Troisième partie. Une doctrine
républicaine nourrie
par la pratique du maintien de l'ordre (1884-1893)
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Chapitre 5 : Le maintien de l'ordre républicain,
une pratique nécessairement jacobine ?
L'étude du mouvement anarchiste au début
de la Troisième République révèle l'existence d'une
technostructure du maintien de l'ordre en partie héritée des
anciens régimes. Or, la remettre en cause semble être une des plus
grandes difficultés à laquelle les opportunistes sont
confrontés. Ceci est à la fois lié à une machine
d'État en charge de l'administration de la coercition légitime et
à la nécessité pour le pouvoir exécutif d'asseoir
son autorité. La question de l'efficacité de ces méthodes
de répression se pose aussi à la suite du procès des 66 :
quels impacts ont-elles eu réellement sur le mouvement anarchiste et la
doctrine du maintien de l'ordre en République ?
Nous constatons que la réponse concrète
à apporter pour contrer la menace libertaire de plus en plus notoire
marque un tournant dans la politique répressive des opportunistes. De
plus, l'institution policière se retrouve au centre de toutes les
attentions et le gouvernement tente de la contrôler sur l'ensemble du
territoire à l'aide de Loi Municipale de 1884. Ce chapitre étudie
la forme que prend le maintien de l'ordre dans une société dans
laquelle se concrétise la propagande par le fait et analyse l'impact que
ces politiques répressives ont sur la pratique du pouvoir des
opportunistes.
5.1 - L'après procès des 66 : mutation du
mouvement anarchiste et émergence de nouveaux modes d'action
Le procès de Lyon marque autant l'opinion
publique que les militants au début des années 1880. Si les
réunions se multiplient pour défendre les compagnons et que les
demandes de grâces affluent1, c'est dans les actes terroristes
qu'il faut voir la réponse de l'anarchisme à ces condamnations.
Le mouvement, se radicalisant à la suite de l'instruction des 66, fait
l'objet d'une attention publique sollicitant une réponse
gouvernementale. La répression du mouvement anarchiste illustre-t-elle
une évolution de la pratique du pouvoir exécutif au début
de la Troisième République ?
1 AN, BB 24. Mélanges
; dossiers de recours en grâce. Volume 2 (An XII-1885).
A) Actes individuels et solidarités libertaires
A la suite du procès de Lyon, des grandes
figures du mouvement tels que Kropotkine, Bordat, Bernard et les militants les
plus actifs de la région lyonnaise ont été
écroués. Le gouvernement espérait avoir envoyé un
signal fort aux compagnons de tout le pays en s'appuyant sur la
législation interdisant l'Internationale. Cependant, les réunions
se poursuivent dans toute la France, malgré l'interdiction de l'AIT et
les mobilisations demandant la grâce des accusés affluent. Au lieu
de l'enrayer, le procès des 66 a redynamiser le militantisme anarchiste,
comme en témoigne le tableau 5 listant de façon non-exhaustive
les actes anarchistes qui touchent la France dans les années suivant le
verdict.
Tableau 5 - Actes anarchistes les plus marquants à
la suite du procès des 662
Date
|
Actions des anarchistes
|
Conséquences
|
9 Mars 1883.
|
Manifestation des sans travail à Paris, pillage
de trois boulangeries, - Participation de Louise Michel, Joseph Tortelier, et
Émile Pouget.
|
Affrontement avec les forces de l'ordre - Louise
Michel est arrêtée le 30 mars et condamnée à 6 ans
de prison et 10 ans de surveillance de haute police.
|
27 Février 1884
|
Louis Chaves tue la mère
supérieure d'un couvent d'une banlieue de
Marseille qui l'avait congédié de son emploi de jardinier - il se
proclamera "anarchiste convaincu et d'action".
|
Louis Chaves est tué dans la fusillade avec les
gendarmes venus l'arrêter.
|
2 Nous excluons les faits
qui se produisent à Lyon durant cette période puisque qu'ils sont
listés dans le tableau 6 et analysé dans la sous-partie
suivante.
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5 mars 1886
|
Attentat contre la bourse de Paris organisé par
Charles Gallo.
|
Quelques dégâts, aucun
blessé - Charles Gallo est condamné
à 20 ans de prison le 15 juillet 1886.
|
5 octobre 1886
|
Clément Duval cambriole un hôtel
particulier, rue Monceau à Paris.
|
Revendication de la
« reprise individuelle » - Clément
Duval est condamné à mort le 11 janvier 1887 avant d'être
gracié et envoyé au Bagne.
|
Sources : Jean Maitron, Le Mouvement
anarchiste en France, tome 1, op.cit. ; Vivien Bouhey, Les
Anarchistes contre la République...,op.cit.
C'est à Marseille qu'a lieu le premier acte de
propagande par le fait post-procès des 66. Louis Chaves tue la
supérieure du couvent dans lequel il était employé et
blesse la sous-directrice ; il est finalement abattu par les gendarmes venus
l'arrêter3. Avant de commette son acte, il a cependant
transmis au journal lyonnais l'Hydre Anarchiste
une lettre expliquant son geste :
« On commence par un pour arriver à cent
comme dit le proverbe. Eh ! bien je veux avoir la gloire d'être le
premier à commencer, et d'ouvrir la voie à ceux qui seront assez
résolus (sic) pour me suivre (...) Ce n'est
pas avec des paroles, ni avec du papier que nous changerons (sic)
les choses existantes. Le dernier conseil que j'ai donné
aux vrais anarchistes, aux anarchistes d'action, est (sic)
de s'armer à mon exemple d'un bon revolver, d'un bon
poignard, et d'une boîte d'allumettes. (...) Je vais commencer par
incendier un couvent de religieuses, mettre à mort la supérieur
et la sous-supérieure qui m'ont jeté sur le pavé
(...)4.»
Le militant signe cette lettre par « CHAVES
Louis. Anarchiste convaincu et d'action »5 et revendique
ouvertement le premier acte de propagande par le fait de la Troisième
République puisque les responsables de celui de l'Assommoir n'ont jamais
fait la promotion de leur acte. Il est important de noter que c'est à un
organe de presse lyonnais que Chaves adresse sa lettre,
3 Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.211.
4 Louis Chaves, L'Hydre
Anarchiste, première année, n°3, 9 mars
1884.
5 Ibid., 9 mars
1884.
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considérant la ville comme l'épicentre
du mouvement, d'autant plus qu'elle a bénéficié d'une
attention particulière lors du procès des 66. Par ailleurs, ces
propos et l'acte violent qui s'en est suivi témoignent d'une menace bien
réelle et il est logique d'attendre une réponse de la part de la
République. Pourtant, on ne trouve pas de traces de l'acte de Chaves aux
ADR alors que la préfecture surveille les journaux de la région,
ni aux Archives nationales qui contiennent un grand nombre de dossiers sur les
attentats anarchistes. Cette absence de document peut s'expliquer par la
volonté du pouvoir exécutif de ne pas faire la promotion de cet
acte. Le gouvernement souhéité éviter de faire de Chaves
un martyr pour les anarchistes étant donné qu'il a
été abattu par la force publique. Ensuite, le 5 mars 1886, la
bourse de Paris est la cible d'une attaque à l'acide. L'auteur des faits
est Charles Gallo, récemment « converti » à
l'anarchisme ; il est aussi armé d'un révolver, mais ne touche
personne. Ne faisant aucun blessé, il est condamné à vingt
ans de prison en juillet 18866. Enfin, il faut citer l'acte de
Clément Duval, partisan de la « reprise individuelle » qui
pille un hôtel particulier à Paris le 5 octobre 18867.
Ce membre du groupe « La Panthère des Batignolles »
théorise cette méthode de la propagande anarchiste. Il explique
que c'est un moyen de résoudre par la force la question sociale en s'en
prenant à la propriété, en terrorisant les bourgeois et en
véhiculant la pensée libertaire à travers ce type
d'actions qui à terme mènera à la
révolution8. A la suite de sa condamnation, cet inconnu
devient le héros des compagnons, si bien qu'une souscription est ouverte
par le journal le Révolté pour
permettre à sa compagne de le rejoindre au bagne en 18909.
L'action anarchiste prend donc différentes formes tout au long des
années 1880. La propagande écrite menée par les journaux
et les réunions publiques vise à propager la doctrine libertaire,
la « reprise individuelle » et les incitations aux pillages des
boulangeries à Paris s'attaquent pour leur part au capitalisme et
à la propriété privée, quant à la propagande
par le fait, elle a pour but de préparer la révolution en
terrorisant les bourgeois10.
Par ailleurs, si le procès des 66 et les
condamnations qui ont touché les leaders du mouvement libertaire ont eu
des conséquences directes sur les activités de propagande, ils
ont mis en lumière la solidarité qui existe entre les compagnons.
En effet, les partisans de
6Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.211. 7Jean Maitron, Le Mouvement
anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.183-184.
8 Vivien Bouhey,
Les Anarchsites contre la République...,
op.cit., p.147-148.
9 Ibid.,
p.186.
10 Pour plus de
détails, voir le chapitre de Vivien Bouhey « L'action contre la
République au cours de la décennie 1880 » dans
Les Anarchsites contre la République...,
op.cit, p.93-158.
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l'anarchisme se mobilisent pour faire des demandes de
grâce et ainsi libérer plusieurs figures du mouvement. Les
archives témoignent de cette pratique puisque plusieurs dossiers
concernent les condamnés du tribunal correctionnel de Lyon11.
Ils permettent d'étudier l'influence des différents acteurs de
l'administration de la coercition légitime et de mesurer l'impact de la
mobilisation populaire. Joseph Bernard, considéré comme l'un des
leaders du mouvement, subit la peine la plus lourde de cinq ans de prison, 2
000 francs d'amende et dix ans de surveillance pour avoir exercé des
responsabilités dans la nouvelle AIT12.
Incarcéré à la prison de Clairvaux en mars 1883, il en
sort dès le 28 août 1885, gracié par l'autorité
judiciaire13. Pourtant, le Procureur Général
Fabreguette rappelle en juillet 1884 dans un avis concernant Bernard son
parcours au sein des organisations anarchistes de Lyon et Paris et s'oppose
à tout commutation de peine qui « produirait le plus
déplorable effet »14 selon lui. Il faut cependant croire
que le parquet de la Cour d'Appel de Lyon n'a pas grande influence sur les
décisions gracieuses puisque le militant est libéré
l'année suivante. D'autant plus qu'en même temps qu'il
rédige cet avis concernant Bernard, Fabreguette fait de même pour
le cas d'Antoine Desgranges - lui aussi gracié en août 1885 -
écrivant : « J'estime que son recours en grâce doit
être absolument rejeté. Son admission produirait l'effet le plus
déplorable dans l'opinion publique »15. Un autre
document retrouvé dans les archives du ministère de la justice
nous en apprend plus sur la hiérarchie administrative qui
détermine ces recours en grâce16. On constate alors que
les demandes de Bernard et de Desgranges, parmi celles d'autres militants, sont
issues d'une proposition du ministère de
l'Intérieur17, ayant potentiellement une influence
supérieure à celle du Procureur Général de la Cour
d'appel de Lyon. Par ailleurs, dans le dossier concernant Antoine Desgranges,
plusieurs documents nous permettent de saisir les éléments de
procédure des recours en grâce18. Une note
confidentielle rédigée par le Directeur de la prison de
Clairvaux, où le militant est emprisonné, souligne sa
11 AN, BB 24/875. Dossier
1233 - Anarchistes de Lyon.
12 cf. Chapitre
4.
13 AN, BB 24/875. Dossier
1233 - Anarchistes de Lyon, « Demande en Grâce - Bernard Joseph
».
14 Ibid. «
Avis sur la mesure gracieuse proposée au profit de Bernard (Joseph)
serrurier - Lyon le 31 Juillet 1884, Le Procureur Général
Fabreguette ».
15 Ibid. «
Avis sur la mesure gracieuse proposée au profit de Desgranges Antoine -
Lyon le 31 Juillet 1884, Le Procureur Général Fabreguette
».
16 Ibid. Tableau
« Ministère de la Justice - Demandes en grâce
».
17 Ibid. Tableau
« Ministère de la Justice - Demandes en grâce
».
18 Ibid. «
Demande en Grâce - Bernard Joseph ».
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bonne conduite et précise que « sa mise en
liberté ne paraîtrait nullement dangereuse »19.
Puis, une lettre en date du 18 août 1885 indique que le président
de la République a bien accordé une grâce de remise de
peine à Antoine Desgranges et que c'est au Ministère de
l'Intérieur d'assurer l'exécution de la
décision20. Cependant, le Procureur Général de
la Cour d'Appel de Lyon21 et le Procureur de la
République22 s'assurent au nom du Garde des Sceaux de
l'exécution de la décision présidentielle. Ainsi, les
institutions judiciaires et policières sont impliquées dans ce
processus de recours en grâce sur lequel elles exercent une grande
influence.
Également, le cas de Pierre Kropotkine attire
notre attention puisque le penseur de l'anarchie, disposant d'une solide
réputation dans les milieux intellectuels français et
étrangers, bénéficie d'une pétition demandant sa
libération signée par de nombreuses
personnalités23. Si de nombreux sujets anglais à
l'instar du philosophe Herbert Spencer et de l'égyptologue Samuel Birch
sont à l'origine de cette mobilisation, elle est aussi soutenue par
Victor Hugo écrivant en marge du document : « Toutes les demandes
d'amnistie m'intéressent. Celle-ci me touche vivement et je l'appuie
»24. Ainsi, le 14 janvier 1886 le prince Russe est
gracié entièrement25. Cette fois-ci c'est une
mobilisation populaire qui fait pression sur l'administration de coercition
légitime pour libérer le compagnon anarchiste. Par ailleurs,
plusieurs des accusés ont bénéficié d'une remise de
peine dans les deux années au plus tard suivant leur emprisonnement.
Ceci est le cas de Joseph Bonthoux, Émile Gautier, Octave
Liégeon, Jean-Baptiste Ricard et Charles Voisin26. A l'instar
de Bernard et de Kropotkine, Toussaint Bordat, Claude Crestin, Pierre Martin et
Jean Renaud bénéficient de grâce entière au mois de
janvier 188627. Sur les soixante-et-un condamnés du
procès de Lyon, dix d'entre eux sont libérés ou
graciés entièrement dès 1886, sachant que certains
purgeaient
19 Ibid. « 6
août 1885 - Maison centrale de Clairvaux - Quartier spécial -
Résumé de notes du Directeur ».
20 Ibid., 18
août 1885 - Lettre de ministère de l'Intérieur
adressée au Ministre de la Justice.
21Ibid., 1er
septembre 1885 - Lettre du Procureur Général de la
République adressée au Ministre de la Justice.
22 Ibid., 17 août 1885 - Lettre du
Procureur de la République adressée au Ministre de la
Justice.
23Ibid.
«Demande en Grâce - Kropotkine Pierre
».
24 Ibid.
«Demande en Grâce - Kropotkine Pierre
».
25 Ibid. Tableau
« Ministère de la Justice - Demandes en grâce
».
26Ibid. Tableau
« Ministère de la Justice - Demandes en grâce » ; voir
tableau reproduit en annexe sur le procès des 66.
27 Ibid. Tableau
« Ministère de la Justice - Demandes en grâce » ; voir
tableau reproduit en annexe sur le procès des 66.
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thèse » - Thèse IEP de Paris - Année
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jusqu'à 5 ans de prison, 2000 francs d'amende,
10 ans de surveillance et 4 ans de privation des droits civils car
considérés comme les meneurs de l'anarchisme
français28.
La condamnation de 1883 pour tentative de
reconstitution de l'Internationale est apparue comme une large opération
de répression du mouvement libertaire français menée par
la machine d'État. Ces grâces présidentielles rappellent
que le pouvoir central conserve une marche de manoeuvre vis-à-vis de la
technostructure du maintien de l'ordre. Certes, les archives mettent en avant
le rôle décisif joué par le ministre de l'Intérieur.
Mais le pouvoir de grâce restant une prérogative du
Président de la République, il est probable que cette
décision ait été prise en conseil des ministres et ait
été impulsée par le président du
Conseil29. Dans ce cas, l'administration de la coercition
légitime revêt une forme d'autant plus complexe liée
à la volonté de l'exécutif de garder la main sur les
politiques du maintien de l'ordre
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