L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
5.2 - Évolution du maintien de l'ordre républicain : Loi Municipale et fonds secrets pour lutter contre les « ennemis de l'intérieur »En parallèle des attentats anarchistes, de la surveillance des militants et des tentatives de répression, les opportunistes continuent leur expérience à la tête du gouvernement de la Troisième République. En 1884 ils promulguent une nouvelle loi Municipale qui au premier abord est très éloignée de notre étude concernant le maintien de l'ordre et l'anarchisme. Pourtant, ce texte et le débat qu'il suscite illustrent bien les mutations engagées par les républicains dans leur pratique du pouvoir et leur contradiction avec les principes libéraux. Cette législation ravive en effet les débats concernant l'attribution des pouvoirs de police, jusqu'ici partagés entre l'État et les municipalités. Dans le cadre de la Troisième République, l'analyse de la loi Municipale de 1884 nous permet d'amorcer notre réflexion sur l'évolution du maintien de l'ordre républicain dans une société où l'anarchisme a survécu au procès des 66. A) La Loi Municipale de 1884 : une rupture Républicaine ?« La fonction de police est presque tout entière dans la contrainte imposée à la liberté des uns au profit de la liberté des autres63. » Malgré les contradictions précédemment évoquées, la République ne peut se passer des services de l'institution policière64. Cependant, si les nécessités liées au maintien de l'ordre public justifient largement la présence d'une administration de coercition légitime dans un régime libéral, notre interrogation concerne ici des pratiques de police politique conditionnées par la volonté du pouvoir exécutif. Nous nous appuyons sur le papier de Jean-Marc Berlière qui pose les enjeux de la loi Municipale de 1884 tout en la situant dans une histoire plus longue des pouvoirs de police65. 63 APP, DB3. Célestin Hennion, 1906. 64 cf. Chapitre 2. 65 Jean-Marc Belière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », Criminocorpus. Revue d'Histoire de la justice, des crimes et des peines, janvier 2009. journals.openedition.org, http://journals.openedition.org/criminocorpus/259. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 142 Il semble avant tout nécessaire de revenir sur les évènements qui ont précédé les débats concernant les prérogatives policières du pouvoir exécutif au début de la Troisième République. La question du maintien de l'ordre et de la répression des libertés publiques est évoquée dès 1789 par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen66. Ce texte définit la nécessité de mettre en place une « force publique » garantissant les principes du gouvernement démocratique, mais n'indique pas qui sont les dépositaires du maintien de l'ordre. L'opposition entre pouvoir central et pouvoir local se fait une première fois ressentir. Quand certains défendent une police gérée par le pouvoir municipal à l'inverse des pratiques monarchiques, les jacobins militent pour une administration à la charge du nouveau régime d'Assemblée. La seconde option l'emportant sous le Directoire et les régimes impériaux, il est logique que le débat se tienne lors du passage à la République à la fin du XIXe siècle67. A la suite de la Révolution française, une loi municipale est promulguée le 14 décembre 1789 et partage les fonctions de police entre l'État et les municipalités : « Les fonctions propres au pouvoir municipal, sous la surveillance et l'inspection des assemblées administratives sont : [...] de faire jouir les habitants des avantages d'une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics68. » Si l'État reste le dépositaire des prérogatives de police, il décentralise cette fonction au profit des maires qui sont chargés de maintenir l'ordre sur leur commune. Cependant, la question de l'existence d'un « pouvoir municipal propre » est discutée tout au long des années 1900 malgré le texte de 178969. Même si ce pouvoir de police est exercé sous la surveillance de l'administration centrale, cette dernière fait quand même la distinction entre la « police municipale » et la « police générale » indiquant donc que les municipalités disposent de fonctions policières spécifiques. A l'inverse, certains commentateurs considèrent que ce pouvoir municipal n'existe que parce qu'il a été attribué par l'État central, seule institution souveraine, et créateur des municipalités. Selon Jean-Marc Berlière, ce double système a 66 Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, texte en ligne sur Legifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789 67 « Les pouvoirs de police : attributs du pouvoir municipal ou de l'État ?. Une police pour qui et pour quoi faire ? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.2. 68 Loi municipale du 14 décembre 1789, art.50. 69 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police : attributs du pouvoir municipal ou de l'État ?. Une police pour qui et pour quoi faire ? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.2. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 143 avant tout abouti à une technostructure policière extrêmement décentralisée voire émiettée70. Ainsi, nous constatons au début de la Troisième République la présence d'une administration policière centrale attachée au Ministère de l'Intérieur, la DSG, et des administrations locales, soit la Préfecture de Police et la Préfecture du Rhône, bénéficiant d'un certain degré d'autonomie. Néanmoins, lorsque l'on évoque l'existence d'un pouvoir de police municipale il est nécessaire de s'interroger sur la personne du maire disposant de cette attribution. Or, il faut rappeler que la loi municipale de 1884 entérine l'élection du conseil municipal et du maire. Le mode de désignation de ces derniers conditionne nécessairement la nature des pouvoirs de police municipaux, puisque si le maire est nommé par l'administration centrale, il devient un relais de l'État et applique une politique du maintien de l'ordre déjà établie. A l'inverse, l'élection du maire lui