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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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Troisième partie. Une doctrine républicaine nourrie

par la pratique du maintien de l'ordre (1884-1893)

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 128

Chapitre 5 : Le maintien de l'ordre républicain, une pratique nécessairement jacobine ?

L'étude du mouvement anarchiste au début de la Troisième République révèle l'existence d'une technostructure du maintien de l'ordre en partie héritée des anciens régimes. Or, la remettre en cause semble être une des plus grandes difficultés à laquelle les opportunistes sont confrontés. Ceci est à la fois lié à une machine d'État en charge de l'administration de la coercition légitime et à la nécessité pour le pouvoir exécutif d'asseoir son autorité. La question de l'efficacité de ces méthodes de répression se pose aussi à la suite du procès des 66 : quels impacts ont-elles eu réellement sur le mouvement anarchiste et la doctrine du maintien de l'ordre en République ?

Nous constatons que la réponse concrète à apporter pour contrer la menace libertaire de plus en plus notoire marque un tournant dans la politique répressive des opportunistes. De plus, l'institution policière se retrouve au centre de toutes les attentions et le gouvernement tente de la contrôler sur l'ensemble du territoire à l'aide de Loi Municipale de 1884. Ce chapitre étudie la forme que prend le maintien de l'ordre dans une société dans laquelle se concrétise la propagande par le fait et analyse l'impact que ces politiques répressives ont sur la pratique du pouvoir des opportunistes.

5.1 - L'après procès des 66 : mutation du mouvement anarchiste et émergence de nouveaux modes d'action

Le procès de Lyon marque autant l'opinion publique que les militants au début des années 1880. Si les réunions se multiplient pour défendre les compagnons et que les demandes de grâces affluent1, c'est dans les actes terroristes qu'il faut voir la réponse de l'anarchisme à ces condamnations. Le mouvement, se radicalisant à la suite de l'instruction des 66, fait l'objet d'une attention publique sollicitant une réponse gouvernementale. La répression du mouvement anarchiste illustre-t-elle une évolution de la pratique du pouvoir exécutif au début de la Troisième République ?

1 AN, BB 24. Mélanges ; dossiers de recours en grâce. Volume 2 (An XII-1885).

A) Actes individuels et solidarités libertaires

A la suite du procès de Lyon, des grandes figures du mouvement tels que Kropotkine, Bordat, Bernard et les militants les plus actifs de la région lyonnaise ont été écroués. Le gouvernement espérait avoir envoyé un signal fort aux compagnons de tout le pays en s'appuyant sur la législation interdisant l'Internationale. Cependant, les réunions se poursuivent dans toute la France, malgré l'interdiction de l'AIT et les mobilisations demandant la grâce des accusés affluent. Au lieu de l'enrayer, le procès des 66 a redynamiser le militantisme anarchiste, comme en témoigne le tableau 5 listant de façon non-exhaustive les actes anarchistes qui touchent la France dans les années suivant le verdict.

Tableau 5 - Actes anarchistes les plus marquants à la suite du procès des 662

Date

Actions des anarchistes

Conséquences

9 Mars 1883.

Manifestation des sans travail à Paris, pillage de trois boulangeries, - Participation de Louise Michel, Joseph Tortelier, et Émile Pouget.

Affrontement avec les forces de l'ordre - Louise Michel est arrêtée le 30 mars et condamnée à 6 ans de prison et 10 ans de surveillance de haute police.

27 Février 1884

Louis Chaves tue la mère

supérieure d'un couvent d'une banlieue de Marseille qui l'avait congédié de son emploi de jardinier - il se proclamera "anarchiste convaincu et d'action".

Louis Chaves est tué dans la fusillade avec les gendarmes venus l'arrêter.

2 Nous excluons les faits qui se produisent à Lyon durant cette période puisque qu'ils sont listés dans le tableau 6 et analysé dans la sous-partie suivante.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 129

5 mars 1886

Attentat contre la bourse de Paris organisé par Charles Gallo.

