4.2 - La magistrature, autre acteur de la
répression politique
Nous constatons que les discussions à la
Chambre des députés au moment du procès des 66
s'inscrivent toujours dans un débat plus large concernant la
réforme de la justice. Par conséquent, pour saisir tous les
enjeux liés à la répression du mouvement anarchiste au
début des années 1880, il nous faut nous intéresser de
plus près à l'institution judiciaire. Celle-ci permet
d'étendre l'analyse de la technostructure du maintien de l'ordre en
interrogeant la place des magistrats dans l'appareil d'État
républicain. Si la notion d'indépendance de la justice fait
partie intégrante de l'idéologie libérale, ce principe
fondamental est mis à l'épreuve par l'administration judiciaire
D'une part, les travaux de Royer et Machelon révèlent la limite
de l'épuration des cadres juridiques à l'instar de ceux de la
haute police et
50Pierre Waldeck-Rousseau
à la Chambre des députés le 19 mars 1883,
Journal Officiel de la République
Française, 20 mars 1883, p.665.
116
présentent la magistrature comme un corps
relativement conservateur51. D'autre part, les dossiers des
magistrats conservés aux AN retracent le parcours d'hommes souvent en
fonction sous le second empire récompensés pour avoir traduit en
justice les anarchistes de Lyon52. Ces éléments nous
permettent alors d'étudier la dimension politique de la justice sous la
Troisième République.
A) Encore un héritage du régime
impérial ?
« La notion de justice politique a toujours
suscité une grande répugnance chez les esprits libéraux
» écrit le juriste Jean-Pierre Machelon dans son ouvrage
La République contre les libertés
?53. Partant de ce postulat, il est
logique de trouver dans la tradition républicaine une opposition de
principe à ce concept. Or, en 1883, seuls les députés les
plus radicaux semblent encore attacher de la valeur à un pouvoir
judiciaire indépendant, les opportunistes trouvant un
intérêt politique à faire de la justice une autre
composante de la machine d'État.
Comme pour l'administration policière, il est
nécessaire de s'interroger sur une possible épuration des
institutions judiciaires par les républicains en 1879 et plus
particulièrement sur le corps de la magistrature dont les «
compromissions avec l'ordre impérial » n'ont pas été
oubliées par les plus libéraux54. Le débat sur
la réforme de l'organisation judicaire qui se tient à la Chambre
tout au long de l'année 1883 fait écho aux positions des
députés les plus radicaux. Ainsi, Camille Pelletan argumentant en
faveur d'un changement en profondeur de la magistrature en profite pour
évoquer les liens de ses membres avec le Second Empire :
« Et alors, messieurs, je me rappelais ces
longues protestations contre la magistrature inamovible qui remplissent les
programmes politiques depuis le commencement de ce siècle. Je me
rappelais le rôle politique de la magistrature depuis le jour où
elle a bien un peu traîné sa robe dans la boue
51 Jean-Pierre Royer et
al. Histoire de la justice en France: du XVIIIe siècle
à nos jours. Puf, 2016. et Jean-Pierre Machelon, «
L'épuration Républicaine. La loi du 30 août 1883 »
dans L'épuration de la magistrature de la Révolution à
la Libération: 150 ans d'histoire judiciaire,
Éd. Loysel, 1994, p.87-100.
52 AN, BB 6 (II). Dossiers de
carrière des magistrats.
53 Jean-Pierre Machelon,
La République contre les libertés ?...,
op.cit., p.130.
54 Jean-Pierre Royer et al.,
Histoire de la justice en France...,
op.cit., p.689.
117
de décembre, jusqu'à celui où elle a
dépassé, par son concours exubérant, les espérances
et peut-être même les désirs des chefs du gouvernement de
l'ordre moral55. »
Néanmoins, la question de l'épuration de
la magistrature, à l'instar de celle de la police, se pose à
chaque changement de régime. Ainsi, dès le début de
l'année 1871 le ministre de la justice de la Défense Nationale,
Adolphe Crémieux, fait passer deux décrets écartant les
magistrats ayant participé aux commissions mixtes de 185256.
A la suite de la victoire de Thiers à l'Assemblée fin
février 1871, Jules Dufaure est nommé garde des Sceaux et fait
voter un texte le 25 mars de la même année pour annuler les
décrets Crémieux57. Par ailleurs,
l'inamovibilité des magistrats n'est pas remise en cause durant cette
période, et lorsque Dufaure est nommé président du conseil
en 1877 il s'attaque aux réformes mises en place à la chute de
l'Empire pour préserver une magistrature à tendance conservatrice
en accord avec l'opinion de la société française de cette
période58. Nous pouvons ici faire un parallèle avec
les épurations et les contres épurations qui ont touché la
direction de la Sûreté Générale en 1870 directement
liées au changement de majorité59. En 1873, lors du
retour du gouvernement de l'ordre moral, la magistrature se ferme aux candidats
républicains60. Les tensions politiques qui marquent
l'année 1877 voient l'institution judiciaire se faire instrumentaliser
par le pouvoir conservateur promouvant des avocats à tendance
Bonapartiste61. La victoire des Républicains par la suite
permet à Jules Dufaure de reprendre son poste de ministre de la justice
mais sa réforme reste modérée - il écarte seulement
les magistrats les plus notoirement antirépublicains - et ne remet pas
en cause la question de l'inamovibilité de ce corps de
55 Camille Pelletan
à la Chambre des députés le 28 mai 1883,
Journal Officiel de la République
Française, 29 mai 1883, p.1089.
56 Association
française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la
magistrature de la Révolution à la Libération: 150 ans
d'histoire judiciaire, ed. Loysel, 1994,
p.70-71.