permet de jouir d'une grande autonomie en matière de prérogative de police puisqu'il tire sa souveraineté des électeurs et non du gouvernement71. Les préfets appliquent les directives du ministère de l'Intérieur quand les maires détiennent le statut de chef de la police municipale dans les années 1880, à l'exception de Paris et de Lyon. La préfecture de Police et celle du Rhône appliquent donc logiquement les choix du gouvernement en matière de maintien de l'ordre, même si elles disposent d'une autonomie dans la pratique. Ces institutions restent des rouages d'une machine d'État déterminant les orientations administratives de la coercition légitime. L'Assemblée Constituante pour sa part soumet à l'élection les conseils municipaux et leur délègue donc des pouvoirs de police propres, alors que le Directoire et le premier Empire procède à la nomination des maires et étatisent donc la police municipale72. Puis, la loi du 5 mai 1855 achève l'étatisation de la police municipale, plaçant les villes sous la surveillance du préfet et enlevant aux maires tout contrôle sur l'organisation de son personnel et de ses services73. Le Second Empire revient en partie sur cette législation peu de temps avant sa chute : ne remettant pas en cause les situations propres à Paris et à Lyon, le reste des municipalités de plus de 40 000 habitants ont la possibilité de recruter leur personnel à l'exception des commissaires de Police. Ceci entraine une forme de coopération entre le conseil municipal qui supporte la charge financière 70 Ibid., p.3. 71 Ibid., p.4. 72 Ibid., p.4. 73 Ibid., p.5. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 144 des dépenses de police et le pouvoir central fixant le cadre des services et des effectifs de police74. La Troisième République hérite encore fois d'un cadre policier ne correspondant pas à ses valeurs libérales et nécessitant une réforme profonde. Il faut alors s'interroger sur les principes défendus par les républicains en matière de maintien de l'ordre et la pratique qui en découle. A la suite de la proclamation de la République à la fin du XIXe siècle, on constate un retour à l'autonomie des municipalités et des pouvoirs de police qui leur sont attribués, avec la réintroduction de l'élection des maires entérinée par la loi du 14 avril 187175. Cependant, le gouvernement de l'ordre moral revient en partie sur ce principe, notamment pour la ville de Lyon avec la loi du 4 avril 1873 consacrant la suppression du maire et le pouvoir « absolu » du préfet du Rhône76. Puis de Broglie tente de revenir sur le principe de l'élection des Maires, mais les élus républicains à la Chambre réussissent à abroger ce projet en juillet 187677. La loi du 12 août 1876 établit l'élection des maires par les conseils municipaux sauf pour les chefs-lieux, alors que tous les maires jouissent des mêmes pouvoirs de police. Par ailleurs, il faut attendre 1882 pour que toutes les villes, à l'exception de Paris, élisent leurs maires via les conseils municipaux78. A Lyon, si la Mairie Centrale est rétablie dès 1881, c'est toujours le préfet qui dispose des pouvoirs de polices et rattache donc ces attributions à l'État79, ce qui contraste avec l'autonomisation des communes assumée des républicains dans les années 1870. Sous l'Ordre moral, les républicains alors minoritaires défendent l'élection et les libertés municipales face à une majorité conservatrice cherchant à contrôler la nomination des maires et les pouvoirs de police qui leur revient80. Dans les discussions concernant le projet de loi de janvier 1874, on voit émerger une position républicaine défendant la thèse d'un pouvoir de police municipale « propre » : « La police est l'essence du pouvoir municipal (...) Dans la distinction qui existe entre les pouvoirs propres et les pouvoirs délégués, entre ceux que le maire exerce de sa propre autorité et ceux qu'il 74 Ibid., p.6. 75 Ibid., p.6. 76 cf. Chapitre 3. 77 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.7. 78 Ibid, p.7. 79 cf. Chapitre 3. 80 Jean-Marc Berlière, « Les pouvoirs de police: attributs du pouvoir municipal ou de l'État?. Une police pour qui et pour quoi faire? Démocratie, ordre et liberté sous la Troisième République », art.cit., p.8. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 145 exerce sous la surveillance du préfet (...) la police municipale, et ceci est un point hors de toute discussion, est propre au pouvoir municipal. L'un ne peut exister sans l'autre, la bourgade existait avant l'État et les arrêtés de police locale que prend le maire ne sont pas une concession de la puissance publique81. » Cette intervention d'Agénor Bardoux, républicain modéré, souligne alors la position décentralisatrice de l'État vis à vis des attributions de police et donc défendue par la minorité à la Chambre en 1874. Elle laisse aux monarchistes la doctrine selon laquelle le maire reste un représentant du pouvoir central et doit être sous contrôle du gouvernement. Notons que cette aversion pour le pouvoir local peut être vue comme une peur du retour de la Commune, exemple d'une autonomisation qui a défié la raison de l'État. Ainsi, les préfets assurent un contrôle du gouvernement conservateur sur les pouvoirs de police municipaux au milieu des années 187082. C'est en fait la question de l'autorité de l'agent de police qui se joue ici : est-il sous contrôle du maire ou du préfet ? Dans le second cas il est donc rattaché indirectement au pouvoir central et soutient l'idée d'un maintien de l'ordre jacobin. Dans la pratique, ce sont les deux autorités qui interviennent dans la gestion des agents de police au début de la Troisième République83. Si en 1874 les Républicains minoritaires à la Chambre des députés se retrouvent à défendre la décentralisation des pouvoirs de l'État, l'arrivée au pouvoir des opportunistes tend à changer cette perspective. De plus, Charles de Freycinet écrit en 1886 que les fonctionnaires doivent « apporter leur appui aux institutions desquelles ils exercent leur mandat »84. |
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