaté jusqu'ici, l'institution parisienne dépend du ministère de l'Intérieur mais jouit d'une certaine autonomie en employant notamment des méthodes de police secrète pour surveiller le mouvement anarchiste. La loi municipale de 1884 est donc un moyen de renforcer le contrôle du pouvoir central sur l'autorité policière de la capitale et faire de l'État le véritable dépositaire des pouvoirs de police. Voici ce que le ministre de l'Intérieur affirme le 17 janvier 1884 à la Chambre pour défendre cette législation :

« Or, il existe deux espèces de communes, au point de vue de la police : pour les unes, on juge qu'il suffit de la police générale (...) vis-à-vis de ces communes, aucune intervention de l'État et aucune contribution obligatoire, cela va de soi. Pour les autres, l'organisation d'une police particulière est jugée nécessaire, indispensable (...) deux propositions sur lesquelles on n'a jamais varié ont toujours été admises : la première, c'est que l'organisation d'une bonne police n'est pas d'un intérêt purement municipal ; cette organisation est, au premier chef, je ne dis pas seulement dans le droit, mais dans le devoir de l'État. La sécurité des citoyens n'est pas un des biens particuliers de la commune. (...) Mais la sécurité des personnes ! (...) c'est la dette primordiale de l'État vis-à-vis des citoyens; l'État a le droit et le devoir de pourvoir à l'organisation d'une bonne police (...)86. »

Néanmoins, les républicains au pouvoir se doivent de justifier cette position qui détermine les orientations de la loi Municipale du 5 avril 1884, à l'opposé de celle qu'ils défendaient dix ans plus tôt. Ainsi, dans une circulaire en date du 15 mai 1884, le ministre de l'Intérieur affirme que « les agents chargés de la police municipale sont donc à la fois placés sous les ordres du maire pour la police municipale et sous les ordres du préfet pour la police générale et par conséquent il est impossible de soutenir que le service de police soit exclusivement municipal »87. Les débats devenant de plus en plus virulents à la Chambre - le gouvernement est à la fois attaqué par la droite et les députés radicaux - Waldeck-Rousseau reprend son argumentation consacrée à la défense de l'intérêt général :

85 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.11.

86 Waldeck Rousseau à la Chambre des députés le 17 janvier 1884, Journal Officiel de la République, 18 janvier 1884, p.78.

87 Cité dans Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.13.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 147

« Il n'est pas possible qu'au-dessus du maire, investi d'une délégation particulière, il n'y ait pas une autorité supérieure chargée de prendre les mesures commandées par l'intérêt général. C'est là le corollaire essentiel, inéluctable d'une mesure de décentralisation [...] qui veut que l'État remette aux mains des chefs des municipalités une partie de ses pouvoirs, qu'il lui délègue une partie de ses droits 88. »

L'essence même de la loi municipale de 1884 réside dans l'ambiguïté de la notion de « décentralisation des pouvoirs de polices ». En effet, les articles 91 et 92 font du maire le chef de la police municipale mais distinguent ses pouvoirs « propres » et ses pouvoirs « délégués » :

Article 91 : le Maire est chargé sous la surveillance de l'administration supérieure de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'autorité supérieure qui y sont relatifs.

Article 92 : le Maire est chargé, sous l'autorité de l'administration supérieure :

1. de la publication et de l'exécution des lois et règlements ;

2. de l'exécution des mesures de sûreté générale ;

3. des fonctions spéciales qui lui sont attribuées par les lois.

La mention de « l'administration supérieure » dans ces deux articles souligne le contrôle exercé et maintenu par le gouvernement sur la police municipale. Par ailleurs, il est important de noter que si les opportunistes ne s'attribuent pas l'ensemble des pouvoirs de police, ce n'est pas seulement pour préserver les apparences d'une décentralisation. Il s'agit d'un moyen de laisser aux municipalités la gestion financière de leur force de police, d'autant plus que l'article 136 de la loi indique que les dépenses de ce service sont obligatoires et ne peuvent pas être votées par les municipalités89. De ce fait, on peut se demander si ce désengagement de l'État dans les dépenses de police des municipalités n'est pas un moyen de renforcer les moyens financiers de la police politique républicaine.