Quelques dégâts, aucun

blessé - Charles Gallo est
condamné à 20 ans de prison le 15 juillet 1886.

5 octobre 1886

Clément Duval cambriole un hôtel particulier, rue Monceau à Paris.

Revendication de la

« reprise individuelle » - Clément Duval est condamné à mort le 11 janvier 1887 avant d'être gracié et envoyé au Bagne.

Sources : Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit. ; Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République...,op.cit.

C'est à Marseille qu'a lieu le premier acte de propagande par le fait post-procès des 66. Louis Chaves tue la supérieure du couvent dans lequel il était employé et blesse la sous-directrice ; il est finalement abattu par les gendarmes venus l'arrêter3. Avant de commette son acte, il a cependant transmis au journal lyonnais l'Hydre Anarchiste une lettre expliquant son geste :

« On commence par un pour arriver à cent comme dit le proverbe. Eh ! bien je veux avoir la gloire d'être le premier à commencer, et d'ouvrir la voie à ceux qui seront assez résolus (sic) pour me suivre (...) Ce n'est pas avec des paroles, ni avec du papier que nous changerons (sic) les choses existantes. Le dernier conseil que j'ai donné aux vrais anarchistes, aux anarchistes d'action, est (sic) de s'armer à mon exemple d'un bon revolver, d'un bon poignard, et d'une boîte d'allumettes. (...) Je vais commencer par incendier un couvent de religieuses, mettre à mort la supérieur et la sous-supérieure qui m'ont jeté sur le pavé (...)4

Le militant signe cette lettre par « CHAVES Louis. Anarchiste convaincu et d'action »5 et revendique ouvertement le premier acte de propagande par le fait de la Troisième République puisque les responsables de celui de l'Assommoir n'ont jamais fait la promotion de leur acte. Il est important de noter que c'est à un organe de presse lyonnais que Chaves adresse sa lettre,

3 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.211.

4 Louis Chaves, L'Hydre Anarchiste, première année, n°3, 9 mars 1884.

5 Ibid., 9 mars 1884.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 130

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 131

considérant la ville comme l'épicentre du mouvement, d'autant plus qu'elle a bénéficié d'une attention particulière lors du procès des 66. Par ailleurs, ces propos et l'acte violent qui s'en est suivi témoignent d'une menace bien réelle et il est logique d'attendre une réponse de la part de la République. Pourtant, on ne trouve pas de traces de l'acte de Chaves aux ADR alors que la préfecture surveille les journaux de la région, ni aux Archives nationales qui contiennent un grand nombre de dossiers sur les attentats anarchistes. Cette absence de document peut s'expliquer par la volonté du pouvoir exécutif de ne pas faire la promotion de cet acte. Le gouvernement souhéité éviter de faire de Chaves un martyr pour les anarchistes étant donné qu'il a été abattu par la force publique. Ensuite, le 5 mars 1886, la bourse de Paris est la cible d'une attaque à l'acide. L'auteur des faits est Charles Gallo, récemment « converti » à l'anarchisme ; il est aussi armé d'un révolver, mais ne touche personne. Ne faisant aucun blessé, il est condamné à vingt ans de prison en juillet 18866. Enfin, il faut citer l'acte de Clément Duval, partisan de la « reprise individuelle » qui pille un hôtel particulier à Paris le 5 octobre 18867. Ce membre du groupe « La Panthère des Batignolles » théorise cette méthode de la propagande anarchiste. Il explique que c'est un moyen de résoudre par la force la question sociale en s'en prenant à la propriété, en terrorisant les bourgeois et en véhiculant la pensée libertaire à travers ce type d'actions qui à terme mènera à la révolution8. A la suite de sa condamnation, cet inconnu devient le héros des compagnons, si bien qu'une souscription est ouverte par le journal le Révolté pour permettre à sa compagne de le rejoindre au bagne en 18909. L'action anarchiste prend donc différentes formes tout au long des années 1880. La propagande écrite menée par les journaux et les réunions publiques vise à propager la doctrine libertaire, la « reprise individuelle » et les incitations aux pillages des boulangeries à Paris s'attaquent pour leur part au capitalisme et à la propriété privée, quant à la propagande par le fait, elle a pour but de préparer la révolution en terrorisant les bourgeois10.

Par ailleurs, si le procès des 66 et les condamnations qui ont touché les leaders du mouvement libertaire ont eu des conséquences directes sur les activités de propagande, ils ont mis en lumière la solidarité qui existe entre les compagnons. En effet, les partisans de

6Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.211. 7Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.183-184.

8 Vivien Bouhey, Les Anarchsites contre la République..., op.cit., p.147-148.

9 Ibid., p.186.

10 Pour plus de détails, voir le chapitre de Vivien Bouhey « L'action contre la République au cours de la décennie 1880 » dans Les Anarchsites contre la République..., op.cit, p.93-158.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 132

l'anarchisme se mobilisent pour faire des demandes de grâce et ainsi libérer plusieurs figures du mouvement. Les archives témoignent de cette pratique puisque plusieurs dossiers concernent les condamnés du tribunal correctionnel de Lyon11. Ils permettent d'étudier l'influence des différents acteurs de l'administration de la coercition légitime et de mesurer l'impact de la mobilisation populaire. Joseph Bernard, considéré comme l'un des leaders du mouvement, subit la peine la plus lourde de cinq ans de prison, 2 000 francs d'amende et dix ans de surveillance pour avoir exercé des responsabilités dans la nouvelle AIT12. Incarcéré à la prison de Clairvaux en mars 1883, il en sort dès le 28 août 1885, gracié par l'autorité judiciaire13. Pourtant, le Procureur Général Fabreguette rappelle en juillet 1884 dans un avis concernant Bernard son parcours au sein des organisations anarchistes de Lyon et Paris et s'oppose à tout commutation de peine qui « produirait le plus déplorable effet »14 selon lui. Il faut cependant croire que le parquet de la Cour d'Appel de Lyon n'a pas grande influence sur les décisions gracieuses puisque le militant est libéré l'année suivante. D'autant plus qu'en même temps qu'il rédige cet avis concernant Bernard, Fabreguette fait de même pour le cas d'Antoine Desgranges - lui aussi gracié en août 1885 - écrivant : « J'estime que son recours en grâce doit être absolument rejeté. Son admission produirait l'effet le plus déplorable dans l'opinion publique »15. Un autre document retrouvé dans les archives du ministère de la justice nous en apprend plus sur la hiérarchie administrative qui détermine ces recours en grâce16. On constate alors que les demandes de Bernard et de Desgranges, parmi celles d'autres militants, sont issues d'une proposition du ministère de l'Intérieur17, ayant potentiellement une influence supérieure à celle du Procureur Général de la Cour d'appel de Lyon. Par ailleurs, dans le dossier concernant Antoine Desgranges, plusieurs documents nous permettent de saisir les éléments de procédure des recours en grâce18. Une note confidentielle rédigée par le Directeur de la prison de Clairvaux, où le militant est emprisonné, souligne sa

11 AN, BB 24/875. Dossier 1233 - Anarchistes de Lyon.

12 cf. Chapitre 4.

13 AN, BB 24/875. Dossier 1233 - Anarchistes de Lyon, « Demande en Grâce - Bernard Joseph ».

14 Ibid. « Avis sur la mesure gracieuse proposée au profit de Bernard (Joseph) serrurier - Lyon le 31 Juillet 1884, Le Procureur Général Fabreguette ».

15 Ibid. « Avis sur la mesure gracieuse proposée au profit de Desgranges Antoine - Lyon le 31 Juillet 1884, Le Procureur Général Fabreguette ».