57 Ibid.,
p.75.
58 Ibid.,
p.77.
59 cf. Chapitre
2.
60 Association
française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la
magistrature de la Révolution à la
Libération...,
op.cit. p.78-79.
61 Ibid.,
p.79-80.
118
justice62. La similarité avec
l'appareil policier est flagrante : les opportunistes s'attaquent à la
réforme du personnel qui a une dimension publique mais ne contestent pas
les fondements de l'institution. La machine d'État se constitue
largement des institutions instaurées par les régimes
précédents.
Cependant, en comparaison avec les mandats de Jules
Dufaure, cette question de la réforme de la magistrature semble
être au centre des réflexions républicaines dès la
fin des années 1870, puisque Jules Grévy déclare
dès 1878 : « Je ne connais qu'une réforme à
réaliser dans la magistrature, c'est sa suppression »
63. Par la suite, ce débat va se cristalliser autour de la
contradiction qui existe entre la République et l'inamovibilité
de certains corps judiciaires64. Ainsi, la loi du 30 août 1883
révèle que les républicains au pouvoir ne prennent pas de
décisions définitives concernant cette réforme, puisqu'ils
se prononcent seulement pour la suspension d'une durée de trois mois des
magistrats65, continuant à entretenir une relation
ambiguë avec cette institution dépendante du pouvoir
exécutif. Jules Ferry, alors président du conseil, assure la
même année que lui et les opportunistes demandent « des
magistrats respectueux des institutions républicaines, non des
magistrats de combat »66. La question d'une épuration de
la magistrature à défaut de sa suppression apparaît comme
la stratégie privilégiée par le nouveau gouvernement.
C'est dans cette logique que s'inscrit le remplacement d'une grande partie du
personnel du parquet peu de temps après la nomination d'Henry Waddington
à la présidence du conseil en 187967. Selon,
Jean-Pierre Royer et ses coauteurs, malgré les débats qu'elle a
pu susciter, la loi du 30 août 1883 à entraîné
l'éviction de plus de 900 magistrats68. Remettant en cause
les propos de Ferry, Machelon considère que la loi est un « texte
de combat qui ne dit pas son nom »69 et s'apparente à
une épuration brutale
62 Ibid.,
p.81.
63 Cité par
Jean-Pierre Royer et al., Histoire de la justice en France : du
XVIIIe siècle à nos jours, op.cit.,
p.691. 64Ibid.,
p.696.
65 Ibid.,
p.698-699.
66Ibid.,
p.700.
67 Ibid.,
p.706.
68 Ibid.,
p.710.
69Association
française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la
magistrature de la Révolution à la Libération...,
op.cit., p.89.
119
pour les 600 magistrats dont les postes ont
été supprimés à la suite de la suspension de
l'inamovibilité70. Néanmoins, les protestions des
radicaux peuvent être considérées comme légitimes
puisque la réforme des opportunistes ne rompt pas avec le système
de « patronage politique » cher aux régimes
précédents, car la nomination des candidats reste l'apanage du
gouvernement71. De plus, Jean-Pierre Machelon relativise largement
l'impact qu'a la législation sur « l'amélioration du statut
des magistrats »72. Le juriste reproche notamment aux
opportunistes leur manque d'ambition réformatrice en 1883, conservant
à leur avantage la servilité du juge au gouvernement qui
l'emploie73. Ceci transparaît directement dans le refus de
l'élection de la magistrature, confirmant de la même façon
des pratiques de nominations héritées de gouvernements
autoritaires. Jean-Pierre Machelon souligne enfin les contradictions de la loi
du 30 août 1883 qui permettent aux opportunistes de maintenir la
magistrature dans leur giron en se contentant de
l'épuration74. De la même façon, la suppression
des postes permet l'élimination des magistrats les plus
conservateurs75. Jules Simon reproche donc au gouvernement de faire
cette « réforme pour faire sortir de la magistrature les magistrats
dont les opinions ne sont pas conformes aux nôtres »76.
Le lendemain, le garde des Sceaux Felix Martin-Feuillé réplique
que la loi permet d'écarter les magistrats les plus hostiles à la
République tout en conservant leur indépendance et que le
rapporteur du projet affirme qu'un gouvernement ne peut pas « conserver
dans des fonctions publiques ses adversaires »77. Machelon
conclut pour sa part que la loi du 30 août s'est
70 Ibid.,
p.94.
71 Ibid.,
p.723.
72 Jean-Pierre Machelon,
La République contre les libertés?..., op.cit.,
p.77.
73 Ibid.,
p.80.
74Association
française pour l'histoire de la justice, L'épuration de la
magistrature de la Révolution à la Libération...,
op.cit., p.90.
75 Ibid.,
p.94.
76 Jules Simon au
Sénat le 19 juillet 1883, Journal Officiel de la
République Française, 20 juillet 1883,
p.938.
77 Felix
Martin-Feuillé au Sénat le 20 juillet 1883, Journal
Officiel. Débats parlementaires. Sénat, 21 juillet
1883, p.937-953.
120
appliquée « dans des conditions
désastreuses pour l'indépendance de la magistrature
»78 en reprenant les mots de Théodore Zeldin affirmant
que la Troisième République a fait des magistrats «
plutôt des fonctionnaires que des arbitres indépendants
»79.
Si les plus remarquables collaborateurs de l'Empire
ont bien été écartés par cette législation
de reforme de la justice, les républicains ne remettent pas en cause
l'inamovibilité des magistrats. Ce corps judiciaire reste donc
attaché à l'État et le procès des 66
révèle alors l'intérêt pour les «
fonctionnaires » de justice de se conformer à la volonté du
gouvernement républicain.
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