88 Ibid., p.17.

89 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.20.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 148

Dans un premier temps, la question des effectifs de police et l'utilisation des dépenses secrètes se pose ici, illustrant l'évolution dans les discours et les méthodes employées par la machine d'État dans le but de préserver le régime. Au milieu des années 1880 la question des Fonds Secrets continue à faire débat à la Chambre, et les opportunistes se retrouvent à justifier des pratiques contradictoires avec la doctrine libérale. Dès 1883, le député Jules Carret, membre de l'aile radicale, pointe les 2 millions de francs consacrés aux dépenses secrètes de « sûreté publique » du ministère de l'Intérieur90. Il précise aussi que ce montant est similaire à celui consacré par le régime impérial, et que Jules Ferry, dorénavant président du conseil et Cochery ministre des postes et des télégraphes, étaient contre les fonds secrets à cette époque91. La contradiction entre les positions des opportunistes lorsqu'ils étaient dans l'opposition et les décisions qu'ils prennent lorsqu'ils accèdent au pouvoir est autant valable pour les dépenses secrètes que pour la loi Municipale de 1884. Rejetant l'hypothèse que ces fonds sont utilisés par le gouvernement pour influencer des élections et s'assurer la loyauté de l'ensemble du territoire, Carret demande la suppression de ces 2 millions de francs dont la République n'a nullement besoin92. Le ministre de l'Intérieur se borne néanmoins à conserver ces lignes dans le budget :

« M. Carret demande la suppression, au budget de l'intérieur, des 2 millions qui sont inscrits au chapitre 20, pour frais de sûreté publique (...) sous un Gouvernement républicain, il ne doit pas y avoir de police qui ne soit ostensible et parfaitement connue. Se protéger, tenir en observation des gens dont on a quelques raisons de penser qu'ils peuvent constituer un danger pour l'ordre public, pour l'État, c'est là le fait d'une monarchie. (...) La police doit donc être publique (...) Eh bien, je réponds que tous les gouvernements obéissent à un certain nombre de lois fondamentales et essentielles, et que le premier devoir du Gouvernement républicain, comme de tous les autres, est d'avoir une police qui protège d'abord les intérêts privés, qui sauvegarde ensuite les intérêts publics. Si on veut que cette oeuvre de défense et de préservation soit effective, efficace, il est nécessaire, indispensable, de faire appel à des agents, à des moyens d'information et d'action qui demeurent secrets93. »

La justification du gouvernement concernant ce fonds de police secrète réside encore une fois dans la préservation du gouvernement républicain et la défense de ses citoyens. L'emploi des dépenses secrètes n'apparaît pas comme une pratique remettant en cause la doctrine libérale

90 Jules Carret à la Chambre des députés le 13 décembre 1884, Journal Officiel de la République, 14 décembre 1883, p.2806.

91 Ibid., p.2807.

92Ibid. p.2807 - 2808.

93 Pierre Waldeck-Rousseau à la Chambre des députés le 13 décembre 1884, Journal Officiel de la République, 14 décembre 1883, p.2808.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 149

mais comme un moyen de légitimation d'un régime prouvant qu'il est prêt à faire le nécessaire pour protéger ses gouvernés.

La République assume dorénavant l'utilisation des méthodes policières héritées des régimes précédents alors qu'elle affirmait vouloir s'en détacher à l'arrivée au pouvoir des opportunistes94. Les Archives départementales du Rhône nous apportent un nouvel éclairage sur le renoncement libéral de la République. Nous avons constaté précédemment que la préfecture du Rhône bénéficie largement des fonds secrets maintenus par les Républicains qu'elle investit dans le renseignement des activités anarchistes95. Dans les dossiers de comptabilité retraçant les dépenses des commissaires spéciaux entre 1890 et 1893, on constate que les dépenses liées aux indications des groupes politiques sont plus précises que celles des documents des années 188096. En plus des dépenses journalières concernant les réunions publiques, les renseignements et la surveillance des milieux anarchistes indiqués sur les comptes de dépenses précédents, à partir de mars 1890 des sommes sont spécifiquement consacrées aux « Indicateurs ordinaires » et aux « Indicateurs spéciaux - Agents secrets »97. Par conséquent, il est précisé chaque mois les dépenses engagées pour des indicateurs anarchistes, ce chiffre pouvant varier en tenant compte du nombre de personnes rapportant les informations. Par exemple, en avril 1890, 150 francs sont comptés pour les renseignements de deux anarchistes98, alors qu'en octobre en face de la ligne « Anarchiste » écrit au singulier il est indiqué « 70 »99. Au-delà de révéler les moyens financiers investis par la préfecture du Rhône pour lutter contre les compagnons, ces registres de comptabilité confirment que les fonctionnaires de la République utilisent bien des indicateurs pour des missions de police politique.

Cependant, ceci ne permet pas de répondre à la question de l'efficacité de l'administration de la coercition légitime dans la répression du mouvement anarchiste ; on a

94 cf. Chapitre 2.

95 cf. Chapitre 3 ; ADR, 4M 74 « Budget-Comptabilité (1880-1932).

96 ADR, 4M 74. « Commissariats spéciaux » exercices de 1890 à 1893.

97 Ibid. Budget-Comptabilité (1880-1932) - « Commissariat spécial - Comptes des dépenses. 1881-1902 ». État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône pendant le mois de Mars 1890.

98 Ibid. État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône pendant le mois d'Avril 1890.

99 Ibid. État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône pendant le mois d'Octobre 1890.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 150

constaté à Lyon comme à Paris que les attaques n'ont pas cessé à la suite du procès des 66. Et malgré les moyens mis à dispositions des forces policières, les coupables sont rarement arrêtés et les partisans de la propagande par le fait se découvrent de nouvelles cibles à la fin des années 1880. En effet, les bureaux de placement, symboles de l'exploitation ouvrière, et les commissariats de police, représentants de la violence de l'État, sont victimes de diverses explosions entre 1888 et 1889 comme en témoigne le tableau 7.

Tableau 7 -Actes anarchistes visant les bureaux de placement et les commissariats

parisiens (1888-1889)

Date

Cible

Conséquences

24 août 1888

Bureau de placement

rue Chênier

Simple pétard, pas

d'impact

7 octobre 1888

Explosion devant

l'entrée du bureau de
placement rue Chênier

Explosion violente mais ne cause que des dégâts matériels

7 novembre 1888

Explosions de deux bureaux de placement des garçons limonadiers rue Boucher et rue Française.

Dégâts matériels important rue Boucher et un blessé grave rue française

22 novembre 1888

Cartouche de dynamite sous la porte du commissariat rue des Archives

Aucune, la bombe n'a

pas explosé

21 décembre 1888

Explosion dans la cave située sous le commissariat de la rue de la Perle

Dégâts matériels peu

importants

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 151

12 mars 1889

 

Tentative visant le commissariat de la rue des Cerisaie

Aucune, l'engin est

découvert avant qu'il
n'explose

3 juin 1889

Explosion des bureaux du commissariat de la rue des Colonnes

Aucun dégât

Source : Vivien Bouhey, Les anarchistes contre la République..., op.cit. , p.155-156.

Ces attaques sont l'occasion pour les journaux de critiquer une nouvelle fois l'appareil policier et plus précisément la préfecture de police. A propos de l'explosion du commissariat de la rue de la Perle, voici ce qu'écrit le journal la Petite presse :

« Il faut espérer que les anarchistes en s'attaquant à la police elle-même la réveillera de sa torpeur, car il est temps que ces attentats prennent une fin par l'arrestation des coupables100. »

Le quotidien note pourtant que depuis les attaques contre les bureaux de placement, les commissaires de police ont mené une vaste opération de perquisition dans les milieux anarchistes101. Pourtant, selon le journal le Temps, ces recherches ont été infructueuses et les auteurs des dernières attaques n'ont pas été retrouvés102. Malgré l'ampleur du procès des 66, l'affirmation de la centralisation des pouvoirs de police par la loi municipale de 1884, l'utilisation des fonds secrets, les méthodes de surveillance de police politique et les perquisitions effectuées à la suite des attentats anarchistes, la machine d'État semble dans l'incapacité d'arrêter cette menace pour la République.

Le mouvement anarchiste est finalement peu affecté par le jugement du tribunal correctionnel de Lyon en 1883. Au contraire, les méthodes de propagande se diversifient et les explosions sont fréquentes à Paris dans la seconde moitié des années 1880. Dans la ville où s'est tenu le procès des 66, l'heure est à la mutation. La perte d'une partie des compagnons favorise à la fois le développement de nouvelles feuilles libertaires et des actes individuels

100 BA 139. Explosions en France, attentats anarchistes (1889-1892). « La Dynamite à Paris », extrait de la Petite presse, le 23 décembre 1888.

101 Ibid. « La Dynamite à Paris », extrait de la Petite presse, le 23 décembre 1888.

102 Ibid. Extrait du Temps, le 23 décembre 1888.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 152

démontrant la survie du mouvement. Face à cet échec, la République s'appuie une nouvelle fois sur la machine d'État pour se préserver de cet « ennemi de l'intérieur ». Cela se traduit par une mutation jacobine des politiques du maintien de l'ordre, renforçant l'autorité du pouvoir exécutif sur les pouvoirs de police et favorisant une gestion « secrète » de la répression du mouvement anarchiste. Néanmoins, ce nouveau système est immédiatement remis en question par de nouvelles explosions qui touchent Paris à partir de 1888 et des journaux qui pointent l'inefficacité des forces de l'ordre. La décennie 1890 marque une nouvelle ère pour l'administration de la coercition légitime confrontée à une menace sans précédent. Quelles nouvelles réponses la machine d'État peut-elle apporter pour lutter contre cet ennemi de la République qui ne cesse de s'affirmer ? Jusqu'où le régime est-il prêt à aller

pour définitivement enrayer ces opposants politiques ?

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 153

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon