L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
B) Les magistrats : fonctionnaires de l'État avant tout ?La Troisième République a fait de la justice un instrument au service du pouvoir exécutif. Au delà de la contradiction que représente cette dépendance des magistrats dans un régime libéral, il est nécessaire de noter que ce corps judiciaire est plus politique que l'appareil policier. Quel rôle a alors pu jour cette magistrature réunie autour du triptyque « religion, famille, propriété »80 dans le procès des anarchistes qui précède la loi du 30 août 1883 ? Jean-Pierre Machelon considère que les juges en charge de l'instruction ont largement bénéficié de la « confiance » du pouvoir exécutif pour démanteler le « parti anarchiste »81. Malgré le manque de preuves, la plupart des militants ont été condamnés à la peine maximale prévue par la loi Dufaure, ce qui d'après le juriste révèle la collusion entre le gouvernement et les membres de la classe judiciaire lyonnaise82. Néanmoins, cet argument peut paraître un peu faible, et notre démarche d'historien nous pousse à aller chercher dans les archives une trace de cette complicité. Nous avons alors pris le temps de consulter les dossiers de carrières des 78 Association française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération..., op.cit. , p.100. 79 Ibid., p.100 80 Ibid., p.88 81 Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés?.., op.cit., p.423. 82 Ibid., p.424. 121 magistrats impliqués dans le procès des 66 conservés aux Archives Nationales83. Cette source de l'histoire politique peu exploitée met en lumière la composition sociale du corps de la magistrature tout en soulignant l'ambiguïté qui la lie au pouvoir exécutif. Les archives révèlent que ces « fonctionnaires » ont souvent bénéficié du soutien de la part de personnalités des pouvoirs publics et le rôle qu'ils ont joué dans la répression des militants libertaires en 1883 a tendance à influencer positivement leur carrière84. Le premier dossier que nous avons consulté est celui d'Edouard Bloch, alors Avocat Général à Lyon au moment du procès des 66 puis devenu procureur dans cette même ville à partir de 188585. Son premier poste à Lyon, il le doit en partie au soutien du sous secrétaire d'État aux travaux publics, David Raynal, et du sénateur Edouard Millaud qui adresse une note au garde des Sceaux pour recommander Edouard Bloch86. Ce document vient ainsi confirmer la thèse selon laquelle le corps de la magistrature souffre de l'héritage des régimes précédents basés sur le « copinage politique » et non les nominations démocratiques87. Ceci démontre qu'au début de la Troisième République, la séparation des pouvoirs judicaires et exécutifs n'est pas une priorité. De plus, dans une lettre de recommandation envoyée au ministre de la justice, David Raynal qualifie Bloch de « républicain effronté »88, pouvant sous-entendre qu'il est qualifié pour répondre aux attentes du gouvernement. L'avocat général de Lyon fait aussi l'objet de compliments de la part de ses collègues, à l'instar de Fabreguette procureur général de la ville au moment de la répression des anarchistes. Il félicite en effet Edouard Bloch pour le réquisitoire qu'il a mené lors du procès d'Antoine Cyvoct en décembre 1883, insistant sur son éloquence supérieure à celle de Laguerre, le défenseur du jeune militant89. Si Bloch a pour sa 83 AN, BB 6 (II). Dossiers de carrière des magistrats ; nous remercions Laurent Gallet de nous avoir indiqué cette source. 84 On a consulté aux AN les dossiers suivants : BB 6(II)/453. Edouard Bloch ; BB 6(II)/477. Joseph-Ernest Cuaz ; BB 6(II)/525. Louis-François-Denis-Melchior Jacomet ; BB 6(II)/583. Jean-Marie-Clotilde-Eugène Rigot ; BB 6(II)/607. Jean-Baptiste Vial. 85 AN, BB 6(II)/453. Edouard Bloch. 86Ibid. « Note pour Monsieur Le Garde des Seaux », Paris, le 29 mai 1881. 87 Jean-Pierre Royer et al., Histoire de la justice en France : du XVIIIe siècle à nos jours, op.cit., p.723. 88 AN, BB 6(II)/453, Lettre de David Raynal, 30 octobre 1880. 89Ibid. Note de Fabreguette, procureur Général à Lyon, le 13 décembre 1883. 122 part commencé sa carrière de magistrat au tout début de la Troisième République 90, on constate que plusieurs « fonctionnaires » impliqués dans le procès des anarchistes ont en fait débuté sous l'empire. C'est le cas de Joseph-Ernest Cuaz, qui a commencé sa carrière en août 1869 pour être finalement nommé juge d'instruction à Lyon en décembre 187991. Dans son dossier de candidature pour la place de Conseiller à Lyon à laquelle il postule en 1886, il est indiqué qu'il a « donné plus d'une fois ses gages au gouvernement de la République qu'il sert loyalement »92, expliquant pourquoi il a échappé à la vague d'épuration menée par les opportunistes. Cependant, l'année suivante, Cuaz et Rigot - un autre magistrat du procès des 66 - subissent une campagne de dénonciations anonymes les accusant d'être hostiles au gouvernement : « Ces deux personnages [Rigot et Cuaz] sont très antipathiques aux institutions du Gouvernement actuel, et l'affichent hautement. Tout en faisant un indigne commerce très lucratif de leur situation judiciaire, au détriment de la véritable justice (...) Ils passent une partie de leur temps dans le Cercle de la rue de la République (...) et finissent très souvent le restant [de leurs nuits] dans des maisons malfamées, en compagnie de la fange du peuple (...) Le dit Cercle est composé de personnages réactionnaires au régime de la nation et profitant de toutes les occasions possibles pour donner des fêtes extraordinaires, toutes les fois que ces fêtes peuvent être considérés comme Antipatriotiques. Alors même que pendant les fêtes nationales ils s'abstiennent complètement, et usent de tout leur pouvoir pour entraver l'élan du public93.» Malgré une défense des deux magistrats rédigée par le président de la cour d'appel de Lyon assurant leur dévouement au gouvernement94, Joseph-Ernest Cuaz n'est jamais décoré. Ce n'est pas le cas de Jean Marie Clotilde Eugène Rigot, nommé chevalier de la légion d'honneur le 13 juillet 189395. Le cas de ce magistrat ayant commencé sa carrière sous le Second Empire et échappant à l'épuration déclenchée par la loi du 30 août 1883, illustre 90 Edouard Bloch commence sa carrière comme substitut du procureur à Tour en décembre 1870. Voir AN, BB 6(II)/453. 91 AN, BB 6 (II)/477. Joseph-Ernest Cuaz. 92Ibid. « Présentation du Procureur Général et du Premier Président pour la place de Conseiller à Lyon en remplacement de M. Fabre décédé. » 93 Ibid. Lettre anonyme adressée au Ministre de la Justice et transmisse le 24 mai 1887 au président de la cour d'appel de Lyon. 94 AN, BB 6 (II)/477. Lettre du Président de la cour d'appel de Lyon au Ministre e la justice, le 23 juillet 1887. 95 AN, BB 6 (II)/583. Jean Marie Clotilde Eugène Rigot. Voir aussi son dossier de légion d'honneur conservé sous la cote LH/2332/1 et accessible en ligne via la base Léonore. 123 particulièrement bien l'ambiguïté qui existe entre ce corps de justice et les gouvernements dont ils dépendent. Tout d'abord, nous retrouvons dans son dossier de nombreuses lettres de recommandations durant la période précédent le passage à la République questionnant son attachement idéologique à l'Empire. En effet, dans une lettre en date du 29 janvier 1857 - donc avant que Rigot ne fasse partie de la magistrature - le procureur général de Nîmes indique au garde des Sceaux que « Mr. Rigot est trop jeune pour avoir engagé des opinions politiques, avant les grands événements qui ont récemment fixé le sort de la France » ajoutant cependant qu'il a les mêmes sentiments concernant le pouvoir impérial que son parent, le député Curnier96. Ce dernier semble être le député Léonce Curnier, représentant du département du Gard entre 1852 et 1853 et siégeant parmi le groupe de la majorité dynastique. D'abord soutien du général Cavaignac en 1848, il oeuvre par la suite au rétablissement de l'Empire97. L'année suivante, le Procureur Général de Nîmes dresse un portrait élogieux du jeune substitut Rigot mais indique que son « dévouement à la personne ou au gouvernement de l'empereur n'est pas équivoque »98. Cependant, quelques mois plus tard, dans le cadre d'une recommandation pour un poste de substitut au procureur, il conclut la présentation positive qu'il fait de l'avocat par cette phrase : « Mr. Rigot est dévoué au Gouvernement impérial »99. Ces formules souvent présentes en fin de lettre, apparaissent comme une forme de gage attendu par le gouvernement impérial s'assurant ainsi d'avoir à son service des magistrats compatibles avec l'Empire. Rigot ne subissant pas l'épuration de 1879, il est intéressant de voir quels sont les avis du pouvoir républicain sur ce magistrat. Ceci ne l'a pas empêché de poursuivre sa carrière car, comme l'indique une note produite par le ministère de la justice en 1884, il n'est « pas républicain, mais ne s'est jamais compromis »100. Ceci est confirmé par une notice individuelle datée de la même année le concernant : « Ses tendances politiques ne sont pas ardemment républicaines mais son attitude est et sera toujours d'une correction parfaite. Nous avons constamment trouvé en lui un collaborateur loyal et 96 Ibid. Lettre du procureur général de Nîmes au Gardes des Sceaux, 29 janvier 1857. 97 Voir la notice de Léonce Curnier en ligne sur la base donnée des députés français : http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche/%28num dept%29/9576 98 AN, BB 6 (II)/583. Lettre du Procureur Général fait au parquet de la cour de Nîmes le 10 avril 1858. 99 AN, BB 6 (II)/583. Lettre du Procureur Général fait au parquet de la cour de Nîmes le 30 novembre 1858. 100Ibid. « Ministère de la Justice et des Cultes - 1884, Rigot Jean Marie Clotilde Eugène, 57 ans, Juge d'instruction à Lyon ». 124 dévoué »101. Par ailleurs, concernant les dénonciations anonymes dont Rigot et Cuaz ont fait l'objet en 1887, une note retrouvée dans le dossier du premier indique qu'elles sont tout à fait fausses102. Cependant, on peut se demander si le magistrat originaire de l'Hérault ne jouit pas d'une certaine approbation de la part du gouvernement républicain car il a participé à la répression des anarchistes de Lyon en 1883. Dans la note du ministère de la justice citée précédemment, il est en effet indiqué que Rigot « a instruit en novembre 1883 avec zèle et abnégation l'affaire de la fédération révolutionnaire Lyonnaise »103. C'est cependant par les mots de Fabreguette, Procureur Général de Lyon, dans une présentation le concernant rédigée en juin 1883, que l'on peut trouver une trace de collusion avec le gouvernement républicain : « Lorsque des poursuites ont été introduites, au mois de novembre dernier, contre la fédération révolutionnaire Lyonnaise, affiliée à l'association internationale des travailleurs, cette information délicate et laborieuse lui [Rigot] a été confiée. M. le garde des Sceaux Devès, qui était bien renseigné, m'avertissait que c'était le seul juge instructeur capable de mener à bien une procédure aussi difficile. Il me déclara même que la Chancellerie avait résolu de récompenser M. Rigot si celui-ci, entrant dans les juges du Gouvernement, le secondait énergiquement dans la réalisation de son oeuvre répressive104.» Ces propos sous-entendent que le ministère de la Justice a instruit l'affaire du procès de Lyon dans le seul but de réprimer le mouvement anarchiste et qu'il s'est entouré de magistrats rattachés à sa cause pour mener à bien sa mission. Enfin, la carrière d'un autre membre du parquet lyonnais au moment du procès des 66 nous permet de saisir toute l'ambiguïté de la fonction de magistrat vis-à-vis du gouvernement qui le nomme. Louis François Denis Melchior Jacomet, né en 1835, exerce les fonctions de juge à Prades à partir d'août 1866 avant d'être nommé Vice-Président de la cour d'appel de Lyon en juin 1882 puis Conseiller de cette même juridiction à partir de juin 1883 et décoré Chevalier de la Légion d'Honneur en juillet 1891105. Commençant sa carrière sous l'Empire, il demande au ministre de la Justice de le nommer juge à Prades en février 1866 en précisant qu'il « professe pour sa Majesté l'Empereur et pour la Dynastie Impériale le plus profond 101Ibid. « Ministère de la Justice - Notice Individuelle, 1884 » 102 Ibid. Note du 27 juillet 1887. 103 Ibid. « Ministère de la Justice et des Cultes - 1884, Rigot Jean Marie Clotilde Eugène, 57 ans, Juge d'instruction à Lyon ». 104 Ibid. « Présentation du Procureur Général pour la place de Conseiller à la Cour d'appel de Lyon ». 105AN, BB 6(II)/525. Louis François Denis Melchior Jacomet. 125 dévouement »106. Malgré ces propos, il n'est pas écarté lors du passage à la Troisième République et nous pouvons nous demander si cette formule d'allégeance à l'Empereur reste justement une formule et non un témoignage de rattachement idéologique. D'autant plus que dans une lettre que l'avocat adresse au Sous-Secrétaire d'État en mai 1882 dans l'espoir d'obtenir un poste de conseiller à la cour d'Appel de Lyon, il écrit : « Je suis profondément dévoué au régime actuel. Mon amour pour la République n'est pas platonique : il s'est affirmé en public, il s'est manifesté dans des écrits, et, dernièrement encore, il trouvera un écho dans la presse républicaine de Paris et de la Province. (...) Il y a environ deux ans, les membres du Cercle Républicain de St-Etienne ont bien voulu me choisir à l'unanimité pour leur Président107.» Comme pour la formule concernant le régime impérial rédigée quelques années auparavant, on peut se demander si Jacomet est un républicain de conviction ou seulement un pragmatique, conscient de ce que le gouvernement opportuniste attend de lui. Ainsi, dans la présentation qu'il dresse de Jacomet pour le poste de Conseiller à la cour d'appel de Lyon, le Procureur Général Fabreguette insiste sur le dévouement du magistrat à la République « éclairé sur le Régime Impérial en 1870 » et son travail remarquable lors du procès des 66 qui lui a valu des menaces de la part de militants108. Fabreguette réitère d'ailleurs son admiration pour le magistrat l'année suivante dans la notice individuelle concernant Jacomet et dans sa présentation du candidat pour le poste de Président de Chambre à la Cour d'appel de Lyon109. En somme, on ne peut s'empêcher de noter que le fait d'avoir servi sous le Second Empire n'empêche pas ces avocats de mener de grandes carrières sous la Troisième République, d'échapper à l'épuration du 30 août 1883 et même d'être récompensés. A travers l'instruction des militants anarchistes apparaît une justice politique, dont les membres sont entièrement dévoués à l'État et au gouvernement. Le fait d'avoir fait du procès des 66 un véritable signal envoyé aux ennemis de la République, permet aux magistrats qui ont servi 106 Ibid. Lettre de Jacomet au Ministre de la Justice, 27 février 1866. 107 Ibid.. Lettre de Jacomet au Sous-Secrétaire d'État , 21 mai 1882. 108 Ibid. « Présentation du Procureur Général pour la place de Conseiller à la Cour d'appel de Lyon - 1883 ». 109 Ibid. « Ministère de la Justice - Notice Individuelle, 1884 » et « Présentation du Procureur Général pour la place de Président de Chambre à la Cour d'appel de Lyon » 126 sous le Second Empire d'être réhabilités et de profiter dans le même temps d'avancements de carrières et de distinctions honorifiques. Au début des années 1880, les Républicains conservent et s'appuient sur une institution judiciaire dépendante du pouvoir exécutif pour réprimer le mouvement anarchiste. Malgré les contradictions de la notion de « justice politique » et les valeurs d'un gouvernement ayant revendiqué des principes libéraux, le régime installé à la suite du Second Empire est largement conditionné par les héritages du passé. Il est en effet difficile de se détacher d'une machine d'État contraignant l'ensemble des institutions du maintien de l'ordre. Cependant, si la question de l'inamovibilité des magistrats rentre en contradiction avec les lois constitutionnelles de 1875110 et nécessite une réforme plus profonde que celle proposée par la loi d'août 1883, nous constatons que les opportunistes tirent largement profit de cette dépendance du parquet. Ceci nous amène nécessairement à nous interroger sur les pratiques du pouvoir d'un gouvernement républicain subordonné à une machine d'État et en lutte permanente contre des ennemis anarchistes remettant en cause leur légitimité. 110 Association française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération: 150 ans d'histoire judiciaire, p.75. Prénom Nom - « Titre de la thèse » - Thèse IEP de Paris - Année 127 |
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