B) Nouvelles explosions, nouvelles méthodes
policières ?
Dans le contexte des attentats anarchistes qui
secouent les années 1880, il est nécessaire de s'interroger
à la fois sur le discours employé par le gouvernement
républicain pour défendre la législation de 1884 et la
pratique du maintien de l'ordre dans cette période. Cela
81 Agénor Bardoux
à la Chambre des députés, cité par Jean-Marc
Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal
ou de l'État ?. Une police pour qui et pour quoi faire?
Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième
République », art.cit., p.8.
82 Jean-Marc
Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal
ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire?
Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième
République », art.cit., p.9.
83 Ibid.
p.10
84 Cité par
Arnaud-Dominique Houte dans Le Triomphe de la République...,
op.cit., p.81.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
146
entraine-t-il une modification des méthodes de
répression policière favorisant la lutte contre un mouvement
anarchiste en mutation ?
Dans les faits, la volonté des
républicains de centraliser les politiques de maintien de l'ordre
apparaît des novembre 1883 lorsque Waldeck-Rousseau propose de rattacher
le budget de la Préfecture de police à celui de
l'État85. On l'a constaté jusqu'ici, l'institution
parisienne dépend du ministère de l'Intérieur mais jouit
d'une certaine autonomie en employant notamment des méthodes de police
secrète pour surveiller le mouvement anarchiste. La loi municipale de
1884 est donc un moyen de renforcer le contrôle du pouvoir central sur
l'autorité policière de la capitale et faire de l'État le
véritable dépositaire des pouvoirs de police. Voici ce que le
ministre de l'Intérieur affirme le 17 janvier 1884 à la Chambre
pour défendre cette législation :
« Or, il existe deux espèces de communes,
au point de vue de la police : pour les unes, on juge qu'il suffit de la police
générale (...) vis-à-vis de ces communes, aucune
intervention de l'État et aucune contribution obligatoire, cela va de
soi. Pour les autres, l'organisation d'une police particulière est
jugée nécessaire, indispensable (...) deux propositions sur
lesquelles on n'a jamais varié ont toujours été admises :
la première, c'est que l'organisation d'une bonne police n'est pas d'un
intérêt purement municipal ; cette organisation est, au premier
chef, je ne dis pas seulement dans le droit, mais dans le devoir de
l'État. La sécurité des citoyens n'est pas un des biens
particuliers de la commune. (...) Mais la sécurité des personnes
! (...) c'est la dette primordiale de l'État vis-à-vis des
citoyens; l'État a le droit et le devoir de pourvoir à
l'organisation d'une bonne police (...)86. »
Néanmoins, les républicains au pouvoir
se doivent de justifier cette position qui détermine les orientations de
la loi Municipale du 5 avril 1884, à l'opposé de celle qu'ils
défendaient dix ans plus tôt. Ainsi, dans une circulaire en date
du 15 mai 1884, le ministre de l'Intérieur affirme que « les agents
chargés de la police municipale sont donc à la fois placés
sous les ordres du maire pour la police municipale et sous les ordres du
préfet pour la police générale et par conséquent il
est impossible de soutenir que le service de police soit exclusivement
municipal »87. Les débats devenant de plus en plus
virulents à la Chambre - le gouvernement est à la fois
attaqué par la droite et les députés radicaux -
Waldeck-Rousseau reprend son argumentation consacrée à la
défense de l'intérêt général :
85 Jean-Marc
Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal
ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire?
Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième
République », art.cit., p.11.
86 Waldeck Rousseau
à la Chambre des députés le 17 janvier 1884,
Journal Officiel de la République, 18 janvier
1884, p.78.
87 Cité dans
Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir
municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire?
Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième
République », art.cit., p.13.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
147
« Il n'est pas possible qu'au-dessus du maire,
investi d'une délégation particulière, il n'y ait pas une
autorité supérieure chargée de prendre les mesures
commandées par l'intérêt général. C'est
là le corollaire essentiel, inéluctable d'une mesure de
décentralisation [...] qui veut que l'État remette aux mains des
chefs des municipalités une partie de ses pouvoirs, qu'il lui
délègue une partie de ses droits 88.
»
L'essence même de la loi municipale de 1884
réside dans l'ambiguïté de la notion de «
décentralisation des pouvoirs de polices ». En effet, les articles
91 et 92 font du maire le chef de la police municipale mais distinguent ses
pouvoirs « propres » et ses pouvoirs «
délégués » :
Article 91 : le Maire est chargé sous la
surveillance de l'administration supérieure de la police municipale, de
la police rurale et de l'exécution des actes de l'autorité
supérieure qui y sont relatifs.
Article 92 : le Maire est chargé, sous
l'autorité de l'administration supérieure :
1. de la publication et de l'exécution des lois
et règlements ;
2. de l'exécution des mesures de
sûreté générale ;
3. des fonctions spéciales qui lui sont
attribuées par les lois.
La mention de « l'administration
supérieure » dans ces deux articles souligne le contrôle
exercé et maintenu par le gouvernement sur la police municipale. Par
ailleurs, il est important de noter que si les opportunistes ne s'attribuent
pas l'ensemble des pouvoirs de police, ce n'est pas seulement pour
préserver les apparences d'une décentralisation. Il s'agit d'un
moyen de laisser aux municipalités la gestion financière de leur
force de police, d'autant plus que l'article 136 de la loi indique que les
dépenses de ce service sont obligatoires et ne peuvent pas être
votées par les municipalités89. De ce fait, on peut se
demander si ce désengagement de l'État dans les dépenses
de police des municipalités n'est pas un moyen de renforcer les moyens
financiers de la police politique républicaine.
88 Ibid.,
p.17.
89 Jean-Marc
Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal
ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire?
Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième
République », art.cit., p.20.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
148
Dans un premier temps, la question des effectifs de
police et l'utilisation des dépenses secrètes se pose ici,
illustrant l'évolution dans les discours et les méthodes
employées par la machine d'État dans le but de préserver
le régime. Au milieu des années 1880 la question des Fonds
Secrets continue à faire débat à la Chambre, et les
opportunistes se retrouvent à justifier des pratiques contradictoires
avec la doctrine libérale. Dès 1883, le député
Jules Carret, membre de l'aile radicale, pointe les 2 millions de francs
consacrés aux dépenses secrètes de «
sûreté publique » du ministère de
l'Intérieur90. Il précise aussi que ce montant est
similaire à celui consacré par le régime impérial,
et que Jules Ferry, dorénavant président du conseil et Cochery
ministre des postes et des télégraphes, étaient contre les
fonds secrets à cette époque91. La contradiction entre
les positions des opportunistes lorsqu'ils étaient dans l'opposition et
les décisions qu'ils prennent lorsqu'ils accèdent au pouvoir est
autant valable pour les dépenses secrètes que pour la loi
Municipale de 1884. Rejetant l'hypothèse que ces fonds sont
utilisés par le gouvernement pour influencer des élections et
s'assurer la loyauté de l'ensemble du territoire, Carret demande la
suppression de ces 2 millions de francs dont la République n'a nullement
besoin92. Le ministre de l'Intérieur se borne
néanmoins à conserver ces lignes dans le budget :
« M. Carret demande la suppression, au budget de
l'intérieur, des 2 millions qui sont inscrits au chapitre 20, pour frais
de sûreté publique (...) sous un Gouvernement républicain,
il ne doit pas y avoir de police qui ne soit ostensible et parfaitement connue.
Se protéger, tenir en observation des gens dont on a quelques raisons de
penser qu'ils peuvent constituer un danger pour l'ordre public, pour
l'État, c'est là le fait d'une monarchie. (...) La police doit
donc être publique (...) Eh bien, je réponds que tous les
gouvernements obéissent à un certain nombre de lois fondamentales
et essentielles, et que le premier devoir du Gouvernement républicain,
comme de tous les autres, est d'avoir une police qui protège d'abord les
intérêts privés, qui sauvegarde ensuite les
intérêts publics. Si on veut que cette oeuvre de défense et
de préservation soit effective, efficace, il est nécessaire,
indispensable, de faire appel à des agents, à des moyens
d'information et d'action qui demeurent secrets93.
»
La justification du gouvernement concernant ce fonds
de police secrète réside encore une fois dans la
préservation du gouvernement républicain et la défense de
ses citoyens. L'emploi des dépenses secrètes n'apparaît pas
comme une pratique remettant en cause la doctrine libérale
90 Jules Carret à
la Chambre des députés le 13 décembre 1884,
Journal Officiel de la République, 14
décembre 1883, p.2806.
91 Ibid.,
p.2807.
92Ibid. p.2807 -
2808.
93 Pierre Waldeck-Rousseau
à la Chambre des députés le 13 décembre 1884,
Journal Officiel de la République, 14
décembre 1883, p.2808.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
149
mais comme un moyen de légitimation d'un
régime prouvant qu'il est prêt à faire le nécessaire
pour protéger ses gouvernés.
La République assume dorénavant
l'utilisation des méthodes policières héritées des
régimes précédents alors qu'elle affirmait vouloir s'en
détacher à l'arrivée au pouvoir des
opportunistes94. Les Archives départementales du Rhône
nous apportent un nouvel éclairage sur le renoncement libéral de
la République. Nous avons constaté précédemment que
la préfecture du Rhône bénéficie largement des fonds
secrets maintenus par les Républicains qu'elle investit dans le
renseignement des activités anarchistes95. Dans les dossiers
de comptabilité retraçant les dépenses des commissaires
spéciaux entre 1890 et 1893, on constate que les dépenses
liées aux indications des groupes politiques sont plus précises
que celles des documents des années 188096. En plus des
dépenses journalières concernant les réunions publiques,
les renseignements et la surveillance des milieux anarchistes indiqués
sur les comptes de dépenses précédents, à partir de
mars 1890 des sommes sont spécifiquement consacrées aux «
Indicateurs ordinaires » et aux « Indicateurs spéciaux -
Agents secrets »97. Par conséquent, il est
précisé chaque mois les dépenses engagées pour des
indicateurs anarchistes, ce chiffre pouvant varier en tenant compte du nombre
de personnes rapportant les informations. Par exemple, en avril 1890, 150
francs sont comptés pour les renseignements de deux
anarchistes98, alors qu'en octobre en face de la ligne «
Anarchiste » écrit au singulier il est indiqué « 70
»99. Au-delà de révéler les moyens
financiers investis par la préfecture du Rhône pour lutter contre
les compagnons, ces registres de comptabilité confirment que les
fonctionnaires de la République utilisent bien des indicateurs pour des
missions de police politique.
Cependant, ceci ne permet pas de répondre
à la question de l'efficacité de l'administration de la
coercition légitime dans la répression du mouvement anarchiste ;
on a
94 cf. Chapitre
2.
95 cf. Chapitre 3 ; ADR, 4M
74 « Budget-Comptabilité (1880-1932).
96 ADR, 4M 74. «
Commissariats spéciaux » exercices de 1890 à
1893.
97 Ibid.
Budget-Comptabilité (1880-1932) - « Commissariat
spécial - Comptes des dépenses. 1881-1902 ». État des
dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial
près la Préfecture du Rhône pendant le mois de Mars
1890.
98 Ibid.
État des dépenses faites pour les besoins du
commissariat spécial près la Préfecture du Rhône
pendant le mois d'Avril 1890.
99 Ibid.
État des dépenses faites pour les besoins du
commissariat spécial près la Préfecture du Rhône
pendant le mois d'Octobre 1890.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
150
constaté à Lyon comme à Paris que
les attaques n'ont pas cessé à la suite du procès des 66.
Et malgré les moyens mis à dispositions des forces
policières, les coupables sont rarement arrêtés et les
partisans de la propagande par le fait se découvrent de nouvelles cibles
à la fin des années 1880. En effet, les bureaux de placement,
symboles de l'exploitation ouvrière, et les commissariats de police,
représentants de la violence de l'État, sont victimes de diverses
explosions entre 1888 et 1889 comme en témoigne le tableau
7.
Tableau 7 -Actes anarchistes visant les bureaux de
placement et les commissariats
parisiens (1888-1889)
Date
|
Cible
|
Conséquences
|
24 août 1888
|
Bureau de placement
rue Chênier
|
Simple pétard, pas
d'impact
|
7 octobre 1888
|
Explosion devant
l'entrée du bureau de placement rue
Chênier
|
Explosion violente mais ne cause que des
dégâts matériels
|
7 novembre 1888
|
Explosions de deux bureaux de placement des
garçons limonadiers rue Boucher et rue Française.
|
Dégâts matériels important rue
Boucher et un blessé grave rue française
|
22 novembre 1888
|
Cartouche de dynamite sous la porte du commissariat rue
des Archives
|
Aucune, la bombe n'a
pas explosé
|
21 décembre 1888
|
Explosion dans la cave située sous le commissariat
de la rue de la Perle
|
Dégâts matériels peu
importants
|
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
151
12 mars 1889
|
Tentative visant le commissariat de la rue des
Cerisaie
|
Aucune, l'engin est
découvert avant qu'il n'explose
|
3 juin 1889
|
Explosion des bureaux du commissariat de la rue des
Colonnes
|
Aucun dégât
|
Source : Vivien Bouhey, Les anarchistes
contre la République..., op.cit. ,
p.155-156.
Ces attaques sont l'occasion pour les journaux de
critiquer une nouvelle fois l'appareil policier et plus
précisément la préfecture de police. A propos de
l'explosion du commissariat de la rue de la Perle, voici ce qu'écrit le
journal la Petite presse :
« Il faut espérer que les anarchistes en
s'attaquant à la police elle-même la réveillera de sa
torpeur, car il est temps que ces attentats prennent une fin par l'arrestation
des coupables100. »
Le quotidien note pourtant que depuis les attaques
contre les bureaux de placement, les commissaires de police ont mené une
vaste opération de perquisition dans les milieux
anarchistes101. Pourtant, selon le journal le
Temps, ces recherches ont été infructueuses et les
auteurs des dernières attaques n'ont pas été
retrouvés102. Malgré l'ampleur du procès des
66, l'affirmation de la centralisation des pouvoirs de police par la loi
municipale de 1884, l'utilisation des fonds secrets, les méthodes de
surveillance de police politique et les perquisitions effectuées
à la suite des attentats anarchistes, la machine d'État semble
dans l'incapacité d'arrêter cette menace pour la
République.
Le mouvement anarchiste est finalement peu
affecté par le jugement du tribunal correctionnel de Lyon en 1883. Au
contraire, les méthodes de propagande se diversifient et les explosions
sont fréquentes à Paris dans la seconde moitié des
années 1880. Dans la ville où s'est tenu le procès des 66,
l'heure est à la mutation. La perte d'une partie des compagnons favorise
à la fois le développement de nouvelles feuilles libertaires et
des actes individuels
100 BA 139. Explosions en France, attentats
anarchistes (1889-1892). « La Dynamite à Paris », extrait de
la Petite presse, le 23 décembre
1888.
101 Ibid. « La Dynamite
à Paris », extrait de la Petite presse,
le 23 décembre 1888.
102 Ibid. Extrait du
Temps, le 23 décembre 1888.
Prénom Nom - « Titre de la
thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
152
démontrant la survie du mouvement. Face
à cet échec, la République s'appuie une nouvelle fois sur
la machine d'État pour se préserver de cet « ennemi de
l'intérieur ». Cela se traduit par une mutation jacobine des
politiques du maintien de l'ordre, renforçant l'autorité du
pouvoir exécutif sur les pouvoirs de police et favorisant une gestion
« secrète » de la répression du mouvement anarchiste.
Néanmoins, ce nouveau système est immédiatement remis en
question par de nouvelles explosions qui touchent Paris à partir de 1888
et des journaux qui pointent l'inefficacité des forces de l'ordre. La
décennie 1890 marque une nouvelle ère pour l'administration de la
coercition légitime confrontée à une menace sans
précédent. Quelles nouvelles réponses la machine
d'État peut-elle apporter pour lutter contre cet ennemi de la
République qui ne cesse de s'affirmer ? Jusqu'où le régime
est-il prêt à aller
pour définitivement enrayer ces opposants
politiques ?
Prénom Nom - « Titre de
la thèse » - Thèse IEP de Paris -
Année 153
|