16 Ibid. Tableau « Ministère de la Justice - Demandes en grâce ».

17 Ibid. Tableau « Ministère de la Justice - Demandes en grâce ».

18 Ibid. « Demande en Grâce - Bernard Joseph ».

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 133

bonne conduite et précise que « sa mise en liberté ne paraîtrait nullement dangereuse »19. Puis, une lettre en date du 18 août 1885 indique que le président de la République a bien accordé une grâce de remise de peine à Antoine Desgranges et que c'est au Ministère de l'Intérieur d'assurer l'exécution de la décision20. Cependant, le Procureur Général de la Cour d'Appel de Lyon21 et le Procureur de la République22 s'assurent au nom du Garde des Sceaux de l'exécution de la décision présidentielle. Ainsi, les institutions judiciaires et policières sont impliquées dans ce processus de recours en grâce sur lequel elles exercent une grande influence.

Également, le cas de Pierre Kropotkine attire notre attention puisque le penseur de l'anarchie, disposant d'une solide réputation dans les milieux intellectuels français et étrangers, bénéficie d'une pétition demandant sa libération signée par de nombreuses personnalités23. Si de nombreux sujets anglais à l'instar du philosophe Herbert Spencer et de l'égyptologue Samuel Birch sont à l'origine de cette mobilisation, elle est aussi soutenue par Victor Hugo écrivant en marge du document : « Toutes les demandes d'amnistie m'intéressent. Celle-ci me touche vivement et je l'appuie »24. Ainsi, le 14 janvier 1886 le prince Russe est gracié entièrement25. Cette fois-ci c'est une mobilisation populaire qui fait pression sur l'administration de coercition légitime pour libérer le compagnon anarchiste. Par ailleurs, plusieurs des accusés ont bénéficié d'une remise de peine dans les deux années au plus tard suivant leur emprisonnement. Ceci est le cas de Joseph Bonthoux, Émile Gautier, Octave Liégeon, Jean-Baptiste Ricard et Charles Voisin26. A l'instar de Bernard et de Kropotkine, Toussaint Bordat, Claude Crestin, Pierre Martin et Jean Renaud bénéficient de grâce entière au mois de janvier 188627. Sur les soixante-et-un condamnés du procès de Lyon, dix d'entre eux sont libérés ou graciés entièrement dès 1886, sachant que certains purgeaient

19 Ibid. « 6 août 1885 - Maison centrale de Clairvaux - Quartier spécial - Résumé de notes du Directeur ».

20 Ibid., 18 août 1885 - Lettre de ministère de l'Intérieur adressée au Ministre de la Justice.

21Ibid., 1er septembre 1885 - Lettre du Procureur Général de la République adressée au Ministre de la Justice. 22 Ibid., 17 août 1885 - Lettre du Procureur de la République adressée au Ministre de la Justice.

23Ibid. «Demande en Grâce - Kropotkine Pierre ».

24 Ibid. «Demande en Grâce - Kropotkine Pierre ».

25 Ibid. Tableau « Ministère de la Justice - Demandes en grâce ».

26Ibid. Tableau « Ministère de la Justice - Demandes en grâce » ; voir tableau reproduit en annexe sur le procès des 66.

27 Ibid. Tableau « Ministère de la Justice - Demandes en grâce » ; voir tableau reproduit en annexe sur le procès des 66.

Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 134

jusqu'à 5 ans de prison, 2000 francs d'amende, 10 ans de surveillance et 4 ans de privation des droits civils car considérés comme les meneurs de l'anarchisme français28.

La condamnation de 1883 pour tentative de reconstitution de l'Internationale est apparue comme une large opération de répression du mouvement libertaire français menée par la machine d'État. Ces grâces présidentielles rappellent que le pouvoir central conserve une marche de manoeuvre vis-à-vis de la technostructure du maintien de l'ordre. Certes, les archives mettent en avant le rôle décisif joué par le ministre de l'Intérieur. Mais le pouvoir de grâce restant une prérogative du Président de la République, il est probable que cette décision ait été prise en conseil des ministres et ait été impulsée par le président du Conseil29. Dans ce cas, l'administration de la coercition légitime revêt une forme d'autant plus complexe liée à la volonté de l'exécutif de garder la main sur les politiques du maintien de l'ordre

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore